Article de M. René Monory, président du Sénat, dans "Le Figaro magazine" du 11 juin 1994, sur l'importance de la dimension européenne pour l'emploi, et sur ses propositions en matière d'élargissement de la Communauté européenne et de réforme des institutions communautaires, intitulé "Imaginons l'Europe".

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Média : Le Figaro Magazine

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Six juin 2044 : la France s'apprête à célébrer le centenaire du débarquement allié sur les plages de Normandie. Voilà cent ans, le monde libre se lançait à la reconquête du Vieux Continent pour le conduire définitivement vers la liberté puis la paix. Une paix qui devrait durer.

La reconstruction historique de ces heures sanglantes et glorieuses est l'un des spectacles les plus extraordinaires de tous les temps.

Il n'a plus de témoins vivants de cette époque. Les hologrammes, les images de synthèse et les lasers qui tracent sur les plages humides les ombres animées de soldats jaillissant de leurs barges donnent à ce coin de France un parfum grandiose de nostalgie.

Cent chefs d'État et de gouvernement se mêlent aux enfants des écoles, à une foule bigarrée, curieuse et animée. Toutes les télévisions du monde se pressent sur le sable froid de ce lieu symbolique devenu la pierre blanche qui marque le renouveau de l'Europe.

On s'est battu pour la liberté. On l'a reconquise au prix de l'héroïsme et du courage. On l'a chèrement payée.

Et là, à quelques jours du quatorzième scrutin pour l'élection des députés au Parlement européen, la France et l'Europe se penchent un instant sur leur passé.

Le général de Gaulle, Winston Churchill, Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi auraient-ils pu imaginer qu'ils réussiraient à imposer une paix de cent ans sur un continent déchiré par la guerre ? Depuis 1740, les historiens avaient recensé plus de cent soixante conflits armés plus de six cents batailles sur le territoire de l'Europe, au cœur des nations qui revendiquent l'héritage de la démocratie et de la liberté !

Mais l'engrenage fatal, celui qui décima pendant des siècles les familles et les villages de France, celui qui accabla des génération entières d'enfants tombés sur les fronts les plus divers, cette mécanique s'arrêta, un jour de mars 1957. Quelques hommes sages, modestes et humbles, avaient décidé, par amour pour leur pays autant que par humilité face à l'histoire, de construire l'Europe de la Communauté.

C'était un pari fou qui souvent heurta les consciences nationales. C'étaient pourtant un choix patriotique, une avancée audacieuse, le meilleur service rendu à la France qui retrouva l'honneur avec le chef de la France libre et la prospérité avec l'Europe communautaire. L'un allait avec l'autre pour redonner à la France sa place et son rôle dans le monde, tous deux irremplaçables car uniques, conformes à sa vocation de grande puissance, à sa richesse culturelle, fidèles à son message propre.

12 juin 1994 : retour à la réalité. Les Européens se rendent aux urnes. La crise est bien présente qui frappe à nos portes, avec ses chômeurs et ses nouveaux pauvres. Mais nous préservons la paix, sauf en Yougoslavie où nul n'a pu, malgré les sacrifices, enrayer l'explosion des nationalismes tribaux comme soudainement réveillés par les mauvais souvenirs. Et nous gardons, chevillé au corps, l'espoir de temps meilleurs et de la prospérité retrouvée, parce que nous avons conscience de nos atouts et confiance dans notre volonté de les mettre en valeur. Nous surmontons les difficultés présentes en combattant le pessimisme ambiant car nous aurons su faire de justes analyses, des constats sans complaisance et nous projeter dans l'avenir.

Le monde change vite, très vite. La crise actuelle n'est que la traduction de cette mutation des sociétés industrielles dont les privilèges dont contestés par de nouveaux pays, de plus en plus nombreux qui accèdent à la croissance.

Nos nations développées ont connu, grâce à l'Europe notamment, une période faste de prospérité et de développement due à la croissance industrielle et aux gains de compétitivité de notre industrie. Depuis quelques années, nous avons changé de siècle. Les progrès techniques font franchir à nos économies de nouvelles frontières ; nous savons désormais que notre monde de demain n'aura plus grand-chose à voir avec celui d'aujourd'hui.

Notre système de production lui-même n'est déjà plus fondé sur la simple transformation, au meilleur coût, de produits extraits de la terre. Il est basé sur un produit nouveau, le savoir, qui crée de nouveaux besoins. Chaque innovation technologique génère elle-même un besoin et souvent un marché. Par exemple, une nouvelle technique de diagnostic médical est toujours un bien, une avancée positive pour le genre humain. C'est le cas de la résonance magnétique nucléaire (RMN). Mais elle crée aussitôt un nouveau besoin : pourquoi s'en passer en effet si elle est plus performante pour soigner ? On l'utilise donc de plus en plus. Il faut fabriquer de plus en plus d'appareils, les améliorer ; un nouveau marché se crée qui produira de la richesse. Voilà le cycle accéléré du progrès qui s'emballe, ne cesse d'inventer, de produire, d'appeler de nouveaux besoins.

Notre société moderne grâce aux performances de la science, devient chaque jour plus sophistiquées, plus efficace parce que tributaire chaque fois un peu plus du savoir qui devient à son tour un produit commercialisable. Combien d'entreprises sont prêtes à payer très cher l'acquisition d'un procédé qui leur permet de produire plus vite ou à moindre coût ? Et combien d'universités sont disposées à s'associer avec d'autres pour progresser dans la recherche et valoriser leurs découvertes ?

Le problème qui nous est posé est la répercussion humaine de cette nouvelle forme de production. Tout gain de productivité engendre dans un premier temps une perte d'emplois et certains remettent en cause le progrès technique lui-même en constatant les dégâts sociaux qu'il peut causer.

Mais on ne lutte pas contre ce qui apporte un mieux. On doit seulement en organiser l'insertion harmonieuse dans un modèle industriel déjà en pleine transformation.

Et c'est bien l'interrogation essentielle qui interpelle la société française et, au-delà, l'Europe tout entière. Finalement, la seule vraie question, à la veille de ces élections européennes, est de savoir si le modèle européen, si profitable jusqu'ici à la France, peut répondre aux enjeux de demain et permettre à la France un nouveau rebond face aux défis nouveaux qui lui sont lancés.

Le premier enjeu, celui dont l'importance dépasse celle de tous les autres, c'est évidemment l'emploi.

Il est vrai que notre société a su mettre en place une organisation sociale élaborée qui vient en aide aux plus défavorisés et leur permet d'affronter la difficulté en trouvant les moyens d'assistance nécessaires à une vie décennie. C'est la grande différence avec la crise qui a précédé la Seconde Guerre mondiale. En 1929, les cortèges de chômeurs et de petits épargnants occupaient la rue et interpellaient les responsables en criant leur misère. Doit-on pour autant attendre les bras croisés une reprise qui s'annonce mais qui ne dépassera vraisemblablement pas les 3 % de croissance annuelle et ne créera donc pas d'emplois nouveaux ?

Nous ne pouvons-nous contenter d'une attitude passive ou de recettes par trop classiques.

D'abord, parce qu'elles sont très coûteuses et que nous risquons de ne pas pouvoir assumer durablement le financement de mesures sociales nécessaires mais toujours plus nombreuses ; ensuite, parce que nous devons toujours garder présent à l'esprit le caractère dévastateur du non-emploi. Dans une société où le travail est un facteur d'épanouissement individuel, le chômage, et surtout celui des jeunes, n'est pas acceptable. Désespérer les jeunes Français, c'est hypothéquer l'avenir, c'est ne pas remplir notre rôle vis-à-vis des générations qui entrent dans la vie, c'est ne pas préparer la société de demain.

L'emploi est donc la première priorité de toute politique efficace et proche des Français. Pour cela, l'Europe nous offre des possibilités que nous n'avons plus tout seuls.

Elle est à la dimension du monde d'aujourd'hui qui s'inscrit dans la logique des blocs. L'axe du monde basculerait si ne se constituait pas, en Europe, un espace économique et financier unique disposant d'une monnaie unique, à l'échelle du monde. Comment faire face à l'Asie qui abrite un quart des habitants d'Européens ne s'associent pas pour établir les règles de cette nouvelle économie et se lancer à la conquête de ces nouveaux marchés ? Comment lutter efficacement contre le nouveau grand marché nord-américain qui s'étend désormais du Canada au Mexique ?

Ce sont en effet les deux voies de la reconquête du plein-emploi.

D'abord, traduire dans les faits, au prix d'une politique volontariste, les nouveaux termes de l'échange intérieur de biens et de services. Notre société nouvelle, dans laquelle le temps de travail devra comprendre une part de formation accrue par rapport à l'acte de production, se rentre peu à peu vers des activités de services, de loisirs, de qualité de la vie et de protection de l'environnement, vers les biens intellectuels et culturels. C'est un marché à conquérir dont les potentialités sont vastes. On peut créer des emplois utiles parce que les besoins sont là, que la demande suivra et qu'il nous faut être suffisamment imaginatifs pour anticiper les effets.

Pensons quelques instants à un exemple concret : le téléphone. Qui aurait pu pronostiquer il y a encore vingt ans l'importance financière et en termes d'emplois que constitue aujourd'hui le marché des télécommunications ? L'invention du téléphone a généré des besoins de communications qui en cessent de s'accroître et, par voie de conséquence, tout un marché pour lequel nous avons créé des bénéfices appréciables. Notre défi aujourd'hui est d'imaginer les besoins de demain d'anticiper sur leur apparition et de prendre les dispositions qui s'imposent pour avoir une longueur d'avance sur nos concurrents. C'est ainsi que nous créerons des emplois.

Or, j'observe que cette réflexion n'est pas organisée et que trop souvent nous gérons les problèmes dans l'urgence sans prendre le temps de l'imagination créatrice qui seule peut permettre les avancées qui redonneront espoir à ceux – nombreux – qui doutent de l'efficacité de notre système libéral.

J'en appelle à l'imagination créatrice française : imaginons ensemble les contours de la future économie de marché, les nouvelles potentialités résultant des nouveaux besoins, produisons les efforts nécessaires en investissant dans ces secteurs porteurs et nous retrouveront très vite les emplois qui nous manquent. Ne nous laissons pas tenter par la gestion au quotidien, au gré des humeurs et des inquiétudes de l'opinion car sinon nous ne sortirons pas de la crise et nous n'offrirons à nos concitoyens le choix qu'entre la désespérance et la résignation. Cet effort ne peut réussir qu'au niveau européen, dans le cadre d'un marché et d'une monnaie uniques qui empêchent les dévaluations compétitives et la concurrence entre des économies si semblables et qui permettent les coopérations industrielles et technologiques.

Par ailleurs, nous devons nous projeter vers les nouvelles régions en développement. Les grandes entreprises françaises y ont fait, ces dernières années, des percées remarquées. Mais nous ne sentons pas encore une vraie solidarité européenne sur les marchés extérieurs et nos petites entreprises n'y a sont pas assez présentes.

L'exemple du marché chinois en est la preuve. Aujourd'hui, la France et l'Allemagne, l'Angleterre et l'Italie sont engagées dans une concurrence qui profite principalement aux États-Unis, voire au Japon. On « casse » les prix, on n'hésite pas à transférer nos emplois, on abandonne un peu de nos technologies, pour conquérir dispersés, de nouveaux clients indispensables à nos emplois.

Pour nos entreprises, il n'y aura de véritables succès que sur les nouveaux marchés des pays qui se développent. Pour y prendre place, nous avons besoin de la force de la frappe de l'Europe, de sa solidarité interne, de sa puissance commerciale pour peser dans les négociations internationales du poids de sa monnaie unique. C'est, chez nous, l'un des moyens de retrouver le plein-emploi. Pour la France, l'Europe, c'est l'emploi de demain.

Enfin, notre pays doit faire face aux nouveaux défis économiques.

Maîtriser les dépenses de fonctionnement, privilégier les dépenses d'investissement, notamment dans la recherche, la formation et la communication, nécessite du courage et des moyens. Si les pays européens engagent ces efforts en commun, ils parviendront à redonner à notre industrie des crédits considérables pour investir dès aujourd'hui dans les techniques qui seront demain créatrices d'emplois. Seuls, nous n'en avons déjà plus les moyens.

La tentation de repli est grande dans cette période difficile de délocalisations, de concurrence acharnée et de concentrations. C'est une époque de mutation que nous devons surmonter avec la volonté de préparer l'avenir. La dimension européenne nous est pour cela indispensable et nous devons orienter la politique européenne dans ce sens exclusif. C'est au niveau européen que la France a gagné les paris d'Airbus et engrangé les succès d'Ariane. C'est au niveau européen que la France peut gagner la bataille des télécommunications, la guerre de l'image virtuelle, du satellite et des autoroutes de l'information, qui sont autant de moyens de préserver et de développer ce modèle culturel auquel nous sommes tant attachés.

Doit-on en effet rappeler que l'Europe de l'an 1400 comptait déjà plus de cinquante universités dont le prestige et les échanges se traduisent par une extraordinaire révolution : l'impression, en 1455, de la bible de Gutenberg. Dès cette date, notre continent fut le phare de la recherche, de l'étude et du progrès. Elles seraient trop longues à énumérer, mais la plupart des inventions des deux siècles derniers viennent d'Europe. L'Europe est mère des arts, des lettres et des techniques ! La France, à la fois maritime et continentale, à la fois centrale et méditerranéenne fut l'un de ses moteurs culturels. Ces liens et ces complémentarités ont dessiné un vrai continent que la guerre froide, c'est-à-dire la paix armée, a divisé de part et d'autre du rideau de fer.

Aujourd'hui, la liberté a triomphé des régimes totalitaires ; un défi nous est lancé que nous devons relever à l'échelle de notre continent. Nous ne pourrons en effet nous contenter du marché unique à douze. Nous devons accueillir ces peuples qui frappent à notre porte parce que leur demande signifie qu'ils souhaitent adopter notre modèle culturel, celui qui n'aurait pas dû cesser de progresser de la Baltique à l'Atlantique, de la Méditerranée à la mer Noire.

La réponse ne fait pas de doute, nous ne pouvons que leur offrir l'adhésion. Mais pas à n'importe quelles conditions. Nous devons dès à présent poser les termes de ce contrat. Il nous faut tracer les contours de la nouvelle Europe ; il nous faut en définir le contenu.

Nous sommes aujourd'hui douze, demain nous serons seize. Après demain peut-être, vingt-trois ou vingt-cinq pays, qui font partie du territoire de l'Europe, pourront prétendre intégrer l'Union. Construire une organisation internationale pacifique et communautaire qui ne soit pas une simple zone de libre-échange est essentiel pour l'avenir. Des frontières de la Russie à l'Atlantique, nous avons à imaginer des institutions des règles commerciales et de concurrence, un droit nouveau peut-être, qui nous permettent cette extension.

Si la construction communautaire est bien le pivot de cette nouvelle architecture, ne faut-il pas envisager dès maintenant la réforme, dans l'approfondissement et la modernité, d'un modèle qui a fait ses preuves et qui doit s'adapter aux nouvelles conditions des relations internationales ?

Ce défi géographique se double en effet d'un défi politique majeur. Quelle Europe voulons-nous, quelles institutions, quel contrat entre ses refondateurs ?

Les querelles de Maastricht, que certains voudraient remettre à l'honneur dans la campagne électorale qui s'achève, sont plus que dépassées. Ce traité était un accomplissement, la fin d'une logique qui a réussi et nous a apporté la paix et la prospérité. Mais ce débat a l'immense avantage de nous démontrer que nous ne pouvons plus continuer sur la même voie. Notre imagination doit être sollicitée.

Oui, l'Europe de demain doit être politique ! Le citoyen doit s'y sentir représenté, défendu, associé, parce que nos concitoyens exigent la transparence et la compréhension des institutions. Un vrai Parlement, élu au plus près des électeurs, doit y cohabiter avec les représentants des gouvernements nationaux. Notre modèle démocratique, c'est le parlementarisme et la responsabilité politique. Pourquoi ne pas envisager l'élection de l'exécutif européen par le Conseil représentant les États, avec l'approbation du Parlement et pourquoi pas un jour par l'ensemble des citoyens ? Pourquoi de même ne pas prévoir la présence permanente d'un ministre français à Bruxelles ? Quels pouvoirs et quelle légitimité pour le Parlement européen futur ? Quelle que soit la formule institutionnelle qu'on préfère, il convient d'identifier clairement la responsabilité politique des décisions communautaires, mieux expliquer et faire partager les décisions par les citoyens, renforcer aussi la capacité de décision. Par exemple, dans le domaine de la sécurité intérieure et extérieure. Bruxelles sert trop aujourd'hui de bouc émissaire commode à ceux qui refusent la paternité de choix qu'ils ont agréés à la table du Conseil. Donnons donc des chefs de responsables à des fonctionnaires qui n'attendent que cela !

6 juin 2044 : cent ans après le débarquement des troupes de la liberté sur les plages de Normandie. À la veille d'une nouvelle élection des députés européens, nous aurons de nouveau à voter. Ce ne sera pas pour ou contre l'Europe, car elle aura fait notre Histoire. Dans cinquante ans, nous aurons le recul suffisant pour juger positivement l'Europe communautaire. Alors, la perspective de cette construction pacifique et productrice de richesse nous apparaîtra clairement.

Cette vison, nous devons l'avoir dès aujourd'hui. Si nous faisons l'effort de prendre le temps de la réflexion, d'imaginer l'avenir, alors nous choisissons la voie de l'optimisme et de la raison. Celle de l'effort et de l'Union. Nous choisissons l'Europe, quelles qu'en soient les difficultés et les incertitudes, tant elle s'impose comme la voie de l'intelligence et du futur maîtrisé. Nous délaissons ceux qui n'ont fait preuve que le leur capacité au doute et à la négation. Nous choisissons de voter pour ceux qui veulent rassembler autour d'objectifs ambitieux et constructifs.