Interviews de M. Lionel Jospin, membre du PS, à France 2 et France-Inter le 13 juin, à RTL le 19 et à France-Inter le 29 juin 1994, sur les mauvais résultats du PS aux élections européennes, sur la nécessité pour le parti de débattre sur ses orientations et ses objectifs en vue des prochaines élections présidentielles et sur l'éviction de Michel Rocard de la direction du PS.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde - France Inter - France 2

Texte intégral

« Grand Jury » RTL – Le Monde : Dimanche 19 juin 1994

Passages importants

« Nous ajoutons la crise à la crise »

J'avais recommandé un peu plus de calme et de sang-froid. Une grande formation politique, même lorsque le résultat d'une élection n'est pas bon ; doit se donner le temps de réfléchir et de tirer les conclusions : elle ne doit pas se laisser aller aux émotions ni aux déchirements internes. Je regrette (…) de ne pas avoir écouté. (…) Nous ajoutons la crise à la crise. (…) Nous ajoutons une nouvelle difficulté aux difficultés qui existent pas. (…)

« Le PS ne peut pas aller de revanche en revanche »

À mon avis, les deux termes de l'alternative étaient les suivants : ou bien nous considérions que les propositions du premier secrétaire (…) n'étaient pas suffisantes, tout en gardant celui-ci – ce schéma avait l'avantage de la stabilité –, ou bien, s'il y avait démission du premier secrétaire, laquelle, j'imagine, devrait entraîner celle de tout le secrétariat, il faudrait demander aux adhérents socialistes de se prononcer sur la suite. (…)

Le parti socialiste ne peut pas aller de revanche en revanche, ni de changement d'alliance en changement d'alliance. (…)

Au congrès national, j'ai personnellement souhaité (…) avec l'essentiel de ceux qui sont avec moi, que nous nous abstenions. (…) Il y avait une sorte de coalition entre les propositions de Michel Rocard. Or je pense que le parti socialiste doit soit se rassembler (…), soit consulter les militants sur un choix politique. (…)

Henri Emmanuelli premier secrétaire ?

Q. : Henri Emmanuelli pourrait-il être le futur premier secrétaire ?

R. : Je ne sais pas. (…) Mon approche consiste plutôt à aller devant nos militants, vers un congrès. Michel Rocard a d'ailleurs été élu par un congrès. (…)

J'étais assez favorable, dans le cas où Michel Rocard serait démissionnaire, à l'idée d'une direction provisoire collective (…) pour préparer le futur congrès.

Q. : On a l'impression que, Michel Rocard ne paraissant plus être le bon candidat pour l'élection présidentielle, il n'est, pour le parti socialiste, plus candidat du tout. Est-ce votre sentiment ?

R. : Je suis attaché à ce que ce soit le parti socialiste qui puisse désigner son candidat (…) Un candidat à l'élection présidentielle doit sans doute représenter plus que le parti dont il est le représentant. (…)

Je ne pense pas qu'une autre force que le parti socialiste puisse jouer un rôle de pivot. (…) La seule chose qui pourrait l'empêcher de jouer ce rôle (…), ce seraient son propre affaiblissement, ses propres divisions. (…) S'il s'affaiblissait davantage, nous n'aurions aucune chance de reconstruire, en tous cas pour les générations qui viennent.

Je souhaite que le parti socialiste puisse discuter et choisir son candidat, quand les candidats se seront fait connaître. (…)

Q. : Et Jacques Delors ?

R. : Le parcours de Jacques Delors à la tête de la Commission européenne a été remarquable, même si l'évolution de celle-ci pose problème. (…) Il termine son mandat. Pour l'instant, il lui est très difficile de s'exprimer sur la vie politique française. (…) Au moment où il sera libre et si la question de revenir dans la vie politique française comme un candidat possible dans la gauche se pose pour lui – j'ajoute que, par hypothèse, il est socialiste –, il faudra qu'il l'indique relativement rapidement. (…)

Michel Rocard a-t-il encore un avenir politique ?

Je trouve assez rude et assez injuste ce qui vient de se produire. (…) Le scrutin des élections européennes est un scrutin de liste. (…) Cependant, dès l'instant où ont été connus les résultats, on a eu l'impression d'être passé d'un scrutin de liste à un scrutin uninominal : une seule personne devrait assumer la responsabilité de mauvais résultats. Ce n'est juste ni pour la personne concernée, ni du point de vue de l'analyse. (…) Les mauvais résultats du parti socialiste doivent être relativisés. Il ne suffit pas de s'offrir une tête pour redonner et de la pensée, et un corps et de l'énergie au parti socialiste. (…) A partir du moment où une légère majorité était en train de se rassembler pour ne pas voter les propositions de Michel Rocard, il fallait éviter une coupure. (…)

Le PS et le « phénomène » Bernard Tapie

Il ne s'agit pas d'un retour du radicalisme sur la scène politique française : il s'agit d'un phénomène particulier, lié au talent sans doute, mais aussi à l'aventure personnelle d'une personnalité. (…) Je souhaite que le parti socialiste ne se précipite pas. (…)

En 1984, les élections européennes ont été l'occasion de faire émerger une force nouvelle, située à droite : le Front national ; en 1989, elles ont été l'occasion de faire émerger un nouveau courant politique, ni à gauche ni à droite : les écologistes ; en 1994, on voit l'émergence d'un nouveau courant qui se situe à gauche et à droite avec Philippe de Villiers. En faisant ce rappel, je ne fais qu'une comparaison historique.

Je pense qu'il s'agit d'un processus fugitif, qui traduit l'insatisfaction des Français : insatisfaction face aux politiques menées et aux réponses des grandes formations politiques, notamment de la mienne, le parti socialiste. (…)

Travaillons (…) à nos propres propositions sur les grands problèmes, tels que les banlieues et les inégalités ! (…) Essayons de rassembler les forces de gauche !

Q. : Bernard Tapie est-il de gauche ?

R. : Il s'en réclame en termes de sensibilité. Je pense que c'est quelqu'un qui, s'il pose un problème, le pose à l'ensemble du système politique français, et pas directement à la gauche, compte tenu des brevets qu'il a reçus (…) et de la façon dont il se définit par ailleurs. (…)

Q. : Souhaitez-vous que l'Assemblée nationale lève son immunité ?

R. : Je ne suis pas député. Je n'ai donc pas à me poser la question. (…) En règle générale, je souhaite que la justice, dans tous les domaines, fasse ce qu'elle a à faire, et ce quelle que soient les responsabilités concernées, qu'il s'agisse de M. Longuet, de M. Tapie ou d'autres. (…)

Je demande que tous les hommes politiques français, quels qu'ils soient, respectent la loi parce qu'ils la font ou la contrôlent quand ils sont au Parlement, ou parce qu'ils l'exécutent quand ils sont au Gouvernement. (…)

Je souhaite tout simplement que les hommes politiques français, lorsqu'ils ont des problèmes avec la justice, soient traités comme tout autre citoyen.

« Je suis plus inquiet après le Conseil national »

Personne ne peut jouer le rôle du parti socialiste à sa place. (…) S'il ne le joue pas, il n'y aura pas d'espoir, à cinq ou dix ans, que la gauche française reconstitue son potentiel. (…)

Je suis plus inquiet après le conseil national qu'au moment où il a commencé. (…) Mais nous pouvons nous ressaisir avec nos militants. (…)

La politique du franc fort

Q. : Êtes-vous partisan de la poursuite de la politique du franc fort ?

R. : Non ! nullement ! Que nous recherchions à avoir un système stable, oui, mais encore faudrait-il se battre dans les instances internationales pour retrouver un système monétaire cohérent, par exemple avec des parités fixes entre les monnaies. (…) Nous sommes contre la remise en cause du système social sur lequel ont fonctionné les sociétés européennes depuis la guerre.

Le « courant » Jospin existe-t-il encore ?

Je suis un esprit libre. (…) Si nous allons devant nos militants, j'espère que nous le ferons sur des propositions de fond. Je m'exprimerai sur le fond, sans m'occuper de savoir si cela s'inscrit (…) dans les limites de tel ou tel courant. (…)

Q. : Votre courant existe-t-il encore ?

R. : Il existe, il s'est réuni. Mais je ne pense pas qu'on doive le figer, pas plus que les autres courants. (…)

Les deux périodes du mitterrandisme

Il y a deux époques du mitterrandisme. De 1971 à 1988, pendant la période de construction du parti socialiste rénové, de conquête et d'exercice du pouvoir (…), on a gardé une méthode, celle du lien entre l'action d'un homme, un courant politique et un parti qui a conquis auprès des électeurs et à l'Assemblée nationale une légitimité, et un mouvement collectif plus vaste. (…) Je pense qu'il faut rester fidèle à cette conception de l'action politique et du mitterrandisme. (…) La deuxième période, celle du deuxième mandat de François Mitterrand, est assez différente. On voit apparaître des forces qui ne sont pas celles du parti socialiste avec sa légitimé. (…) Je m'y suis peut-être reconnu moins, en dehors de l'action que j'ai menée à l'éducation nationale et qui m'a passionné. (…)

La gauche peut-elle gagner l'élection présidentielle ?

Il faut qu'elle s'en donne vraiment les moyens. (…) Je constate que dans l'élection européenne (…), la droite et l'extrême droite, pour la première fois depuis plusieurs années, sont descendues en dessous de 50 %. (…) Il y a des tensions entre les personnalités de droite sur les conceptions politiques. (…) M. Séguin voudrait exprimer l'aspiration à un certain dynamisme économique et une certaine préoccupation sociale. On ne peut pas le comparer à M. Balladur, qui est un conservateur, ou à M. Chirac qui hésite. (…)

La perspective de l'élection présidentielle est difficile pour nous, mais la droite se divisera nécessairement, d'autant plus qu'elle pense que le parti socialiste est faible, même s'il ne faudrait pas faire de notre faiblesse une ruse ! (…) Mon rôle sera d'essayer de peser dans le sens des idées. (…) Je ne me suis plus situé depuis longtemps dans un certain nombre de changements d'alliances ou de tractations. (…) J'essaierai de trouver avec d'autres pour le parti socialiste des propositions ou des modes d'organisation qui rassemblent plutôt qu'ils ne divisent. (…)

Je pense qu'il suffit de quelques mois pour définir des orientations et remettre l'ensemble du parti socialiste au travail, tout en engageant le dialogue avec d'autres forces de gauche et de progrès (…).

Les propositions de M. Bayrou

Il a fallu quatorze mois pour que le ministre de l'éductaion nationale et le Premier ministre fassent enfin des propositions sur l'éducation. (…) 155 propositions, et M. Bayrou s'est même vanté qu'il y en ait 160 après la concertation ! (…) On a un peu du mal à voir une politique éducative s'exprimer avec tant de propositions ! (…) J'ai quand même un motif de satisfaction : les thèmes sur lesquels la droite a mené campagne contre le système éducatif et contre la politique d'éducation que j'ai conduite pendant quatre ans (…) sont totalement absents des propositions de M. Bayrou. (…) La droite n'a pas été capable (…) d'appliquer au Gouvernement ses propres idées. (…) Ce qui m'inquiète, c'est cette pulvérisation de projets dont on ne sait pas comment ils seront réalisés. (…) On ne peut pas développer le système éducatif, ni en quantité ni en qualité, (…) sans moyens humains et sans moyens financiers. (…)

Je m'étonne que l'enseignement professionnel et technique, qui était un peu la tarte à la crème de l'ancienne opposition, soit complètement absent des propositions de M. Bayrou. Quant aux propositions qu'il fait sur le collège, je ne voudrais pas qu'elles prennent un caractère un peu ségrégationniste avec des sélections trop précoces. (…)

La France et le Rwanda

Je suis en accord avec l'idée qu'il faut que la France et d'autres pays interviennent sur le plan humanitaire pour faire cesser les massacres ou empêcher qu'il y en ait d'autres. Je regrette que l'ONU ait quitté, dans les conditions où elle l'a fait, le Rwanda et que nous n'ayons pas été capables d'intervenir beaucoup plus tôt. (…) Je souhaite que nous menions une politique équilibrée. Nous ne pourrons pas intervenir seuls car je crains que nos soldats ne soient l'objet de menaces d'une partie au conflit. (…) Je pense que la France doit entraîner d'autres partenaires, africains et européens, dans cette affaire, mais elle n'a pas la capacité d'agir seule, malheureusement. (…). Aux yeux de certains, elle a manqué d'équité. (…)


France Inter : lundi 13 juin 1994

I. Levaï : L'Europe ne va pas très bien, semble-t-il, et le parti socialiste, lui, va plutôt mal parce que votre candidat fait figure de blessé ce matin.

L. Jospin : L'Europe ne va pas très bien, c'est vrai, je l'ai fait personnellement dans la campagne. Je crois qu'elle est en panne de modèle. Quand il y a le chômage, massif les inégalités, les Français ont du mal à s'identifier à elle, il faut modifier ce modèle, le faire évoluer.

I. Levaï : On a dit tout à l'heure à V. Giscard d'Estaing déception pour Baudis, et il reconnaît que Baudis aurait pu faire mieux, mais il a été gêné par De Villiers. En revanche, l'échec de Rocard apparaît à tout le monde. Il y a trois grands échecs ce matin : celui de Gonades en Espagne, de Major en Grande-Bretagne – cela vous console peut-être – et puis celui de M. Rocard en France.

L. Jospin : Je crois quand même que, pour la liste de droite, mais ce n'est pas l'essentiel de mon propos, j'en suis conscient, c'est un mauvais résultat néanmoins : 25 %, c'est un des scores les plus faibles. Et bien sûr, on compare 25 % et le score du PS, mais c'est quand même l'addition de deux grands partis français piliers de la majorité, le RPR et l'UDF. Le PS est un seul parti à lui tout seul, et il fait plus de la moitié de ce score de la liste gouvernementale.

I. Levaï : Vous avez noté que le RPR n'a pas fait une folle campagne en faveur de D. Baudis ?

L. Jospin : Alors pourquoi ne l'a-t-il pas fait, pourquoi a-t-il choisi ce candidat ? Je ne pense pas que ce soit un argument, à partir du moment où la liste est RPR-UDF. Je ne veux pas du tout éluder les questions sur notre propre camp, c'est même le plus important pour moi. Mais je veux quand même marquer que, ce score de la liste gouvernementale, en quelque sorte, est quand même très faible, un des plus faibles de ces dernières années, et que d'autre part, le total droite, c'est-à-dire Baudis, De Villiers plus le Front national est en dessous des 50 %. Donc, par rapport aux résultats des élections législatives, on n'a pas une bonne situation à droite, je voulais le dire très clairement avant de répondre à des questions qui vont surtout concerner la gauche, c'est bien normal.

A. Ardisson : Gardez-vous la confiance en M. Rocard, comme Premier secrétaire, et comme candidat ?

L. Jospin : Comme toute Premier secrétaire la question n'est pas posée. Pour le reste, ce que je voudrais dire, c'est que les Socialistes se rassureraient à bon compte, s'ils pensaient que leurs problèmes, dans les années qui viennent, et par rapport à la présidentielle, c'est seulement le problème d'un leader ou le problème d'un candidat. C'est vrai qu'il y a eu une fragmentation particulièrement forte cette fois-ci, et particulièrement forte à gauche, plus sept liste, alors qu'il n'y avait que trois listes à droite, qui contribue au score de la liste socialiste. C'est vrai qu'il y a toujours un décalage entre nos résultats aux législatives et nos résultats aux européennes, qui sont plus faibles. Mais néanmoins, cette insuffisance de notre résultat, dans cette élection européenne, doit nous préoccuper. Mais il faut bien savoir que le problème, à mon sens, dépasse le problème du leader ou du candidat, c'est un peu le problème de la capacité de réponse du style politique, des objectifs du Parti socialiste et des responsables socialistes qui me paraissent poser, à travers cette campagne, mais aussi disons depuis deux.

I. Levaï : Soyez plus clair, parce qu'il était une fois un candidat qui s'appelait F. Mitterrand, et à un an de l'élection présidentielle, il rassemblait autrement que votre candidat actuel ?

L. Jospin : D'abord ce n'était pas à un an de l'élection présidentielle, mais à deux ans de l'élection présidentielle : c'était en 1979, l'élection présidentielle a eu lieu en 1981, par ailleurs le Parti socialiste était en pleine montée, à l'époque, même s'il avait des problèmes et des divisions internes. Nous sommes, après plus de douze ans de gouvernement socialistes, et de présidence socialiste, et nous sommes donc dans une autre période, nous avons à reconstruire après un échec très grave. Les questions de la reconstruction, les valeurs sur lesquelles on la fait le style politique que l'on adopte, les problèmes qu'on choisit de mettre au premier plan de notre réflexion pour l'action, notamment le problème du chômage, le problème de la démocratie, le problème de l'éthique politique, de la morale en politique, ces problèmes seront posés à tout candidat du Parti socialiste à l'élection présidentielle, quel qu'il soit.

P. Le Marc : On a bien noté, vous avez dit éthique, morale deux fois. Vous aviez insisté hier.

L. Jospin : Lutte contre le chômage mise au plan, et donc je crois qu'il y a aussi un certain style politique, une façon de parler à nos électeurs de gauche qui est en cause dans cette affaire.

P. Le Marc : Les électeurs ont propulsé sur l'avant-scène B. Tapie. Est-ce-que c'est pour vous un allié ou un adversaire ? Deux points simplement derrière la liste socialiste.

L. Jospin : C'est une occasion de troubles majeurs. On le constate maintenant, on le constatera dans l'avenir. La personnalité de B. Tapie, quelle que soit sa séduction personnelle et son talent de conviction, est une personnalité forcément fragile par les conditions de son ascension, par sa façon d'avoir vécu sa vie comme homme d'affaires, par les problèmes judiciaires auxquels il s'est confronté, qui ne sont pas, vous le savez bien, le résultat d'un complot, mais qui sont le résultat d'un système personnel qui, tout d'un coup, perd eau de toutes parts. En même temps, nous devons être capables de comprendre que le succès de B. Tapie est, d'une certaine façon, le symptôme de nos carences. Il faut donc s'exprimer de façon plus directe, plus simple, il faut que nous parlions des problèmes véritables que rencontre les Français. Et les Français de gauche, au niveau de leur emploi, au niveau de leur salaire, au niveau de leur condition de vie, dans les banlieues, dans les villes, si nous ne reconstituons pas un langage puissant, simple, émotif aussi, mais qui reste rationnel, qui reste fondé sur la démocratie, les Français de gauche, continueront à chercher des réponses vers un certain nombre de personnalités qui peuvent être très diverses.

I. Levaï : Mais qui sont les électeurs, ils sont 2 336 000, qui sont ces 2 336 000 Français qui vous ont dit non à vous, et qui ont voté B. Tapie ?

L. Jospin : Mais ce sont des jeunes, ce sont des ouvriers, ce sont des employés, et je n'ai pas à les distinguer d'un électorat de gauche traditionnel. Et c'est à eux qu'il faut parler. Mais, je crains que le car, dans lequel un certain nombre de parlementaires sont montés derrière B. Tapie, descende à toute vitesse sans frein de pente.

I. Levaï : Il fut un temps où M. Rocard, L. Jospin et quelques autres parlaient à tous ces gens-là, étaient entendus, et les rassemblaient ?

L. Jospin : Personnellement j'ai fait campagne, dans les conditions où j'ai pu faire campagne. Je n'étais pas sur la liste, je n'ai pas joué un rôle décisif dans cette campagne, mais j'ai été partout, je me suis battu dans ma circonscription, j'ai fait des meetings en France, j'ai été à l'île de la Réunion. Donc je me suis mobilisé pleinement sur cette liste, mais je crois effectivement que, dans les mois qui viennent, après un temps de réflexion, parce que je vois dans les mois qui viennent, les Socialistes vont vouloir poser ces questions. Moi, personnellement, je les aiderai à les poser, c'est-à-dire qu'ils vont vouloir choisir leurs orientations, pour aller à la présidentielle. Ils vont aussi vouloir choisir un candidat à l'élection présidentielle. Ils ne voudront pas que ça soit imposé, soit par un appareil en place, soit imposé par des petits groupes qui essaient de l'imposer de l'extérieur. Ils voudront en décider eux-mêmes, ils veulent reprendre la maîtrise de ces choses-là, les hommes et les femmes de gauche veulent reprendre la maîtrise de leur vie, de leur action. Et c'est cela, à mon sens qui doit être la préoccupation des Socialistes.

I. Levaï : Il y a des gens qui pourraient succéder : vous, J. Delors ou J. Lang.

L. Jospin : Je vous ai répondu par avance à cette question. Je ne veux pas citer de noms. Si M. Rocard veut et doit être notre candidat, il devra nous dire pourquoi. Si J. Lang ou J. Delors viennent s'engager dans cette démarche, ils doivent dire aux socialistes pourquoi, comment, autour de quelles valeurs, pour quoi construire. Nous aurons collectivement à décider et à choisir. Il faut revenir à cette démarche fondamentale qui a fait le succès historique du PS, quand il était une grande force politique vivante où l'on pouvait débattre, discuter des problèmes de fond : le problème du chômage, sur ce qu'on doit faire ou pas en Bosnie, au Rwanda. Il ne faut pas que ce soit décidé à quelques-uns. Il faut que nous nous en saisissions tous. Ainsi, nous en saisirons les citoyens. Ainsi, ils pourront se ré intéresser à la politique autour de grandes formations. Dans la fragmentation actuelle, la solution, c'est le rassemblement. Mais on ne peut se rassembler que sur des idées, des valeurs, des objectifs. C'est ce qu'il va falloir aborder dans les mois qui viennent.

P. Le Marc : S. Royal évoquait l'hypothèse selon laquelle la gauche pourrait ne pas être représentée au second tour de la présidentielle. Redoutez-vous cette possibilité ?

L. Jospin : Il y a une telle fragmentation à droite que ce risque me parait moins graves, mais il existe. C'est pourquoi cette démarche de rassemblement me paraît nécessaire. C'est celle-là qu'il va falloir conduire. Il va falloir le faire en transparence, collectivement. Il y a une insuffisance de débat collectif au sein de la formation à laquelle j'appartiens. Il faut que nous débattions de tout ouvertement. C'est la garantie pour qu'il y ait un candidat de gauche au deuxième tour des présidentielles. Je le crois tout à fait. Et pour nous redressions nos chances. Le total de la droite est passé en-dessous de la barre des 50 %. Mais si nous ne sommes en rien des favoris de la prochaine élection présidentielle, nous devons défendre nos chances.

A. Ardisson : Pourquoi les élus locaux n'ont-ils pas relayé votre campagne ?

L. Jospin : J'ai rencontré des élus locaux dans ma propre région. L'Europe est en panne de modèle. Les Français se sont moins abstenus, mais ils ont répondu peut-être à d'autres questions. L'Europe du libre-échange, l'Europe des marchés et des capitaux, l'Europe du chômage, l'Europe de ceux qui veulent remettre en cause les avantages sociaux, le modèle social européen, ce débat aura lieu sur la scène politique nationale à l'occasion de l'élection présidentielle. Ce n'est pas une Europe dans laquelle ils peuvent se reconnaître, dans laquelle les milieux populaires puissent se reconnaître.

I. Levaï : Qui a eu un beau dimanche ? E. Balladur ou J. Chirac ?

L. Jospin : Je n'ai pas l'impression que ce dimanche soit un bon dimanche pour E. Balladur parce que la liste gouvernementale fait 25,5 % des voix, même si M. de Villiers se rattache à la majorité gouvernementale. Je pense depuis le début qu'il y aura une confrontation entre M. Chirac ou bien M. Balladur devra se retirer dignement. Je n'ai jamais pensé que J. Chirac se retirerait. Nous avançons dans cette direction à l'issue de ce scrutin européen. On aura une situation très difficile à droite. Il faut que nous soyons capables de lutter contre la fragmentation à gauche.

I. Levaï : La situation n'est pas vraiment facile à gauche ! Soyez sport !

L. Jospin : Ne me dites pas cela, parce que je me suis toujours exprimé avec la plus grande netteté. Il y aura une situation difficile interne à la droite. Le rapport de forces est favorable à la droite. Nous ne sommes pas les favoris à l'élection présidentielle. Il y aura un débat interne et il y aura une division. Cela offrira donc des possibilités, à condition que nous soyons capables de lutter contre cette extraordinaire fragmentation à gauche. En dehors du phénomène Tapie et du PC, constatez qu'aucune des autres petites listes progressistes ne s'est affirmée. Nous restions la force principale, mais une force singulièrement affaiblie, qui peut espérer retrouver de l'élan à travers une dynamique de deuxième tour, mais qui ne doit pas rêver seulement de cet effet mécanique. Il y a besoin maintenant de donner des réponses, des messages clairs, formulés clairement sur un certain nombre de grandes questions. C'est ce débat de fond que nous devons engager, plutôt que de commencer à supputer en tailleur rouge ou sans tailleur rouge sur qui doit être notre candidat à la présidentielle. C'est ce qui est nécessaire et qui fera revivre les militants, qui fera de nouveau espérer les hommes de gauche et qui les fera se rassembler autour de forces qui sont nécessaires à l'équilibre démocratique du pays, à condition qu'elles soient ou redeviennent des forces authentiques.


France 2 : lundi 13 juin 1994

France 2 : Le Parti Socialiste va de plus en plus mal.

L. Jospin : La droite et l'extrême-droite ensemble ne font pas 50 % des voix pour la première fois depuis deux ans. C'est vrai que la liste RPR-UDF n'a pas fait un bon résultat avec 25 %. Ce n'était pas très gentil de la part de M. Sarkozy d'évoquer la pitié, tout à l'heure, parce que RPR et UDF ensemble font 25 %, et le PS tout seul – c'est pas un bon résultat – fait 14 et quelques pour-cent. Si vous divisez le score du RPR et de l'UDF par deux, l'un et l'autre font moins que nous.

France 2 : M. Rocard ne fait un bon score. Comment est-ce que vous analysez cet échec relatif ?

L. Jospin : Ce n'est pas un bon résultat pour nous et pour M. Rocard. Il est évident que la fragmentation des listes de gauche – il y en avait sept – à l'occasion d'un scrutin à la proportionnelle a joué un rôle. Mais on ne peut pas arrêter cela.

France 2 : Qu'est-ce que vous proposez de faire dans les mois qui viennent. S. Royal préconise un vaste débat.

L. Jospin : L'émergence d'une autre force ou d'une autre personnalité est en partie le symptôme de nos carences.

France 2 : Vous parlez de B. Tapie ?

L. Jospin : Oui, même si je suis pour une attitude de grande prudence. Nous devons reprendre ce qui a fait notre force quand nous étions une grande force de gauche. J'ai participé à la construction de cette grande force de gauche. Je ne me suis pas engagé pendant 20 ans avec F. Mitterrand, je n'ai pas été le premier secrétaire de ce parti pendant sept ans, lorsqu'ils représentaient un espoir, pour me résigner ni à un échec, ni à un succès. Il faut, pour représenter une grande force, être authentiquement de gauche. C'est-à-dire défendre une politique économique qui soit véritablement à gauche. Il faut défendre sur les problèmes de la démocratie, de la morale et de l'éthique, une politique qui soit à gauche. Il faut parler à nos électeurs et à la jeunesse, comme je l'ai fait lorsque j'étais ministre de l'éducation nationale, clairement et directement, sans démagogie, et lui apporter des solutions.

France 2 : Qui peut représenter, de la meilleure façon, cette force de gauche ?

L. Jospin : Vous parlez en termes de candidature à la présidentielle ?

France 2 : Éventuellement !

L. Jospin : Ma position est de dire que ceux qui veulent être candidats à l'élection présidentielle doivent le dire aux socialistes.

France 2 : M. Rocard l'a clairement dit !

L. Jospin : Oui, mais il ne doit y avoir aucune auto proclamation, et aucune réclamation insistante pour aucun candidat. C'est aux hommes ou à la femme qui voudraient être candidat de dire : je le suis. Voilà pourquoi, voilà ce que je vous propose. À ce moment-là que le débat s'engage !

France 2 : Vous proposez des noms ? J. Delors ?

L. Jospin : Par exemple, mais il n'y a pas à faire de démarches en direction d'une personnalité quelle qu'elle soit pour lui dire : nous souhaiterions que tu sois candidat ! Il faut que ces personnalités disent : je veux, je souhaite, je crois que je peux, je vous propose d'être candidat sur telles orientations avec telles propositions concrètes et nous en débattrons.

France 2 : Vous le seriez, vous éventuellement ?

L. Jospin : La question pourrait se poser. Ce jour-là, je le dirais très clairement. Je dirai : voilà ce que à quoi je crois, voilà ce avec quoi je crois, que l'on peut redonner l'espoir à la gauche, mais aussi au pays, qui est dans le trou actuellement !

France 2 : M. Rocard ne peut donc pas s'autoproclamer candidat du PS ?

L. Jospin : Ce n'est pas ainsi que nous devons procéder.

France 2 : Les débats à quelle échéance ?

L. Jospin : Sur le fond, c'est maintenant ! Je pense qu'à travers nos propositions sur le chômage, l'emploi, l'éducation, sur comment on évite ce qui s'est passé en Bosnie, le drame tragique au Rwanda dont nous avons été un peu responsables, comment on discute de tout, comment on rend le pouvoir au citoyen ; c'est autour de ces questions que l'on doit mobiliser. Voilà ma position. Je veux que ceux qui veulent l'être (candidat, ndlr) viennent devant nous, nous disent pourquoi et que nous débattions, que nous choisissions l'homme ou la femme et les orientations.


France Inter : mercredi 29 juin 1994

A. Ardisson : Votre réaction à l'interpellation de B. Tapie et aussi à l'attitude du groupe socialiste hier lors de débat sur la levée de son immunité ?

L. Jospin : Pas d'interpellation ce matin, sans levée de l'immunité parlementaire hier, l'interpellation, j'espère qu'elle est simplement nécessaire à la manifestation de la vérité. Quant à la levée de l'immunité, je pense que puisque M. Tapie voulait une position claire, être pour être contre, personnellement j'aurais été pour la levée de l'immunité parlementaire.

A. Ardisson : La position du groupe socialiste est un peu hypocrite ?

L. Jospin : Je crois qu'elle traduit au moins un embarras. Il faut de la part des parlementaires une attitude claire. Ensuite, il faut que la Justice établisse la vérité. Donc ma position aurait été fondé sur un principe simple : les députés, mais les hommes politique en général, doivent être traités comme les autres français. Simplement, évidemment à propos de M. Tapie, on peut dire, si M. Tapie doit être traité comme les autres français, sans privilège particulier, naturellement quand il y a des personnalités gouvernementales qui sont face à des procédures judiciaires, elles doivent être traitées comme B. Tapie. Je propose un principe de justice et d'égalité.

A. Ardisson : Est-ce que cela vous émeut cet événement ?

L. Jospin : Si je devais dans l'actualité, mentionner un événement qui m'a beaucoup marqué, beaucoup plus que ce feuilleton dont on nous abreuve, c'est la révélation par un coup de filet efficace qu'il existe dans notre pays des filières entières liées à la Colombie de vente de drogue et de blanchiment de l'argent sale. Ça, ça me parait être un problème majeur. Je suis frappé de voir que ce blanchiment sur les mêmes méthodes, les mêmes réseaux que la fraude fiscale qui est également massive à l'échelle de la planète et que c'est au fond en utilisant un certain nombre de mécanisme du capitalisme ou du libéralisme, les paradis fiscaux, les sociétés écrans, les sociétés spécialisées dans les fausses factures, que l'on blanchit l'argent sale. Et tout le monde comprend que la menace est tellement grave pour notre avenir, jeunesse qu'il faut frapper beaucoup plus dur. Et frapper plus dur, cela veut dire toucher au nerf de la guerre, toucher à l'argent. Il est bon que la police traque, piste arrête des petits trafiquants, mais on se rend compte qu'on ne pourra être efficace à l'enjeu de centaines de milliards, face à la puissance de ses narcotrafiquants, que si on frappe dans ces mécanismes fiscaux, de capitaux particuliers et que les grandes nations ramènent de l'ordre dans cette affaire.

A. Ardisson : Est-ce que le phénomène est plus brûlant qu'auparavant ?

L. Jospin : Non, on peut se souvenir d'affaires pendant que les gouvernants socialistes étaient au pouvoir, dans lesquelles des réseaux de trafiquants de drogue sont tombés. Simplement, malgré l'effort international des polices, des États, maintenant des structures financières, ce processus du développement de la puissance des réseaux liés à la drogue s'est développé. Il est important pour tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, d'agir avec beaucoup plus de force et de détermination.

A. Ardisson : Qu'avez-vous pensé de la prestation d'E. Balladur ?

L. Jospin : J'ai pensé que si un Premier ministre venant de la gauche s'était exprimé plus d'un an après sa prise de pouvoir de cette façon, on aurait dit : mais pourquoi il est venu ? Qu'est-ce qu'il a à nous dire ? J'ai été frappé de voir que E. Balladur était comme immobilisé dans un système d'affirmations générales qu'il répète, deux fois, trois fois, quatre fois, dans l'émission comme « je n'ai pas fait de promesses », « faites-moi confiance », « les choses vont repartir », et qu'au fond on n'a entendu aucune proposition, l'affirmation d'aucun développement d'une véritable action gouvernementale. On a l'impression que M. E. Balladur en réalité dans l'attente de l'élection présidentielle et que c'est quand même sa préoccupation dominante, même s'il l'enfouit. Il l'enfouit tellement que du coup, ça le bloque. On aurait attendu que sur un certain nombre de choix, sur les problèmes de la consommation qui stagne et qui empêche la relance – parce que moi, je ne suis pas du tout optimiste sur la reprise de la relance – sur les impôts, sur le déficit budgétaire, il nous dise ce qu'il voulait faire. On a simplement la poursuite d'une politique conservatrice et la répétition d'affirmation générales.

A. Ardisson : Est-ce que vous êtes satisfait des changements à la tête du PS ?

L. Jospin : Je n'ai pas souhaité ce changement qui a été opéré. À partir du moment il se faisait, parce que M. Rocard jetait l'éponge, à partir du moment où un nouveau premier secrétaire arrivait, je voulais jouer le jeu. Je ne veux plus faire partie de querelles de groupes, de clans. Et donc, c'est une position en réalité, d'équilibre.

A. Ardisson : Vous pensez que M. Rocard peut encore prétendre à la candidature à l'élection présidentielle ?

L. Jospin : En ce qui concerne M. Rocard, je dis oui, pourquoi pas ? Mais je pense qu'il a besoin de faire un retour sur lui-même, et qu'on aura des réponses un peu plus tard. En ce qui concerne l'élection présidentielle, de toute façon, le PS aura un candidat à l'élection présidentielle pour défendre ses valeurs et ses propositions. En ce qui concerne, enfin, le PS qui va se lancer dans un congrès, j'ai envie de dire que s'il s'agit de trouver plus de simplicité, plus de lisibilité dans le discours, s'il s'agit d'être plus ferme, mais réaliste en même temps, alors ce qui va passer est une bonne chose. S'il s'agit tout simplement, dans une espèce de confusion, de voiler notre bilan, de ne pas tirer de leçon et de tenir une phrase de gauche, mais sans réalisme, alors, les choses pourraient être la confusion et toujours la fragmentation. J'appelle de mes vœux le rassemblement et l'innovation.