Texte intégral
France Inter : 11 mars 1994
A. Ardisson : Comment situez-vous les Clubs 89 dont vous êtes le président ?
J. Toubon : Il faut les situer d'abord par rapport à leur histoire. Ils ont été créés en 1981 après une défaite, qui a été pour la majorité de l'époque, historique puisqu'elle venait après 23 ans de pouvoir, et pour préparer dans la réflexion, la reconquête. Nous avons beaucoup contribué en particulier à préparer la victoire électorale de 1986. Dix ans plus tard, je pense que les Clubs 89 doivent élargir leurs préoccupations. Ils ne doivent pas seulement fournir des programmes pour les futurs gouvernements, les futures majorités comme d'autres clubs de réflexion mais aussi s'inscrire davantage dans la réalité sociale. Je dirais même encore plus, ils doivent s'inscrire dans l'évolution telle que l'on peut penser qu'elle va se produire dans les années qui viennent à la fin de ce siècle. C'est la raison pour laquelle j'ai beaucoup insisté pour que les clubs s'investissent dans ce qu'on appelle les sujets de société, c'est-à-dire les tendances profondes devant lesquelles quelque fois la politique est impuissante. Mais c'est à des gens qui veulent faire une réflexion politique de s'y intéresser parce qu'enfin de compte on aboutit toujours à des décisions de caractère publique, politique. On gère une cité et le problème est de savoir si cette cité est plus cohérente, plus solidaire ou au contraire est en train de se casser en morceaux.
A. Ardisson : Qu'apportez-vous de plus au RPR dans le cadre du maintien nécessaire de la cohésion sociale ?
J. Toubon : Il faut quand même faire une analyse juste et bien proportionnée des choses. Notre pays continue à être un pays-nation, une société qui intègre. Je ne crois pas qu'il faille considérer que la société française est une société en total échec, car ce n'est pas vrai. Notre société est une société qui continue à intégrer, à promouvoir et particulier à travers l'école, qui est un outil de promotion et d'intégration. Mais il y a dans notre société de plus en plus de marge, de plus en plus d'exclus qui font qu'il y a un risque de voir une majorité de la société continuer à aller dans une certaine solidarité et une autre pari de cette société s'en écarter et avoir en conséquence des comportements du type de ceux que l'on a vu à Garges-Lès-Gonesse. Ce mot de haine employé par certains jeunes est parfaitement caractéristique. C'est la négation de toute vie en société, par définition. Je crois que c'est rattrapable parce que cela tient à deux ou trois choses fondamentales. D'abord le chômage. À Garges-Lès-Gonesse, il faut savoir qu'il y a plus de 35 % de chômeurs. Naturellement, les jeunes sont les plus frappés. La politique économique, la croissance, le retour à une certaine création d'emplois sont nécessaires. Deuxièmement il y a la nécessité de corriger biens des défauts de notre cadre d'existence. Les affaires de logement sont extrêmement mal traitées dans notre pays. Ce gouvernement essaye, et H. de Charette a créé une commission sur ce sujet, de réformer les modes d'attribution des logements. Aujourd'hui les modes d'attribution des logements sociaux consistent à concentrer les familles à problème toujours dans les mêmes immeubles. C'est naturellement inadmissible. Troisièmement l'éducation est aussi fondamentale. Mais je ne vais pas faire un catalogue. Je crois que l'on peut dans notre société avec de l'ambition retrouver une certaine solidarité. C'est comme un train il ne faut pas que la locomotive se détache des wagons. Notre ambition est d'avoir un train qui avance, une locomotive qui tire, mais le train doit rester ensemble.
A. Ardisson : Comprenez-vous le sentiment d'injustice que ressentent les étudiants ?
J. Toubon : Je comprends le sentiment d'injustice parce que dans notre pays en particulier on considère beaucoup que le statut social et professionnel dépend du diplôme que l'on a acquis au départ de sa vie. Il y a beaucoup de pays où ça n'est pas comme ça. Les étudiants sont arrivés à certain niveau d'études et ils ont l'impression d'être ravalés. Mais il faut dire quand même les choses fondamentalement. Le problème est qu'il y a 24% de jeunes qui sont au chômage. Qu'est-ce qu'on fait ? On les laisse comme ça ou on traite le seul problème véritable aujourd'hui à savoir le fait qu'ils n'accèdent pas aux entreprises et au travail.
A. Ardisson : Le seul véritable problème, c'est qu'il n'y a pas de travail…
J. Toubon : C'est plus compliqué que cela. D'une part, il y a moins d'emplois, d'autre part, les jeunes, les débutants, ceux qui sortent des écoles n'arrivent pas à entrer dans les entreprises, en particulier à cause des insuffisances de la formation. À partir de là qu'est-ce qu'il faut faire ? Il faut travailler fondamentalement sur l'insertion professionnelle. C'est l'avantage du CIP par rapport à tous les TUC, à tous les stages qui ne débouchent sur rien. On rentre dans l'entreprise, et on a une chance pendant 6 mois, 9 mois, un an, avec le SMIC, de pouvoir faire ses preuves. Et ensuite, quand le CIP se termine on arrive devant une autre entreprise, et on vous demande de l'expérience professionnelle, et on pourra dire qu'on en a. Sinon on est toujours dans ce cercle infernal : Monsieur je vous engage si vous avez de l'expérience professionnelle. Mais Monsieur comment voulez-vous que je fasse, j'ai jamais travaillé ? Donc, il faut sortir de ce cercle infernal.
A. Ardisson : Vendredi dernier J. Chirac et V. Giscard d'Estaing se sont mis d'accord sur un projet. L'UDF réclame la tête de liste. Est-ce que le RPR la réclame toujours ?
J. Toubon : Pour vous dire très franchement, c'est une question qui m'intéresse relativement peu. D'abord, sur le plan personnel, cela ne me paraît pas vital, et d'autre part en tant que membre du gouvernement ce n'est pas mon affaire. Je pense que les partis politiques doivent se mettre d'accord maintenant sur la composition de la liste, comme ils se sont mis d'accord sur la plate-forme. Et la plate-forme naturellement, c'était le plus important. Moi, je n'ai pas du tout, dans cette affaire, de religion. Je pense qu'il est simplement important que l'ensemble de la majorité aille dans cette affaire européenne ensemble et cela sera très bien.
Le Quotidien: 12 mars 1994
Le Quotidien : La « cohésion sociale » sera le premier thème de débat d'aujourd'hui ; Avez-vous le sentiment, comme on l'entend de plus en plus souvent, que la France fait face à son risque d'exploitation sociale ?
Jacques Toubon : Oui, si le gouvernement ne prenant pas de mesures courageuses pour l'éviter. Mais j'ai le sentiment que le fait qu'à l'arrivée de la nouvelle majorité aux affaires, au mois d'avril 1993, le gouvernement ait très rapidement mis en place une politique en faveur de l'emploi, de la protection sociale et ceci dans une large concertation avec les partenaires sociaux, a permis d'éviter cette « explosion sociale ». Le sauvetage des retraites, que nos prédécesseurs avaient laissées dans une situation catastrophique, a été de nature à rassurer les Français. La loi quinquennale sur l'emploi constitue également une avancée qui devrait permettre de continuer l'effort de stabilisation du chômage. Enfin, je prendrai aussi l'exemple de la loi Madelin pour les PME, qui favorise l'embauche et qui permet de réduire les lourdeurs administratives, ou du projet de loi sur la participation, qui sera présenté à l'Assemblée nationale au printemps, permettant une valorisation des salariés au sein des entreprises.
L'État doit le premier, donner l'exemple en montrant une volonté de rigueur devant les dépenses.
Le Quotidien : Avez-vous été étonné par les réactions massives provoquées par la révision de la loi Falloux, le contrat d'insertion professionnelle, ou encore par un autre plan, pour la polémique entre (...) et la CSA ? La société française est-elle « bloquée » ou le gouvernement maladroits ?
Jacques Toubon : Je ne crois pas que le gouvernement soit maladroit. Il est vrai que notre société a besoin de réforme. Mais celles-ci ne peuvent être imposées du jour au lendemain. C'est un travail en profondeur qui nécessite la plus large concertation possible, mais qui, j'en suis persuadé, sera bénéfique à terme pour notre pays. En ce qui concerne le contrat d'insertion professionnelle. Je pense que sa polémique actuelle est partie d'une mauvaise interprétation d'une mesure qui est bonne. Il faut savoir que 25 % des chômeurs, aujourd'hui, sont des jeunes. Le contrat d'insertion professionnelle fait partie des mesures qui apportent beaucoup plus aux jeunes que l'on ne le dit actuellement. Je pense qu'en ayant déjà une expérience de la vie en entreprise, en recevant une formation pratique de base, grâce à son tuteur, les jeunes auront plus de chances de trouver un emploi que s'ils sont désœuvrés. L'un des défis les plus difficiles d'aujourd'hui nous vient de la terrible angoisse des adolescents quant à leur avenir : ils ont le sentiment que la société des adultes ne va pas les accueillir, qu'ils doivent se battre contre elle. Notre responsabilité est donc considérable : leur expliquer et leur montrer que le futur appartient aux jeunes.
Le Quotidien : Autre sujet ambitieux : « faut-il repenser la politique et la démocratie ? » Percevez-vous chez les Français un dégoût de la politique ? Si qui, quels remèdes proposez-vous ?
Jacques Toubon : Il ne s'agit pas d'un dégoût, mais plutôt une certaine désaffection. L'État doit le premier donner l'exemple en montrant une volonté de rigueur devant les dépenses. Ensuite, les hommes politiques qui sont les plus exposés dans les médias doivent être irréprochables. C'est l'intérêt général qui doit guider l'action des hommes politiques et non d'autres considérations. D'ailleurs, les électeurs le savent et ils ne se trompent que très rarement quand ils déposent leur bulletin de voie dans l'urne. Cependant, la question de la démocratie élective est posée par l'émergence de pouvoir qui influencent les décisions politiques et qui ne sont pas élus : presse et télévision, justice, Europe, etc.
Le Quotidien : Dans quel état d'esprit les Clubs 89 abordent-ils l'échéance présidentielle ? On vous compte parmi les rares ministres RPR restés fidèles à Jacques Chirac, qui s'exprimera d'ailleurs ce matin. Les Clubs ont donc d'ores et déjà « choisi leur camp » ?
Jacques Toubon : Comme vous le savez, j'appartiens au gouvernement que dirige M. Édouard Balladur. Je travaille activement pour mener à bien la mission qui m'a été confiée et je ne pense pas que cette question soit d'actualité. Les Clubs 89 ont l'intention, comme ils l'ont déjà fait dans le passé, de jouer un rôle actif dans la préparation de la prochaine campagne présidentielle. Nous travaillons sur des thèmes de société tels que l'illettrisme, la place des femmes dans la société, le progrès ou l'égalité des chances. Les résultats de nos travaux dont, nous présenterons certains aujourd'hui, serviront bien évidemment au candidat désigné par le RPR lors de l'élection présidentielle.
Le Figaro : 12 mars 1994
Le Figaro : Il y a un an, vous preniez la présidence des Clubs 89. Quel bilan tirez-vous de votre action ?
Jacques Toubon : Je pense que, conformément à ce que j'avais annoncé, j'ai remis en route les Clubs qui avaient subi depuis l'élection présidentielle de 1988 un certain assouplissement. Nous avons repris notre travail de réflexion, les commissions ont été réorganisées et les Clubs se sont ouverts à des sujets de société. J'ai aussi voulu faire en sorte qu'ils vivent mieux ensemble, pour qu'ils forment un Club. Je vais maintenant continuer de faire venir de nouvelles personnalités, de nouvelles compétences.
Le Figaro : Vous dites que les Clubs 89 sont sortis de leur assouplissement, mais on ne les entend guère…
Jacques Toubon : Une dizaine de parlementaire appartiennent au Club, mais nous n'avons pas vocation à participer à la bataille électorale, et pas davantage à nous occuper de la gestion gouvernementale. La vocation principale des Clubs 89, c'est d'essayer de discerner les évolutions à long terme, de les analyser et d'en tirer des enseignements et des propositions. Notre calendrier est celui de l'élection présidentielle, puisque cette dernière permet un débat sur le long terme, favorise une nouvelle donne, un nouvel élan. Nous allons donc nous engager dans ce débat. Je pense que nous serons complètement prêts l'été prochain.
Le Figaro : Il y a à peu près un an également, le RPR et l'UDF revenaient au pouvoir. Quel bilan tirez-vous de l'action du gouvernement ?
Jacques Toubon : Nous sommes arrivés dans une situation que M. Balladur, à juste titre, a décrite comme la plus grave que la France ait connue depuis la Libération. C'est-à-dire un pays en glissade, en dérapage non contrôlé. Il fallait remettre les pendules à l'heure, arrêter les compteurs. Cette première phase, l'année 1993 essentiellement, a été consacrée au redressement, à la remise en ordre du pays. Ce fut une période d'efforts, de sacrifices, durant laquelle le gouvernement a beaucoup plus exigé des Français qu'il n'a pu en retour leur donner de résultats. Il ne pouvait pas en être autrement. Les Français l'ont compris, les sondages l'on montré. Et on avance : au premier trimestre 1993, il y avait 60 000 demandes d'emplois en plus, et dans le dernier trimestre seulement le quart, soit 20 000 demandes d'emplois en plus.
Maintenant, il nous faut stabiliser les résultats des efforts entrepris et nous lancer dans une deuxième phase : celle du développement. Il nous faut accompagner et soutenir la reprise économique, en favorisant la relance de la consommation, et améliorer toutes les flexibilités et les incitations à l'embauche.
Quand l'économie commence à bouger spontanément, le fait de lui donner un coup de pouce peut être extrêmement efficace. Bref, il faut voir lucidement que l'année 1993 a été très dure et non moins lucidement que l'année 1994 devrait marquer un certain décollage.
Le Figaro : Quelles critiques les Clubs portent-ils sur cette année passée ?
Jacques Toubon : Un exemple : certains auraient souhaité que les efforts demandés par le gouvernement, notamment en matière de protection sociale, soient plus importants. Mais la majorité, dans les Clubs, sait très bien, naturellement, qu'on ne peut pas – M. Balladur l'a dit à plusieurs reprises – créer des facteurs de rupture et qu'il faut donc rester dans un esprit de cohésion sociale.
Le Figaro : Les Clubs 89 restent-ils toujours aussi hostiles à l'Europe du traité de Maastricht ?
Jacques Toubon : L'Europe et les institutions européennes font toujours l'objet de discussions vives. À l'automne 1992, les Clubs avaient plutôt pris position contre Maastricht. Il y a une tendance – je ne crois pas qu'elle soit majoritaire mais elle s'exprime – qui, pour résumer, considère que l'Europe est à la source de tous nos maux. C'est une contestation du marché unique et de l'union économique et monétaire.
Le Figaro : Cela conduit-il ces clubs à soutenir l'« autre politique » prônée par Philippe Séguin ?
Jacques Toubon : Non, parce que les Clubs, sur le plan économique et social, sont beaucoup plus proches des thèses détendues par Édouard Balladur. Ils ne partagent pas le discours un peu gaulliste de gauche ou social-démocrate qui peut être celui de Philippe Séguin sur le plan de la politique économique et sociale, de la lutte contre le chômage – ce que vous appelez « l'autre politique ».
Le Figaro : On peut dire que les Clubs sont derrière Jacques Chirac ?
Jacques Toubon : Ils sont avec Jacques Chirac, comme ils l'on toujours été. Le contraire serait étonnant ! Dans la mesure même où les Clubs sont beaucoup moins liés aux affaires électorales, aux péripéties quotidiennes, d'une certaine façon, ils sont un peu comme la quille d'un bateau, la partie qui ne bouge pas.
Le Figaro : Jacques Chirac a auprès de lui une cellule présidentielle, des groupes de parlementaires, la direction du mouvement gaulliste. Quelle est, dans ce dispositif, la place des Clubs 89 ?
Jacques Toubon : Pour l'instant, ils travaillent et nous n'avons pas déterminé les conditions dans, lesquelles ils vont contribuer à la campagne présidentielle. Pour une raison simple : il n'y a pas de pré-campagne présidentielle. Donc, les Clubs fournissent leurs armes et les tiendront disponibles ; Nous verrons dans quelles conditions.
Le Figaro : pensez-vous que l'élection présidentielle permettra un nouvel élan ou une rupture ?
Jacques Toubon : Je pense qu'elle favorisera un nouvel élan. L'élection présidentielle est par essence un commencement. C'est là que les partis se font et se défont à travers la majorité présidentielle. C'est là que la nation adopte son projet. Et c'est à partir de la présidentielle qu'un certain nombre de réformes peuvent être réalisées, puisque le pouvoir présidentiel et le pouvoir parlementaire se trouvent en concordance. L'exécutif a donc les mains libres.
Le Figaro : Vous préférez l'expression « nouvel élan » au terme « rupture » ?
Jacques Toubon : Je préfère en effet l'expression « nouvel élan ». Je pense que le terme de « rupture » est négatif. De surcroît, je ne pense pas que la rupture corresponde à une réalité car en France les choses sont trop subtiles, trop sophistiquées pour qu'on puisse passer en une seule élection du jour à la nuit. C'est plutôt l'image de l'allumage du gros moteur de la fusée.
Le Figaro : Êtes-vous favorable aux primaires pour désigner le candidat de la majorité à l'élection présidentielle ?
Jacques Toubon : Je suis favorable aux primaires depuis le début, je l'ai toujours dit. Je pense qu'il faut aboutir à un candidat unique. C'est indispensable et nous voulons avoir toutes nos chances face à la gauche. Les primaires représentent l'une des techniques pour parvenir à cet objectif. Su l'on trouve d'autres moyens, je veux bien.