Texte intégral
LE PARISIEN du 31 août 1998.
Le parisien : Comment jugez-vous le discours de la rentrée du Premier ministre ?
Alain Deleu : C’est une intervention d’un dirigeant politique devant son parti, même s’il l’a fait en tant que Premier ministre. Globalement, Lionel Jospin a confirmé la ligne fixée en dépit des débats internes de sa majorité, c’est intéressant à noter.
Le parisien : Lionel Jospin s’est montré plutôt optimiste quant à la situation sociale. Partagez-vous son analyse ?
Alain Deleu : Lionel Jospin a insisté de façon assez naturelle sur le retour de la croissance et un certain retour de la confiance. Si, sur le terrain, nous constatons qu’effectivement la croissance est revenue et que les choses, en moyenne, vont plutôt mieux, en revanche on ne peut pas dire que la confiance soit totalement revenue. Course à la productivité, restructurations incessantes, pressions, annualisation et précarisation du travail… tout ce que subissent les salariés bride fortement la confiance des gens. Enfin, la crise internationale n’est pas de nature à nous faire penser que l’horizon est entièrement bleu.
Le parisien : Quel propos du Premier ministre ont retenu votre attention ?
Alain Deleu : Il a affiché sa volonté de faire des propositions en matière de régulation économique internationale mais ce n’est qu’une intention. Il a par ailleurs fait une confirmation concernant les services publics avec un certain réalisme qu’il faut encourager. Sur des dossiers et les réformes aussi importantes que les retraites, la Sécurité sociale, la vie familiale, la précarité… il n’y a pas d’éléments nouveaux.
Le parisien : Que pensez-vous du rythme modéré adopté par le gouvernement pour conduire les réformes ?
Alain Deleu : On sait qu’en France rien ne se fait bien dans la précipitation. Je pense qu’il y a des terrains, comme la précarité de l’emploi ou la question des retraites, sur lesquels il est nécessaire d’avancer rapidement. Ces problèmes nécessitent une vision globale et u travail avec l’ensemble des partenaires sociaux.
Le parisien : Est-ce que vous travaillez aussi bien avec le gouvernement Jospin qu’avec ses prédécesseurs ?
Alain Deleu : J’ai noté avec intérêt que Lionel Jospin se dit réformiste. Un mot qui appartient au vocabulaire CFTC car nous avons quatre-vingts années d’expérience de construction sociale basé sur la réforme négociée avec les partenaires sociaux.
La Vie à Défendre - septembre 1998
La Vie à Défendre : Quelle méthode le Conseil confédéral a t-il adoptée en vue de l’élaboration de ce rapport programme ?
Alain Deleu : Ce document devra être le fruit du travail de l’ensemble du mouvement et s’inscrire dans l’esprit de la culture de l’action et du rassemblement mis en œuvre lors du Conseil confédéral du mois de février dernier.
Nous souhaitons, en effet, qu’un large débat s’instaure dans le mouvement à l’occasion de l’élaboration de ce rapport programme. Deux pistes ont été retenues par le Bureau confédéral. Tout d’abord, les adhérents et les militants seront sollicités pour qu’ils apportent leur contribution. Ils pourront se fonder sur leur propre expérience de la vie syndicale, sur les précédents rapports programmes (de 1965 et 1977), sur les rapports d’orientation des différents congrès, notamment celui de Nantes en 1996…
Parallèlement, se déroulera un travail en commissions. Les commissions confédérales existantes, bien sûr, qui réfléchiront sur leur domaine de compétence, mais aussi les commissions que nous jugerons utile de créer de manière à ce que l’ensemble du champ qui nous préoccupe soit balayé. Par exemple, il sera utile de faire travailler ensemble les différentes commissions qui s’intéressent aux questions de l’emploi.
La Vie à Défendre : Qu’est-ce qui différencie un rapport programme d’un rapport d’orientation ?
Alain Deleu : Un rapport programme est un document global, fondamental qui a pour objectif d’éclairer l’action syndicale pour la décennie à venir. Ce n’est pas un cahier de revendications.
D’autres documents sont rédigés qui font vivre le mouvement entre deux rapports programme. C’est le cas des rapports d’orientation adoptés par les Congrès et qui présentent la particularité de donner un coup de projecteur sur ou tel thème abordé dans le rapport programme. Depuis le dernier rapport programme adopté en 1977 par le 39e Congrès réuni à Versailles, chaque congrès a ainsi apporté un éclairage précis sur un sujet d’actualité : l’emploi en 1981, les évolutions de l‘économie en 1984, le syndicalisme chrétien en 1987 à l’occasion du centième anniversaire de la création du premier syndicat chrétien, l’Europe en 1990…
En 1996, s’est fait sentir le besoin d’un rapport programme. C’est pourquoi le document d’orientation présenté par Michel Coquillion, tout en gardant la structure d’un rapport d’orientation, était davantage stratégique, plus global que les précédents. Il s’agissait, en fait, d’un travail préparatoire au rapport programme de 1999.
La Vie à Défendre : Concernant les contributions du mouvement, le Conseil confédéral établira t-il une liste de thèmes qu’il souhaite voir aborder, ou bien les adhérents pourront-ils traiter tous les sujets qu’ils souhaitent ?
Alain Deleu : Le Conseil confédéral dégagera les thèmes prioritaires de réflexion, mais le mouvement sera invité à s’exprimer comme bon lui semble. Il faut faire vivre le débat : il n’y aura donc pas de sujet tabou.
Il me semble que certains thèmes sont incontournables : le statut et l’organisation du travail, la place de l’homme dans l’entreprise, la dimension internationale de l’action syndicale, la protection sociale, le dialogue social, le partenariat…Pour ce qui est des questions de société, il y aura la famille, l’éducation, le rôle de l’Etat… Concernant les principes, il me semblerait indispensable d’aborder la dimension nouvelle de la notion de bien commun dans une économie mondiale. Ce rapport programme devra permettre d’affirmer la place et le rôle de la CFTC sur l’échiquier syndical français et international.
La Vie à Défendre : Est-ce à dire que toutes les énergies de la CFTC seront mobilisées par la réalisation de ce rapport programme ?
Alain Deleu : La préparation du congrès qui nous occupera une partie de l’année, ne doit pas être une parenthèse. La vie ne s’arrête pas parce qu’on met au point un rapport programme. Le syndicalisme, tel qu’il se vit au quotidien, peut éclairer la stratégie et donner de la perspective à notre rapport programme. Je pense notamment aux négociations sur les 35 heures qui provoquent des prises de conscience et des initiatives dans de nombreux domaines de la vie syndicale. Elles devraient enrichir notre conception du syndicalisme.
Le débat sur les licenciements, le fonctionnement de la protection sociale et son avenir, l’évolution des services publics, l’amélioration de la formation… seront autant d’occasions de donner du corps à notre réflexion.
Face aux mutations de l’économie et son cortège de restructurations, délocalisations… nos militants sont désarçonnés. D’où la nécessité de prendre en considération ce qui se passe dans l’entreprise, mais aussi ce qui se passe autour. Situer notre action dans un rapport plus vaste, c’est ça un rapport programme.
Nous devons éviter deux écueils. Le premier consisterait à divaguer la tête dans les étoiles. Nous pourrions, aussi, tomber dans l’excès contraire : ne jamais lever le nez du guidon. Aucune de ces deux attitudes ne permettra d’aller de l’avant. Dans un cas, perdu dans nos pensées, nous risquons de nous tromper de route. Dans l’autre, nous pourrions rater les virages et foncer droit dans le panneau. Nous devons trouver une attitude médiane et faire en sorte que notre réflexion soit éclairée par l’action, et inversement.
La Vie à Défendre : Tel est l’esprit de la rencontre des dirigeants des 3, 4 et 5 septembre prochain…
Alain Deleu : Cette année, en la baptisant université d’été, nous avons, en effet, voulu lui donner une nouvelle dimension. Par ces termes, nous avons souhaité montrer que l’analyse et la prospective devait s’enraciner dans le quotidien, l’évolution de la société, du monde du travail et du syndicalisme, mai aussi et pourquoi pas, intégrer un questionnement éthique ?
La Vie à Défendre : La part des échanges internationaux dans l’activité économique est en progression constante. Le syndicalisme semble, lui, se cantonner à la stricte dimension nationale. Les négociations se déroulent à l’échelon national, les revendications sont le plus souvent franco-françaises… Peut-on et doit-on s’en contenter ?
Alain Deleu : Quand on veut prendre un verre, on se rend généralement dans le bistrot le plus proche, on ne va pas à l’autre bout de la ville. Autrement dit, quand un salarié à un problème avec son employeur, il se tourne vers les organisations syndicales présentes dans son entreprise ou son département. Il va rarement dans l’usine d’à côté, la région voisine ou à l’étranger…Le syndicalisme de service et de proximité tel que nous le concevons, loin d’être dépassé, demeure fondamental et démontre quotidiennement son efficacité. J’irais même plus loin : il faut le développer et le faire évoluer. La densité des grandes villes allant en augmentant, la pression sociale ira grandissante et les relations humaines, de confiance, de proximité deviendront primordiales.
Ceci étant, il faut bien reconnaître que ce sont les échanges internationaux qui structurent, aujourd’hui, l’activité économique. Il s’en produit une uniformisation facteur d’injustices. A cette nouvelle organisation de l’économie, doivent répondre de nouvelles régulations humaines et sociales tournées, elles aussi, vers la dimension internationale. L’Union économique et monétaire européenne (UEM), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation mondiale du commerce (OIT) sont des initiatives intéressantes, mais insuffisantes. Pourtant, les gens sont de plus en plus nombreux à réclamer une prise en compte de la dimension sociale dans les relations économiques internationales. En témoignent, par exemple, la marche mondiale contre le travail des enfants, la manifestation de Luxembourg de novembre 1998 pour l’emploi en Europe et les violentes manifestations de Genève de mai dernier, pendant la réunion de l’OMC.
Face à cela, le syndicalisme européen et mondial est bien faible par rapport aux enjeux, mais les mentalités évoluent. La CFTC s’engage de plus en plus au sein de la Confédération européenne des syndicats (CES) et de la Confédération mondiale du travail (CMT) pour que se mette en place au paritarisme européen. Des accords ont été signés à l’échelon européen. Peu, il est vrai ; il est vrai aussi que l’UNICE, qui fédère le patronat privé européen, freine des quatre fers, mais c’est un début plutôt encourageant. C’est une affaire de longue haleine.
La Vie à Défendre : Quelles doivent être les bases de ce partenariat international ?
Alain Deleu : J’ai trois convictions. La première est qu’il faut être positif. La croissance redémarre ? Eh bien construisons sur cette croissance et cessons de voir la vie en noir ! La liberté économique n’a pas que des mauvais côtés. Elle offre à l’homme la possibilité d’être acteur de son développement. Bien sûr, il faut l’encadrer, on ne peut pas tout permettre an nom de l’idéologie quelle qu’elle soit. Le fondement qui permet d’éviter les excès du libéralisme se trouve dans nos racines sociales chrétiennes. Il faut, donc, conforter notre identité.
Deuxième conviction : nous devons coller au terrain. Il faut dire aux gens que nous nous sommes avec eux, que là où ils sont, nous sommes, que nous sommes eux. C’est ce que nous avons dit – mal peut-être, mais c’était la substance de notre message – pendant la campagne des prud’homales ; c’est ce que nous avons fait sur le Tour de France ; c’est ce que nous nous efforçons de faire tout au long de l’année sur les lieux de travail.
Enfin, troisième et dernier ressort de notre action : la volonté d’aboutir à de bons accords par la négociation. C’est une responsabilité qui s’échelonne dans tout le mouvement, de la section syndicale à la confédération, en passant par les fédérations.