Interviews de M. Jacques Toubon, ministre de la culture et de la francophonie, dans "Le Monde" du 23 mars 1994 et dans "L'Evénement du jeudi" du 31 mars, sur le Salon du livre, la protection de la propriété intellectuelle des logiciels, la défense des libraires, la promotion du livre.

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Circonstance : Salon du livre à la porte de Versailles, à Paris du 23 au 28 mars 1994

Média : Le Monde - L'évènement du jeudi

Texte intégral

Le Monde : 23 mars 1994

Le Monde : Le salon du livre de Paris s'ouvre dans la mauvaise humeur, certains éditeurs remettant en cause la manifestation. Ce salon a-t-il encore un intérêt ?

Jacques Toubon : Oui, c'est pourquoi nous avons plaidé pour que le Salon se tienne porte de Versailles, seul lieu disponible et commode – après la fermeture du Grand Palais – et pour qu'il prenne place au sein d'une manifestation à entrées multiples, comportant SAGA, Musicora et Découvertes. Je fais le pari que c'est une bonne idée. Je comprends, par ailleurs, les réticences traditionnelles, des éditeurs, mais étant donné tout ce qui doit être mis en œuvre pour « retrouver la familiarité » avec le livre et l'écrit en général, il serait fâcheux de voir ce salon disparaître : il faut au contraire faire de plus en plus de communication autour du livre.

Le Monde : Certains éditeurs de littérature générale s'interrogent sur cette « communication » et sur le public de cette « manifestation à entrées multiples »

Jacques Toubon : La question est de savoir quel public on veut atteindre. Nous avons favorisé la diminution du prix d'entrée, pour rendre le livre accessible au public qui s'en est éloigné pour des raisons d'argent ou de mode de vie. C'est un aspect de politique culturelle, distinct des questions commerciales telles qu'elles se posent pour les éditeurs. Cela rejoint une réflexion beaucoup plus vaste sur la promotion, à long terme, de l'écrit. Nous devons utiliser les modes de vie actuels et les nouvelles techniques, au profit de l'écrit, même si cela implique qu'une partie de l'écrit ne soit plus dans les « livres » tels qu'on les connaît aujourd'hui. L'important est de maintenir la prééminence de l'écrit en tant que source. D'où l'idée que le Salon du livre a tout à gagner à être rapproché de manifestations consacrées à d'autres types de « biens culturels ». Il s'agit de savoir s'il on se bat « en défense » ou si l'on adopte une stratégie offensive visant à faire des livres, puis à les vendre, en transférant largement l'écrit sur d'autres supports. C'est une évolution qui correspond à celle de la société, en particulier des jeunes. Ce qui apparaît aujourd'hui comme un déclin des livres et de la lecture peut devenir un élément de développement de l'écrit.

Le Monde : En renforçant encore la concentration éditoriale et la banalisation intellectuelle ?

Jacques Toubon : Que la concentration de la diffusion – l'importance des investissements sur les réseaux ou sur la technique des matériels (les CDI, les CD-rom, les ordinateurs, la télévision, etc.) – se répercute sur les éditeurs et les auteurs n'est pas une fatalité. Tout cela passe par des logiciels, c'est à dire d'abord par de la créativité.

Je vais faire adopter, à cette session parlementaire, un texte que toute la profession attend parce que, pour l'instant, nous sommes en retard sur le plan juridique : la directive communautaire sur les logiciels à l'échelle de l'Europe. Pour ce qui concerne la « matière grise » – de l'écrivain jusqu'au producteur, au programmateur, au fabricant de logiciels, sans oublier notre patrimoine, nos musée, nos monuments, nos pièces de théâtre – je crois que nous sommes indiscutablement en position de force. En revanche, nous sommes plus faibles sur la diffusion, notamment par le câble. Notre réglementation est en retard, puisque dans notre pays le téléphone et la télédistribution sont encore séparés. Là-dessus, il faut avancer, pour être prêt au moment où la concurrence sera complète en Europe.

Le Monde : Mais dans le domaine du livre, votre souci de rendre la culture «  plus accessible » se traduit-il par des mesures concrètes ?

Jacques Toubon : Oui. On n'a peut-être pas vu de mesures immédiates ou d'effets immédiats, mais les nouvelles technologies sont, par définition, des technologies d'accès et de diffusion à effet multiplicateur. Elles correspondent aussi à la manière dont les gens, et en particulier les jeunes, réagissent, par association d'idées. Pour élargir le public, il faut se mettre à sa portée, être conforme à ses modes de fonctionnement.

Par ailleurs, nous sommes en train d'étudier la situation des librairies. Je pense que je vais présenter un projet de loi portant notamment sur le plafonnement des remises accordées aux collectivités locales. L'effet en sera, évidemment, de favoriser les librairies indépendantes, c'est-à-dire l'accès de l'ensemble du public au livre, notamment dans les départements qui ne comportent pas de grandes agglomérations urbaines. Ce projet devrait prendre la forme d'un amendement à la loi de 1981.

Le Monde : Ne craignez-vous pas que certains n'en profitent pour essayer de remettre en question cette loi de 1981 sur le prix unique ?

Jacques Toubon : Certains en profiteront probablement. Et alors ? La majorité parlementaire ne me paraît pas très susceptible d'être atteinte par ce genre de tentative. Mais l'enjeu est de taille : au fur et à mesure que se développe le réseau des bibliothèques – tendance très forte par rapport à ce qui s'est passé dans les temps anciens –, une pression considérable s'exerce sur les commerçants indépendants. Il y a donc une nécessité absolue d'essayer de mettre la tête des librairies indépendantes hors de l'eau.

L'existence même des bibliothèques constitue une pression sur la distribution commerciale des livres. C'est un choix de politique culturelle. Je pousse les collectivités locales à investir dans des bibliothèques en leur faisant valoir que le financement d'une partie de la dotation globale de décentralisation n'existera plus à partir de 1997. C'est souvent difficile à entendre. À Toulouse, par exemple, j'ai échoué auprès du maire, Dominique Baudis.

Reste le problème du prix du livre. Peut-on vendre le livre considérablement moins cher qu'on ne le vend aujourd'hui ? C'est l'économie du système, l'économie de l'édition et de la distribution du livre qui est en cause. C'est donc aux entreprises elles-mêmes de savoir dans quel sens elles vont aller. Avec l'arrivée des nouveaux supports et les investissements que cela suppose, avec les questions soulevées par les adaptations nécessaires de la propriété intellectuelle à ces nouvelles techniques, le moment est-il bien choisi pour mener une opération d'un aussi fort effet sur l'ensemble du secteur ? Je pense que les entreprises devront se poser des questions, notamment en raison de la concurrence internationale. Dans une situation de ce type, je ne crois pas que la stratégie de la ligne Maginot soit la bonne.

Le Monde : Vous insistez sur les bibliothèques. Qu'en est-il de la directive européenne instaurant le principe du prêt payant, qui doit entrer en vigueur le 1er juillet et sur laquelle vous semblez réservé ?

Jacques Toubon : Le ministère de la Culture est arrivé à la conclusion qu'un nouveau texte n'est pas nécessaire à la mise en œuvre de la mesure communautaire instituant le droit de prêt. Notre législation actuelle – la loi de mars 1957 sur la propriété artistique et littéraire – nous met à la hauteur des exigences européennes. Sur le fond, il y a un secteur qui, d'un commun accord entre les éditeurs, les collectivités locales, les intéressés, paraît devoir être traité à part : celui de la jeunesse qui représente 50 % des prêts. De toute façon, le règlement de cette affaire peut se faire au rythme souhaité : il n'y a pas d'échéance au 1er juillet. Un Modus Vivendi global doit être trouvé : un équilibre entre l'avantage que l'on peut donner aux auteurs, aux éditeurs et aux libraires en plafonnant les remises ou en rémunérant la reprographie, et celui donné actuellement aux collectivités locales avec un droit de prêt « zéro ». Pour ce qui concerne la reprographie, un projet de loi est à l'étude. Il instaurera un droit de reprographie des œuvres protégées, payé par les usagers.

Le Monde : Vous évoquez souvent la promotion du livre à l'étranger. Où en sont les travaux de la commission que vous avez créée ?

Jacques Toubon : Son rapport devrait être remis dans quelques jours. C'est un chantier majeur, car nous avons une vision trop hexagonale de la politique culturelle. L'exportation est primordiale, à la fois sur nos marchés traditionnels, francophones et sur bien d'autres, à travers les traductions. Il faut, je crois, modifier les systèmes actuels d'exportation pour les rendre plus efficaces. Et, surtout, les aides devraient être liées aux ventes, c'est-à-dire correspondre à une réelle efficacité commerciale. Enfin, il faut certainement réformer les organismes qui s'occupent de l'exportation.

Le Monde : Parlant des livres, vous préférez, dites-vous, ne pas vous « battre en défendre ». Votre projet de loi sur la langue française n'est-il pas, lui, un texte de « repli » ?

Jacques Toubon : Pas du tout. Cette loi sur la langue française, personne ne veut comprendre. Ce n'est pas un règlement de la langue – lequel est du ressort de l'Académie française et de l'usage. C'est une loi qui prévoit qu'on doit, dans les principales circonstances de la vie – le travail, l'économie, le commerce (les modes d'emploi, par exemple) – utiliser le français, c'est-à-dire ne plus le considérer comme une langue morte, l'anglais étant perçu comme la seule langue évolutive. Pourquoi ne pas faire en sorte que notre langue évolue aussi ? Pourquoi ne pas intégrer, par exemple, le langage des banlieues – pas celui de Brooklyn, celui de Saint-Denis – qui est extrêmement « productif » ?

Je veux donc faire une loi de service. Je suis toujours étonné de voir ceux qui prétendent «  défendre le peuple » m'expliquer que rien n'est plus beau que d'employer des mots qui sont incompris de 95 % des gens. Dernier point qui m'a beaucoup frappé : depuis qu'on a rendu public ce texte, tout le monde ne parle que de ça. Quand les gens utilisent un mot d'anglais et disent : « Ah ! Toubon va me sanctionner ! », n'est-ce pas déjà un effet, extrêmement positif, de la loi ? Désormais, on pense, en France, à parler le français. Cette prise de conscience est mon objectif majeur, l'autre étant une politique nouvelle d'enseignement que l'opinion publique appelle manifestement de ses vœux.


L'Événement du Jeudi : 31 mars 1994

L'Événement du Jeudi : Bill Clinton lance le programme des autoroutes de l'information et l'industrie multimédia s'organise partout dans le monde. Mais vous, vous arrêtez la numérisation des œuvres de certains musées engagée par Microsoft, le géant américain de l'électronique. Une contre-offensive ?

Jacques Toubon : Les Européens ont senti poindre la menace pendant les négociations du Gatt. Les dernières semaines, les américains ne rêvaient que d'une chose ; avoir les mains libres pour dominer le marché des nouvelles technologies. La tentative de Microsoft n'a fait que confirmer la tendance. Conscient du danger, j'ai immédiatement réagi. Et c'est normal : nous tenons entre nos mains un moyen révolutionnaire qui permettra de valoriser notre patrimoine à l'échelle planétaire. Pas question, dans ce cas, de nous faire piller comme un État colonisé. Je ne veux pas la guerre avec l'Amérique mais un partenariat équitable. Nous savons tous, et les Américains les premiers, que l'Europe géographique possède la matière culturelle indispensable pour constituer les bases de ces nouveaux produits. Ne laissons pas passer cette chance historique !

L'Événement du Jeudi : Comment l'exploiter efficacement ?

Jacques Toubon : En lançant une véritable industrie des programmes, aussi compétitive qu'inventive. N'oublions pas que la France se classe en seconde position sur le marché des logiciels et qu'elle possède aussi des entreprises efficaces, publiques ou privées. À Bruxelles, les choses commencent à bouger. Les pouvoirs publics des pays européens vont mettre en place des systèmes d'aide, un peu à l'image de ceux qui existent déjà chez nous pour le cinéma. Il y a une urgence ! Si nous ne concluons pas en 1995, à l'échelon européen, tous les accords qui s'imposent, l'année suivante je crains qu'il soit trop tard : les Américains nous envahiront.

L'Événement du Jeudi : Comment comptez-vous protéger les droits d'auteur ?

Jacques Toubon : Il faut, d'une part, protéger le droit d'auteur, et pour cela nous devrons sans doute adapter la loi sur la propriété intellectuelle, d'autre part, éviter que notre patrimoine ne soit pillé : la question est de trouver un juste équilibre entre le libre accès aux œuvres et la rémunération de leur exploitation. La commission Sérinelli est en charge de tous ces problèmes juridiques et devrait me remettre ses conclusions dans quelques semaines. Je ne peux rien vous dire de plus…

L'Événement du Jeudi : Quel rôle votre ministère va-t-il jouer dans cette grande mutation fin de siècle ?

Jacques Toubon : Le ministère de la Culture doit jouer un rôle d'aiguillon, d'initiateur, en collaboration, bien sûr, avec tous les autres ministères concernés : la Communication, l'Industrie, l'Aménagement du territoire et l'Éducation nationale. Je souhaite, d'ailleurs, multiplier les expériences concrètes, en numérisant, par exemple, très rapidement, une grande partie des collections des musées de province. Le gouvernement va débloquer, pour ce grand projet, une première tranche de 10 millions de francs. Mais il faut aussi, impérativement, revaloriser l'enseignement artistique à l'école en y introduisant le multimédia. Pour réussir notre pari technologique, nous aurons besoin d'une foule d'auteurs, d'artistes, de concepteurs… la culture, c'est le ministère du futur !

L'Événement du Jeudi : Aujourd'hui, la culture ne touche que 10 % de la population française. Pensez-vous que les nouvelles technologies puissent réellement rendre la culture plus accessible, notamment aux jeunes ?

Jacques Toubon : Évidemment ! Grâce aux jeux vidéo, ils ont déjà acquis une pratique. L'outil électronique leur est coutumier. Il suffit d'exploiter intelligemment cette familiarité pour les faire accéder à la culture. C'est indéniable qu'avec un multimédia l'apprentissage est plus ludique. Il est impératif que l'ensemble des instruments traditionnels de la culture soient utilisés de cette façon-là. Toutes ces questions me passionnent pour une raison simple : je crois que ma tâche est d'ouvrir la culture à tout le monde. Or, si celle-ci se drape dans sa dignité en refusant cette grande révolution, il sera impossible, dans l'avenir, de mener une politique culturelle vraiment ouverte et démocratique.