Débat entre MM. Jacques Toubon, ministre de la culture et de la francophonie, et Jean-Marc Varaut, avocat de M. Maurice Papon, dans "Le Quotidien" du 24 mars 1994, sur l'affaire Touvier, l'obligation de mémoire par rapport au passé, la notion de crime contre l'humanité et le régime de Vichy.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Quotidien

Texte intégral

Un débat entre le ministre de la Culture et l'avocat de Maurice Papon sur l'oubli, la mémoire et la justice en tant qu'instrument de la connaissance historique

Fallait-il juger Touvier ?

Fallait-il juger Touvier, comme on a jugé Barbie, mais pas Legray ou Bousquet ? Faut-il oublier, tourner la page comme, semble-t-il, les Allemands eux-mêmes le souhaitent ? (1). À ces questions, obsessionnelles depuis un quart de siècle, le législateur français avait cru apporter une réponse en 1964, en votant l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité. Une réponse, en fait, biaisée dès l'origine, puisque dans son esprit – si pas dans sa lettre – cette loi ne pensait qu'à l'éventuelle "résurrection" de criminels nazis, D'accord pour empêcher la revanche du IIIe Reich, elle n'envisageait pas une seconde que la France puisse enfin, par ce biais, se résoudre à régler ses comptes avec elle-même. C'est qu'elle était bien commode, la mémoire acceptée par tous à la Libération, et bien joli le conte de fées raconté par le général de Gaulle à une France qui, au sortir de la guerre, ne demandait pas mieux que de prendre Vichy pour une parenthèse désormais et définitivement refermée.

Paul Thibaud écrivait à ce propos, dans la revue "Esprit", en janvier 1991 : "Tout s'est organisé comme si, par une sorte de communion patriotique, le courage de la minorité significative pouvait être attribué à la France, donc à tous les Français En termes théologiques, on pourrait dire qu'il y eut transfert des mérites des saints sur le compte des pêcheurs, moyennant l'accomplissement de certains rites de célébration : une affaire d'indulgences."

Certes, mais cette mauvaise monnaie n'a pas tenu le choc du temps face à la bonne, patiemment élaborée depuis une vingtaine d'années par des historiens aiguillonnés par l'action des victimes ou de leurs héritiers. La réalité, derrière le mythe qui convenait trop bien à la classe dirigeante de ce pays, n'était-elle pas celle décrite par Alfred Grosser, dans le dernier numéro de la revue "Autrement", fort opportunément titré "Oublier nos crimes" sous-titré "l'Amnésie nationale, une spécificité française ?" : "Ce ne sont pas quelques collaborateurs mais tout un appareil de gestion administratif qui, en France, à quelques exceptions près, a parfaitement obéi (…). Le gouvernement de Vichy fait parfaitement fonction de boue émissaire et permet de limiter les coupables à quelques individus. Or, il y a eu une continuité française forte entre 1940 et 1944." Et puis, si l'on veut absolument réduire Vichy à une parenthèse illégitime, "pourquoi, alors, ne pas affirmer qu'Hitler n'était qu'une parenthèse entre la République de Weimar et celle de Bonn ?"

De ce fait, c'est autant pour contribuer à la réécriture de l'histoire que pour juger des hommes, que ces procès ont été entrepris. Avec tout l'intérêt – quelle meilleure façon de toucher l'opinion que de faire ainsi l'histoire en public, et avec des témoins encore vivants ? – mais également toutes les limites du mélange des genres contorsions juridiques pour faire entrer les cas visés dans la seule catégorie possible, et surtout limitation du champ aux seules persécutions antisémites. Mais il est vrai que ce qui s'est passé avec le procès Barbie a balayé bien des objections, et que si bien peu de gens ont vraiment suivi dans tous ses détails la procédure, les témoignages des rescapés de la Gestapo et des camps, et encore plus tout ce qui a été écrit et publié à cette occasion, ont incontestablement permis à la connaissance générale des crimes allemands en France de faire un saut quantitatif et qualitatif inimaginable autrement ; et que dans ces conditions, il était difficile de ne pas passer à la page française de cette période tragique de notre histoire. Quel qu'en soit l'accusé-prétexte. Et même s'il est évident que le cas Bousquet aurait été autrement exemplaire.

R. T.

(1) Sondage réalisé par l'Institut EMNLD, du 12 au 31 janvier pour le compte du Comité juif américain.

Le Quotidien : Lorsqu'il était ministre, en octobre 1990, Georges Kiejman avait estimé, alors que l'instruction du dossier Bousquet traînait en longueur : "Au-delà de la nécessaire lutte contre l'oubli, il peut paraître important de préserver la paix civile." En septembre 1987, pour tenter d'atténuer le trouble né de la grâce qu'il avait accordée à Paul Touvier, le Président Pompidou interrogeait les Français : "Allons-nous éternellement entretenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ?" À l'heure du procès de l'ancien chef de la milice lyonnaise, le temps est-il venu, comme le souhaitait Georges Pompidou, de "jeter le voile" ?

Jacques Toubon : J'avais été profondément choqué, à l'époque, par les propos de Georges Kiejman. Son choix d'une tranquillité sociale au détriment de la poursuite du droit et de la justice m'avait surpris, de la part d'un ministre qui plus est auxiliaire de justice – NDLR avocat – dans le civil. Dans l'affaire Bousquet comme dans toutes les affaires de ce genre, il n'y a pas d'incompatibilité entre la réconciliation nationale et l'exercice de la justice. L'amnistie est la technique juridique qui permet d'effacer les conséquences des déchirements du passé. Cette finalité politique, économique et sociale n'est pas incompatible avec l'exercice de la justice, qui doit s'attacher à revenir aux événements et établir si les accusés sont coupables ou non.

Ce n'est pas empêcher la réconciliation que d'ouvrir la voie du droit. Le Président Pompidou, en accordant sa grâce en 1972, a d'ailleurs clairement précisé qu'il relevait ainsi Paul Touvier de certaines conséquences de ses condamnations, mais qu'en aucune façon il ne l'avait exonéré de sa responsabilité, et qu'il ne se prononçait par conséquent pas sur le plan judiciaire, que ce soit pour le passé ou pour l'avenir.

Dans ce genre d'affaires, je reste attaché pour ma part à la phrase de Camus : "Il faut prendre le chemin de la simple justice". Ce chemin de la simple justice, c'est ce que les Français (ceux d'aujourd'hui comme ceux d'il y a cinquante ans ou ceux des cinquante ans à venir) peuvent attendre de mieux, dans la mesure où l'injustice est la chose la plus grave pour

Jean-Marc Varaut : Je suis d'accord sur l'obligation de mémoire par rapport au passé. Le procès est un mode exemplaire de mémoire. Ce fut en particulier le cas pour celui de Nuremberg, qui a permis de réunir des éléments de connaissance historique (au point de représenter vingt ans d'avarice sur l'histoire), de juger les crimes les plus extraordinaires et les plus horribles jamais commis, et de décharger l'Allemagne de sa responsabilité en désignant les coupables. Il a eu une fonction de mémoire et de catharsis, en enrayant l'enchaînement de la violence propre à un procès. Il faut d'abord que la justice passe.

Il me semble néanmoins difficile de concilier d'une part l'existence, grâce à l'amnistie, de la possibilité d'oubli, par la volonté de la loi, des conséquences judiciaires de faits, et d'autre part l'ouverture d'un procès après une période de cinquante ans. Il ne s'agit pas, dans le cas de Touvier, d'apprécier le rôle un médiocre personnage qui est loin d'être une figure emblématique de la collaboration, mais qui fut seulement un second couteau de la milice. Touvier a déjà été jugé et condamné deux fois par contumace. Ces peines ont été prescrites en 1966 à 1967, et la grâce de 1972 ne porte que sur les conséquences pour sa famille d'une condamnation prescrite. En fait, à compter de cette date, le procès a été médiatique avant d'être judiciaire. À l'époque, il n'existait pas de plaignant contre Touvier. La campagne de presse (environ 2 000 articles) a été déclenchée à l'initiative de mes confrères Nordmann et Ianucci, les avocats du Parti communiste. Il s'agit en fait de la mise en scène judiciaire de la volonté idéologique de faire le procès de la France de Vichy. Celui-ci a pourtant été fait à la Libération, mais certains voudraient le refaire en profitant de la confusion des mémoires, de la disparition des témoins et du vieillissement des hommes.

Jacques Toubon : La procédure me semble au contraire de nature à permettre de distinguer de façon précise la responsabilité individuelle et la responsabilité collective latente qu'on voudrait mettre sur le dos des Allemands globalement, ou des Français à travers Vichy. On a considéré que les années qui ont suivi la Libération avaient vidé le problème de la responsabilité de l'État et de la mentalité collective française. L'épuration légale a atteint en partie cet objectif. Mais cela ne doit pas interdire aux historiens de faire œuvre scientifique. Ils ont, depuis, fait émerger des faits qui étaient longtemps restés enfouis, comme les mesures législatives et réglementaires ainsi que les actions policières engagées contre les juifs.

II s'agit évidemment de faire la part des choses. Il revient aux magistrats et aux avocats, de faire la différence entre ce qui peut intéresser l'histoire et ce qui est du ressort de la justice.

Le Quotidien : II semble que l'amalgame ait parfois été délibérément entretenu, Serge Klarsfeld a, précisément, vu dans ces procès un moyeu de revenir sur l'histoire du vivant des acteurs, afin d'éviter la risque d'oubli de Vichy dont il prenait conscience au début des années soixante-dix.

Jacques Toubon : Le procès Barbie a effectivement permis de montrer que les Allemands n'étaient pas les seuls à avoir commis des crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité pendant cette période. Il n'y a pas sur le peuple allemand de fatalité qui voudrait qu'il soit composé de nazis et de criminels alors que les autres seraient totalement purs de leurs pensées et de leurs actes. Il y a donc une certaine équité historique à rétablir. Mais il n'existe pas d'amalgame systématique entre justice et histoire.

Le Quotidien : Le fait de juger un crime après cinquante ans ne pose-t-il pas certains problèmes en matière de justice ?

Jean-Marie Varaut : C'est la première fois dans le monde que l'on juge un homme cinquante ans après les faits qui lui sont reprochés. De nombreux témoins ont disparu. La mémoire des survivants a été déformée par des événements récents, C'est par exemple le cas pour ceux qui ont cru s'être souvenu avoir vu Touvier près de Barbie. L'instruction a montré qu'ils se trompaient, ou bien qu'ils mentaient.

Jacques Toubon : Un jugement si tardif présente certes des faiblesses de caractère technique indiscutable (disparitions, ambiguïté des témoignages). Mais s'il en est ainsi, c'est que Touvier s'est soustrait à la justice pendant plusieurs décennies. D'autres personnes dans la même situation ont été jugées pour des faits analogues à la fin des années quarante ou au début des années cinquante. Certains ont été acquittés, d'autres pas. Touvier a, lui, dès le départ refusé que sa responsabilité soit mise en cause par la justice : il n'a pas voulu assumer.

Le Quotidien : C'est un crime contre l'humanité que juge la cour d'assises de Versailles depuis la semaine dernière. Comment cette qualification est-elle susceptible d'influer sur le procès ?

Jean-Marie Varaut : Pour rendre ce procès possible, il a fallu triturer les textes. À la prescription, on a opposé l'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité de 1964, qui n'avait jamais été appliquée en France. Il a fallu surmonter les problèmes posés par la non-rétroactivité des lois pénales et la présomption d'innocence. Il a fallu ne pas tenir compte des effets des grâces et des amnisties. Et pour cela, il a fallu casser trois arrêts des cours de Lyon, Paris et Chambéry, qui avaient constaté la prescription. Lors de l'affaire Barbie, la Cour de cassation a statué il ne peut y avoir de crime contre l'humanité que rattaché à un État pratiquant l'hégémonie idéologique. Le parquet de Paris a par ailleurs jugé, que Touvier était coupable, pour le massacre de Rillieux, d'un crime qu'il avait lui-même décidé, sans l'aide des Allemands. La chambre d'accusation a estimé que Vichy n'était pas un régime nazi, ce qui confère à ce crime le statut de crime de guerre, et non de crime contre l'humanité. Mais maintenant que cet arrêt a été cassé, il faudra, pour condamner Touvier, prouver que le massacre de Rillieux est un crime contre l'humanité, c'est-à-dire que Touvier était, pratiquement, un employé de la Gestapo.

Dans cette affaire, les magistrats ont jugé tout et le contraire de tout. Nous n'assisterons pas à un procès (à savoir la recherche contradictoire et prudente de la responsabilité et des peines applicables) mais à la mise en scène judiciaire d'un procès contre l'administration française et contre l'épiscopat. C'est là une grave faute politique et une grave faute contre le droit.

Jacques Toubon : L'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité ne contrevient à aucun principe juridique. On peut, certes, s'interroger sur l'opportunité d'une cour d'assises traditionnelle pour juger des crimes contre l'humanité. Des tribunaux spéciaux, à l'instar de celui de Nuremberg, seraient peut-être plus appropriés. Mais le précédent du procès Barbie, le sérieux et l'objectivité de la cour qui l'ont caractérise, sont des éléments plutôt favorables à la cour d'assises.

Jean-Marie Varaut : Je me félicite de l'avancée dans la conscience juridique que constitue la formalisation du concept de crime contre l'humanité dans le nouveau code pénal. Cette définition s'applique dans de rares cas de l'histoire, comme le massacre des Vendéens en 1794. Mais il n'aurait pas été imaginable qu'on ait pu juger les responsables cinquante ans plus tard, alors que six régimes s'étaient succédé ! Je suis le défenseur des anciens prisonniers internés d'Indochine. Le Kapo du camp 113 est tout à fait comparable au milicien de Lyon. Mais un arrêt de la Cour de cassation rend impossible les poursuites car le crime contre l'humanité doit avoir été exécuté sur ordre des puissances de l'Axe. Boudarel est donc libre, alors que Touvier est jugé.

Jacques Toubon : Je considère effectivement la fin des poursuites contre Boudarel comme un véritable déni de justice. C'est le fruit d'un choix politique.

Le Quotidien : Paul Touvier ne sera donc jugé que pour le massacre de Rillieux, le seul à avoir été considéré comme un crime contre l'humanité…

Jean-Marie Varaut : Du fait de l'imprescriptibilité spécifique des crimes qui concernent les juifs, Paul Touvier ne sera en effet jugé que pour cet acte. On risque de ne le voir que sous ce seul aspect, alors qu'il est la figure emblématique de la milice. C'est en soi une déformation de l'histoire et un mauvais usage de la justice.

Jacques Toubon : Il n'est pas scandaleux que le procès ne porte que sur Rillieux. Cet assassinat atteint des sommets dans la barbarie, la violence et l'abêtissement de l'humanité. Je trouve au contraire important qu'un crime de cette nature, imprescriptible, puisse supporter d'être jugé cinquante ans plus tard. C'est une manière opportune de dire qu'il ne peut y avoir d'oubli et de pardon pour ces crimes comme pour les comportements et les pensées qui en sont à l'origine.

Jean-Marie Varaut : La justification de ce procès par la notion de crime contre l'humanité comporte néanmoins des éléments troublants. Si Touvier a pris lui-même l'initiative de fusiller sept personnes, des poursuites ne peuvent alors être engagées, puisque cela ne relève pas d'un crime contre l'humanité. S'il a par contre commis son forfait sous incitation allemande, celui-ci rentre dans le cadre de la définition de la Cour de cassation. Même si, comme il l'affirme, il a ainsi permis de sauver des vies, les Allemands ayant d'abord exigé l'exécution de cent otages. Ce qu'on a toutes les raisons de croire. Les occupants avaient en effet massacré cent vingt-quatre personnes quelques jours auparavant à Saint-Génies.

La difficulté de ce procès est que Touvier est aujourd'hui le seul à pouvoir dire ce qui s'est passé il y a cinquante ans. En tout état de cause, il ne va être jugé que sur ces déclarations et sur ce que l'on présume être ce qu'on lui a demandé.

Jacques Toubon : Si Touvier est jugé aujourd'hui, c'est effectivement du seul fait de ses déclarations. Il dit lui-même qu'il a agi sur ordre des Allemands. Son système public de défense le fait donc rentrer dans le cadre du crime contre l'humanité, tel qu'il a été défini par le tribunal militaire de Nuremberg, dont la référence en la matière a toujours prévalu, Mais je ne souhaite pas examiner ce qui est maintenant du ressort des juges. Je me garderai de discuter de ce qui va être l'objet même du procès,

Le Quotidien : À travers ce procès, on veut aussi réécrire une page d'histoire. Ce qui complique les choses, dans la mesure où certains, à l'image de Georges Pompidou, craignent que l'on rouvre ainsi des plaies qu'on croyait cicatrisées. Ils souhaiteraient que la page soit définitivement tournée.

Jacques Toubon : Il ne s'agit nullement de réécrire l'histoire mais, par bien des aspects, de l'écrire. Paxton a apporté en 1973 des éléments sur le régime de Vichy qui n'avaient jamais été publiés avant. Son livre a retenti comme un coup de tonnerre. Henri Amouroux a pris le relais et s'est attelé à une tâche d'explication depuis vingt ans, en s'efforçant de faire la part des choses dans une situation où tout le monde n'a pas été résistant, mais où tout le monde n'a pas été collaborateur non plus. Les choses sont toujours plus compliquées qu'on ne le dit.

C'est là le double aspect du procès. Il y a d'abord les éléments de la simple justice : le jugement est le but même du procès et il ne faut pas dénier aux juges de Versailles la possibilité de rendre une vraie justice en s'appuyant sur le droit. Mais ces grands procès font, bien sûr, également partie de l'histoire ne serait-ce que parce que les témoignages qu'on y entend permettent de fournir des informations et des sentiments sur tel ou tel événement.

Jean-Marie Varaut : J'ai malheureusement peur qu'on entretienne une querelle franco-française rétroactive, celle-là même que Georges Pompidou avait voulu voir cesser, et que l'on revienne, comme il le disait, au temps où les Français ne s'aimaient pas, s'entredéchiraient et s'entretuaient. La justice s'était exprimée. L'histoire devait désormais faire son travail et juger les jugements des juges. Mais la pression médiatique est terrifiante. On assiste à une précondamnation orchestrée et partiale. Il ne peut y avoir de justice sereine et organisée.

Le Quotidien : Il est facile de passer du procès d'un homme à celui de la milice, puis à celui du régime de Vichy et enfin du peuple français. Mais sur quels éléments doit porter l'effort de mémoire ? Veut-on faire le procès de la seule collaboration ou savoir comment la France a pu en arriver là ?

Jean-Marie Varaut : Il faut effectivement souligner la fonction pédagogique du procès. C'est un moyen de suspendre le temps dans une unité de lieu, de temps et d'action. Comme l'a dit Girard, il permet "d'interrompre la spirale de la violence indéfinie" et j'espère que celui-ci mettra fin au procès masochiste que la France se fait à elle-même. Mais répété que le procès de la milice a déjà été fait à la libération. À l'épuration légale s'est en effet ajoutée l'épuration sauvage pour la milice, notamment dans le Sud-Est, comme à Nîmes, où il suffisait d'être un milicien, même de seize ans, pour être fusillé.

Le procès Touvier va certes permettre d'entendre des historiens comme Paxton, Rousso et Azéma. Mais ces derniers lisent l'histoire de Vichy avec d'évidentes lunettes idéologiques, même si leurs travaux ont apporté une révision utile. Mais d'autres historiens ne seront pas là, tels Cohen, qui ont montré qu'en France, pendant la guerre, seul un quart des juifs ont été déportés et ne sont pas revenus alors que le ratio est de trois quarts en Belgique et aux Pays-Bas, où il y avait une administration allemande directe.

La différence s'explique par la résistance implicite à laquelle tout le monde a participé, à tous les niveaux, de l'échelon préfectoral et ministériel au conducteur de train et au prêtre qui cachait tout le monde. Mais à Versailles, qui va pouvoir oser le dire, face de la vérité officielle ? Je rappelle que lors du procès de Pétain, la question des lois raciales et de leur application n'a pas été évoquée. Il n'en est pas question dans l'arrêt de condamnation. Personne ne lui a imputé la responsabilité de la déportation. Lorsque le sujet a été évoqué, un rescapé d'Auschwitz a dit : "La déportation, ça n'est pas notre procès." Or, si à l'époque on ne voyait rien, aujourd'hui par contre, on ne voit que cela.

On veut faire le procès de Vichy : c'est l'objectif d'au moins la moitié des parties civiles. Or, la semaine du massacre de Rillieux, Philippe Pétain produisait une note de dix pages dans laquelle il condamnait la milice et demandait des poursuites. L'histoire de cette époque n'est pas si simple. Il est dès lors masochiste de vouloir faire le procès de l'administration française à travers Touvier.

Jacques Toubon : Le procès peut, en lui-même, apporter une certaine appréciation historiquement exacte sur ce qui s'est passé entre 40 et 44. Mais cela relève avant tout des historiens. Et je crois, pour ma part, qu'on peut écrire de cette période une véritable histoire. Je n'entends pas par là une histoire objective, ce qui ne veut rien dire, mais une histoire scientifique, qui repose sur un examen contrôlé et controversé des témoignages, des faits, des documents et des archives.

Reste qu'il n'y a pas de procès à faire à la France et que le général de Gaulle a eu raison de vouloir, dans la période historique de l'époque – qui n'est évidemment pas celle d'aujourd'hui – privilégier la continuité de la France. À charge pour les historiens avec le recul, la responsabilité des uns et des autres.

Jean-Marie Varaut : L'histoire peut, certes, être judiciaire, mais pas après cinquante ans. Par exemple, si je suis partie civile contre Georges Boudarel, j'assure aussi la défense de M. Papon. Or les procédures engagées contre Maurice Papon ont des origines évidemment politiques. Et les parties civiles font tout pour que le procès ne vienne jamais, afin de maintenir ouvert le procès de l'administration au travers de Papon. Ce qu'elles veulent, c'est en fait le procès de l'ancien préfet du général de Gaulle. Mais je constate que, perlant ce temps, mes témoins meurent Jacques Soustelle, Marie-Madeleine Fourcade, Maurice Bourges-Maunoury, le père Riquet, tous ceux qui pouvaient témoigner de l'engagement de Maurice Papon dans la Résistance… Je n'ai plus auprès de moi que le général de Boissieu, le gendre du général de Gaulle. Plus personne ne peut comprendre ce qui s'est passé en 1942 à Bordeaux…

Le Quotidien : Le thème de l'oubli est également d'actualité hors de l'Hexagone. Un récent sondage sur l'antisémitisme en Allemagne montre que dans une population par ailleurs parfaitement renseignée sur l'holocauste, un quart des sondés ne voudraient pas avoir un juif pour voisin. Un tiers reste opposé à la création d'un mémorial sur l'holocauste; le même pourcentage estime que les juifs ont trop d'influence dans le monde, et plus de la moitié des Allemands de l'Ouest souhaiterait qu'on arrête de parier de la période nazie et que l'on tire un trait sur le passé. Comment analysez-vous ces résultats ?

Jacques Toubon : Ça veut dire simplement que l'œuvre de mémoire a de l'avenir.

Jean-Marie Varaut : C'est assez terrifiant de voir que l'Allemagne, que je croyais déchargée par son histoire de cette histoire-là, reste incapable de la porter et ne veut pas la regarder en face.