Texte intégral
Question : 71 % des Français se déclarent prêts à voir une femme président de la République (sondage CSA-le Parisien) ; c'est une vraie bonne nouvelle !
Dominique Voynet : Ce qui me paraît l'essentiel, c'est qu'une écrasante majorité de Français sont aujourd'hui prêts à accorder du crédit aux femmes qui prennent des responsabilités en politique, au niveau local comme au niveau national. C'est quelque chose que j'ai constaté moi-même dans mon activité quotidienne : dans l'immense majorité des cas, on m'interpelle sur des problèmes de fond et pas sur mon sexe. C'est quelque chose, me semble-t-il, qui est relativement nouveau. Urbains ou ruraux, chez les jeunes comme chez les plus âgés, on est prêt à accorder du crédit aux femmes en politique.
Cela dit, il reste quand même des bastions du machisme dans notre pays, qui sont les appareils politiques eux-mêmes, qui ne sont pas prêts à reconnaître la place des femmes et à mettre en œuvre les mesures qui pourraient leur permettre d'être candidates et d'être élues. On met des femmes dans des circonscriptions perdues d'avance, elles font quasiment systématiquement les frais des arbitrages entre courants et sensibilités, lors de la construction des listes et des désignations de candidats.
Question : Pensez-vous que les femmes elles-mêmes sont prêts à faire de la politique, qu'elles en « veulent » ?
Dominique Voynet : Quand on met en œuvre des règles qui permettent aux femmes de faire de la politique sans renier les valeurs auxquelles elles croient, elles sont candidates et assument des responsabilités. Elles le font bien, au moins aussi bien que les hommes. Les Verts qui ont mis en œuvre ces mesures depuis des années, font aujourd'hui le constat que les députés européennes qui sont au parlement de Strasbourg n'ont pas démérité et que les candidates que nous avons eues sur notre liste pour les prochaines européennes sont des femmes tout à fait capables de faire face à leurs engagements.
Un seul exemple concret : notre collège exécutif est composé aujourd'hui en majorité absolue de femmes, cinq femmes sur neuf, ce qui est tout à fait nouveau et témoigne d'une présence des femmes à tous les niveaux de responsabilité.
Question : Y a-t-il selon vous une manière féminine de faire de la politique ?
Dominique Voynet : Je ne le pense pas. Je pense que la vie politique est d'une extraordinaire dureté, que cette dureté rend très difficile l'engagement de beaucoup d'êtres humains en politique, qu'ils soient homme ou femme.
Question : Êtes-vous favorable à l'instauration de quotas hommes-femmes dans les élections ?
Dominique Voynet : Je suis très hostile à la notion de quotas, parce qu'effectivement elle donne l'impression que les femmes auraient besoin de vivre dans des réserves, à l'abri de règles. Mon exigence à moi, c'est la parité, parce que la parité entre les hommes et les femmes, elle comporte la notion d'équité et c'est l'équité que j'exige, pas le quota. L'équité repose sur le fait, qui me parait effectivement devoir ne pas être démontré, qu'une femme qui prend des responsabilités court exactement le même risque qu'un homme d'être ou de ne pas être compétente. À la limite le problème sera résolu quand on ne se posera plus le problème de savoir si oui ou non on met une femme compétente sur une liste, parce qu'il est bien vrai que souvent on met des hommes qui ne le sont pas. Donc ma demande, c'est ce que nous faisons chez les Verts depuis des années, c'est la simple reconnaissance de l'équité de représentation.
Question : La division des écologistes aux européennes ne risque-t-elle pas de porter un tort durable à la force écologiste en politique ?
Dominique Voynet : Ce qui risquait de porter tort durablement à l'écologie politique, c'est l'espèce d'ambiguïté infernale dans laquelle nous étions enfermés depuis quelques mois. L'ambiguïté qui consistait à dire que nous ne sommes ni à droite, ni à gauche et cela nous dispense de nous interroger sur les clivages réels qui sont apparus récemment au sein du paysage politique. L'entretien de cette fiction, la mise sous le boisseau des débats qui auraient dû nous agiter indépendamment des rendez-vous électoraux ne pouvaient plus durer.
À travers les choix qui ont été faits lors de notre dernier conseil national, je crois que ce qui a été tranché de façon relativement claire, c'est le fait qu'il n'est pas question de privilégier l'accession à des postes de responsabilité au sein du parlement européen par rapport à la construction de l'alternative politique sur le long terme et par rapport à un projet de fond débattu entre des gens qui savent ce qu'ils font ensemble.
Question : Cette ambiguïté remonte à des années ?
Dominique Voynet : Pendant des années, nous n'avons pas tranché entre des préoccupations qui coexistaient de façon assez harmonieuse dans le mouvement écologiste : la présence sur le terrain dans des luttes dont la dimension protestataire prédominait sur les propositions et puis l'engagement électoral, qui visait à permettre à un certain nombre d'entre nous de prendre des responsabilités, de mettre en œuvre et d'expérimenter nos propositions dans le cadre de contrats de partenariat ou de gestion. Cette ambiguïté-là a pu être gérée tant que nous n'avons pas été confrontés à des enjeux de politique nationale, dans des élections locales. L'émergence de l'écologie comme phénomène politique majeur au cours des dernières années nous a contraints à réfléchir en termes stratégiques.
Aujourd'hui, je crois que le moment est venu de dire qu'il est légitime pour nous de vouloir prendre des responsabilités, mais que ça ne peut pas se faire simplement en termes de gestion de carrière ou d'une force électorale, si ce n'est pas prolongé par un travail de terrain, de transformation sociale avec les gens et pas à leur place.
Question : Vos électeurs ne comprennent pas forcément votre refus de prendre Brice Lalonde sur votre liste, alors que l'an dernier vous étiez partis ensemble aux législatives…
Dominique Voynet : En 1992, les électeurs nous ont envoyé un message très clair : quel dommage que vous ayez été divisés ! Votre représentation dans les conseils régionaux aurait été beaucoup plus importante si vous aviez su vous présenter unis devant les électeurs !
Nous avons répondu à leur demande en 93 et nous avons tiré de cette expérience un constat très amer. Tout d'abord, il nous avait été très difficile de mettre en veilleuse quelques-unes de nos préoccupations, en faisant semblant de ne pas avoir de divergences au cours de cette campagne législative. Il nous a semblé également très difficile de privilégier une expression superficielle et médiatique au cours de cette campagne, au détriment du travail de terrain.
Nous n'avons pas souhaité poursuivre cette expérience, cela d'autant plus que Brice Lalonde nous a prouvé au cours des derniers mois qu'il privilégiait un pilotage à vue sur la base de l'intérêt de sa carrière personnelle et qu'il ne privilégiait pas la construction d'un mouvement écologiste sur des bases saines.
Le fait qu'il cautionne et qu'il soutienne même de façon explicite la plupart des projets du gouvernement Balladur me parait être un des exemples de cette incapacité à se positionner et à se positionner en fonction des valeurs de l'écologie politique.
Brice Lalonde est devenu le grand timonier d'un mouvement qui n'existe que par sa propre volonté, qui n'a aucune vie démocratique et qui ne s'exprime qu'en fonction de l'intérêt de son leader. Ça me parait absolument inacceptable !
J'ai essayé loyalement de travailler avec lui l'année dernière et je suis arrivée à la conclusion que ses convictions n'étaient fondées que sur l'analyse des sondages et sur l'intérêt à court terme de sa formation politique. C'est quelque chose qui me parait incompatible avec notre ambition de construire une alternative politique à la fois à la droite libérale et au Parti socialiste qui n'a pas fait, me semble-t-il, la preuve de sa capacité à se rénover.
Question : On dit souvent de vous que vous êtes une militante de gauche, en tant que militante de gauche, qu'est-ce que vous pensez de Bernard Tapie ?
Dominique Voynet : Je ne me considère pas du tout comme une militante de gauche. Ni au sens des appareils, ni au sens des analyses politique et économique générales. Je ne partage pas avec la quasi-totalité de la gauche traditionnelle la foi dans la relance de la croissance pour sortir de la crise. Je ne partage pas leur foi dans le productivisme.
Cela dit, je suis effectivement aujourd'hui, dans la France de 1993 très hostile à la façon dont le gouvernement Balladur a géré sa première année de gouvernement. Cela nous a amenés par exemple à prendre des positions très fermes sur les propositions de réforme de la loi Falloux, sur la remise en cause de la retraite à soixante ans, sur les dispositions mises en œuvre par Charles Pasqua pour restreindre les droits des résidents étrangers dans notre pays.
Question : Sur tous ces points, vous êtes en accord avec le Parti socialiste…
Dominique Voynet: Pas forcément ! Pas forcément ! Quand Michel Rocard propose d'augmenter la durée de cotisation pour avoir droit à une retraite entière, il fait la même proposition qu'Édouard Balladur. Et le fait qu'il l'oublie quelques mois plus tard quand il est dans l'opposition ne l'autorise pas à se prévaloir de la défense des droits des salariés dans ce domaine !
Question : Et Tapie ?
Dominique Voynet : Je crois qu'il serait tout à fait abusif de faire un parallèle hâtif entre ce qui se passe en Italie et ce qui pourrait se passer en France avec des gens comme Bernard Tapie. Je ne crois pas que Bernard Tapie soit un homme politique capable de construire un mouvement qui associe de façon lucide des citoyens à l'élaboration d'un projet politique.
Je crois que c'est un homme capable de faire des coups, capable de défendre çà et là des valeurs qui peuvent être les miennes.
Cela étant, je ne crois pas qu'il poursuive un mouvement, je ne crois pas qu'il fasse avancer la démocratie, il la prend malheureusement trop souvent en otage, avec la complicité involontaire des médias et avec le soutien de personnalités souvent brillantes mais qui ne sont pas disposées à se pencher sur le long chemin souvent tortueux de l'élaboration d'une alternative politique. C'est des coups, c'est des coups ! C'est une autre stratégie.
Question : Irez-vous aux assises de la transformation sociale à la fin du mois et que pensez-vous du pacte unitaire de progrès prôné par le Parti communiste ?
Dominique Voynet : Beaucoup de Verts iront à Rennes le 30 aux assises de la transformation sociale, d'autant plus que le thème qui sera abordé est celui du chômage et du partage du travail et qu'à l'occasion du 1er mai, les assises accueilleront la marche agir contre le chômage, qui passe à Rennes à cette occasion. Je crois que ce sera un lieu de débat intéressant.
De la même façon, nous sommes prêts à participer aux discussions proposées par le secrétaire national du Parti communiste et nous sommes prêts dans les mêmes conditions et les mêmes exigences de ne pas être pris en otages et de ne pas nous engager dans une hypothétique construction d'un programme commun des gauches diverses et variées, nous sommes prêts à participer à des discussions avec toutes les forces politiques qui le souhaitent.
Ceci dit, au-delà de ces discussions, il faut bien construire, agir. Nous essayons d'être constructifs et d'identifier les partenaires avec lesquels l'être.
J'ai parlé des marches contre le chômage ; une autre marche sillonne la France, la marche contre Superphénix. Je crois qu'il y a besoin de trouver des lieux de débat, de confrontation avec les citoyens, des lieux d'échange. C'est quelque chose qui nous manque singulièrement en dehors des appareils politiques.
Parlons de choses concrètes ! Parlons des luttes que nous menons aujourd'hui pour qu'Éric Pététin, militant écologiste, puisse retrouver ses droits civiques. Éric Pététin a dénoncé un projet d'aménagement, le tribunal administratif lui a donné raison, a annulé ce projet. Malheureusement, entre temps, Éric Pététin a fait plusieurs fois de la prison pour des actes qui étaient en rapport avec cette défense de l'environnement et aujourd'hui il est privé de droits civiques jusqu'en 2008. Est-ce que c'est normal ? Non ! Et bien les écologistes sont présents sur ce terrain-là, ont engagé de nombreuses démarches pour lui permettre de rentrer dans ses droits. C'est un exemple.
Quand je parle de Superphénix, le fait d'apporter des éléments d'information à la population et de le dire les risques qu'elle encourt, il est rare que je puisse en débattre au plan national, puisque nous ne sommes pas présents à l'Assemblée et que nous ne participerons pas à ce niveau au débat de l'énergie.
Question : Vous proposiez aux Français de faire de la politique autrement ; concrètement, en quoi faites-vous autrement que les autres ?
Dominique Voynet : La démocratie participative que nous avons mise en place est en train de montrer ses limites. Nous souhaitons pouvoir débattre dans un foisonnement d'idées et aujourd'hui effectivement ce sont les aspects brouillons qui dominent et les aspects pervers de cette démocratie participative.
Cela dit, la parité, le non-cumul des mandats, ce sont des choses que nous avons vraiment mises en œuvre.
Ce qui m'intéresse aussi aujourd'hui, c'est de ma dire : comment faire de la politique autrement si les citoyens finalement n'en veulent pas, s'ils ne se mobilisent pas, s'ils ne sont pas présents, s'ils ne s'engagent pas sur le terrain. De ce point de vue-là, les mobilisations récentes sont plutôt encourageantes et je sens qu'on peut s'attendre au cours des prochains mois à la réémergence de formes d'engagements civiques un peu différentes qui pourraient montrer que nous avons eu raison d'engager ce pari.
Question : Que peut-on faire aujourd'hui pour que cesse la guerre en Bosnie ?
Dominique Voynet : Je voudrais dire que je ne suis pas convaincue aujourd'hui que nous puissions répondre par la guerre à la que guerre. Nous devons faire respecter nos engagements internationaux, et notamment les engagements de l'ONU qui ne serait qu'un machin bavard, et chaque jour qui passe sans que nous mettions en œuvre les moyens concrets sur le terrain de les faire respecter, est quelque chose qui nous décrédibilise. Cela dit, chaque jour qui passe aggrave la situation parce qu'il nous met chaque jour davantage en situation de défendre des enclaves qui seront très réduites par rapport aux engagements internationaux que nous avons pris, nous entérinons les conquêtes serbes. Cela dit, est-il besoin de répondre par la guerre, ou est-il besoin seulement de dissuader, de montrer la volonté de la communauté internationale ? Moi ce que je ne comprends pas, c'est qu'après avoir été capables de montrer la volonté de la communauté internationale par la cohésion diplomatique et par l'annonce de cette fermeté, nous n'ayons pas été capables de faire, dès les premières avancées serbes contre Gorazde, la preuve de cette même fermeté. Intervenir après, c'est effectivement nous condamner à une logique de guerre. Chaque jour qui passe rend davantage crédible la guerre, mais je trouve scandaleux qu'on en soit là cette semaine, alors que la semaine dernière il suffisait certainement de faire preuve de fermeté morale face à l'agresseur.
Question: du coup, cette semaine on en est à la logique de guerre ?
Dominique Voynet : Ce qu'il convient de dire maintenant, c'est de dire à Bill Clinton, à François Mitterrand, à Boris Eltsine et aux autres, « assez de lâcheté, donner un mois supplémentaire aux Serbes pour mettre à sac ce qui peut rester de zones de cohabitation harmonieuse entre bosniaques n'est pas acceptable ». Donc si guerre il doit y avoir, c'est avant tout guerre contre la passivité et la lâcheté de nos propres gouvernants ici, et ça me parait largement aussi important que le fait de dresser des colonnes de chars contre les Serbes sur le terrain.
Question : Vous la livrez comment cette guerre contre la lâcheté de nos gouvernants ?
Dominique Voynet : Je crois qu'il faut qu'on les interpelle et qu'on leur dise qu'on ne les suit pas sur ce terrain qui est celui de la tergiversation, de la trouille, de la peur, du discours bavard et inefficace. (…)
Question : Que demandez-vous à François Léotard ?
Dominique Voynet : Je lui demande de faire respecter les engagements internationaux de la France par la présence de très nombreux casques bleus sur le terrain, qui se fassent respecter, qui fassent respecter leur mandat, avec le soutien de l'OTAN.
Question : Donc, plus de casques bleus ?
Dominique Voynet : Oui, et plus de détermination politique de la France qui se contente de bavarder.
Question : Avez-vous le sentiment que nous vivons aujourd'hui en Europe une situation comparable en gravité à celle que nous avons connue aux alentours des années 30 ?
André Glucksmann : Oui, très particulièrement au sujet de la Yougoslavie, car on a considère, le Président de la république en tête, qu'il s'agissait d'une affaire exotique, de tribus, de choses qui relèvent uniquement de Balkans, alors qu'on aurait pu penser, moi je l'ai écrit, mais d'autres aussi, même en Yougoslavie, des opposants serbes comme Bogdanovitch, ancien maire de Belgrade, ont tout de suite dit : « attention, il ne s'agit pas d'un nationalisme à la manière folklorique : du 19ème siècle, il s'agit de tout autre chose, il s'agit d'une solution que donnent les appareils ex-communistes au problème du post-communisme ». Une fois le mur de Berlin tombé, il y a un chaos. Et dans le chaos il y a des solutions autoritaires qui mixent les traditions autoritaires, et les traditions hitlériennes. La purification ethnique, c'est quelque chose que Staline a fabriqué, et, qu'Hitler a fabriqué. Et le « mix » des deux, l'esprit skinhead, l'esprit raciste, l'esprit d'exclusion d'un côté, et la vieille pratique des appareils communistes, des armées rouges, etc., ça a donné l'agression grand-serbe d'aujourd'hui, ça risque de donner une agression grand-slave demain. J'ai un ami qui est journaliste à Sarajevo, et il a écrit un article à propos de ce qui se passe, aujourd'hui à Gorazde, et il dit « celui qui entre en vainqueur à Gorazde, ce n'est pas le dirigeant des milices serbes, c'est Jirinovski ». Le problème de la Yougoslavie, c'est que c'est un modèle pour toute l'Europe de l'est, et en premier lieu pour Moscou. Et en cela, nous vivons une période extrêmement grave, car il faudrait quand même se rappeler que toutes les guerres mondiales ont commencé en Europe.
Question: Ça veut dire que pour Glucksmann, la guerre mondiale est à l'horizon ?
André Glucksmann : Écoutez, pour Jirinovski aussi, je ne l'ai pas inventé. Et que Jirinovski soit à l'horizon d'un succès des grands serbes, c'est évident. Il y a des demi-soldes du communisme, il y a des gens perdus, il y a des chômeurs, il y a une situation « weimarienne » en Russie. Jirinovski a déjà 25 % des voix. Jirinovski est une création du KGB et des appareils conservateurs. Jirinovski d'ailleurs n'est pas le seul, il doit y en avoir d'autres dans le placard : aussi bien fabriqués, mais on dit que c'est un rigolo, attention, Hitler aussi c'était un rigolo, Staline était considéré comme le plus inculte du comité central. C'est un rigolo qui connaît 5 langues, qui sait très bien manier son opinion, la manipuler, c'est un danger. Et si on laisse Milosevic et Karadzic triompher en Yougoslavie, il y a beaucoup beaucoup de gens qui se diront « et pourquoi pas nous en Russie » ? (…). Mais quand on parle de logique guerrière, c'est un peu rapide, c'est une logique fasciste qu'il y a en Yougoslavie. C'est une logique de guerre, mais : au sens où les marxistes, où les nazis faisaient une guerre considérée comme guerre finale, assomption d'un peuple, révolution en même temps que guerre, etc. Mais face à ce défi, face aux femmes qui crèvent, qui sont violées, face au fait que la moitié de la population a été jetée sur les routes au nom de la purification et au nom du partage d'un pays, qu'est-ce qu'on fait ? Et là, je crois qu'il n'y a plus à reculer, je sais que c'est très dur pour les intellectuels et pour tout le monde.
Question : Qu'est-ce qu'on fait ?
André Glucksmann : Je ne crois pas que les bonnes paroles suffisent, je ne crois pas qu'une conférence dans un mois suffise, je ne crois pas non plus que même les volontaires suffiraient parce qu'il y a plein de gens qui ont volontaires, des civils bien sûr, ce qu'il faut c'est désarmer pour résister à des armées. Ce qu'on fait, c'est qu'on désarme les assassins, c'est-à-dire qu'on arrête le massacre. Il n'y a pas d'autre moyen d'arrêter le massacre que d'user de notre supériorité de force, car si vous mettez toutes les armes de l'OTAN et des pays démocratiques dans une balance, et les armes des Serbes dans l'autre, vous vous apercevez que nous sommes responsables de ne pas arrêter un massacre quand on en a les moyens. Nous avons les moyens d'une politique, nous n'avons pas la politique de nos moyens.
Question : Donc on part en guerre ?
André Glucksmann : Je ne pars pas en guerre, ce sont les Serbes fascistes qui partent en guerre, et pas contre moi, contre des populations, ils massacrent depuis deux ans.
Question : Ce que vous dites sur la situation en Bosnie est sans doute prophétique, mais c'est une analyse marginale. Avant de savoir quoi faire, ne peut-on s'interroger sur la question de savoir si les gouvernants et les élites sont d'accord avec votre analyse ?
André Glucksmann : Absolument, je suis tout à fait d'accord. Je pense qu'il y a en France un parti muet, un parti pro-serbe, qu'il est installé à l'Élysée, qu'il est très fort au quai d'Orsay, qu'il est présent dans les journaux de droite comme dans les journaux de gauche, et qu'il va apparaître maintenant sous l'aspect du réalisme. Le réalisme commande, dira le parti pro-serbe, de céder à la victoire serbe. Cela nous pèsera extrêmement lourd, et nos enfants nous demanderont des comptes comme ils ont demandé des comptes aux gens qui ont laissé écraser l'Espagne républicaine et l'Ethiopie qui n'était pas républicaine mais qui était quand même un pays qui avait le droit de vivre, et que Mussolini a écrasé.