Article de M. Jacques Chirac, président du RPR, dans "Le Monde" du 22 avril 1994, sur le rôle des femmes dans la société et dans la vie publique et la proposition d'une "allocation de libre choix" pour leur permettre de concilier le travail et la famille, intitulé "Le combat des femmes".

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Média : Le Monde

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Il y a cinquante ans, tirant les conséquences des initiatives des mouvements féministes, et des réflexions du Conseil national de la Résistance, le général de Gaulle donnait aux femmes le droit de vote, affirmant ainsi, dans un moment où l'effort s'imposait à la nation, l'importance des valeurs républicaines de citoyenneté, d'égalité des chances et de cohésion sociale. Étrange anniversaire. Comment imaginer, en effet, que l'exercice par les femmes d'un droit aussi fondamental, aussi « naturel », soit à ce point récent ?

Au cours de ce demi-siècle, quel chemin parcouru ! Georges Duby a pu écrire : «Les rapports entre le masculin et le féminin ne sont plus ce qu'ils étaient. La modification d'ensemble des relations familiales est une mutation bouleversante, la plus importante, peut-être, de tous les changements qui affectent notre  civilisation à la veille du troisième millénaire. » Cette mutation des relations familiales est d'abord liée à l'évolution du rôle des femmes dans la société. Accession à la majorité politique et juridique. Développement du travail féminin, y compris dans les bastions les mieux gardée. Maîtrise de la contraception et de la maternité, qui est, avec le travail des femmes, le fait majeur. Autant de progrès qui ont engendré comportements et mode de vie nouveaux.

Non que les changements aillent forcément dans le sens d'une vie plus facile pour les femmes. Je pense à la difficulté toujours plus grande de concilier vie professionnelle et vie familiale. Je pense aussi à toutes ces solitudes qui ne sont pas voulues et qui résultent de ruptures douloureuses ou, plus généralement, de l'éclatement des structures familiales anciennes. Une évidence s'impose toutefois : les évolutions sont irréversibles. Demain, les femmes qui travaillent seront encore plus nombreuses, de même que de plus en plus de salariés souhaiteront vivre autrement leur vie professionnelle, en faisant alterner périodes de travail, périodes de formation et périodes « pour soi » consacrées, par exemple, à l'éducation des enfants.

Notre responsabilité collective, c'est de répondre aux aspirations des femmes et des hommes d'aujourd'hui et d'anticiper leurs attentes futures. C'est aussi de donner une impulsion nouvelle aux valeurs républicaines que j'évoquais tout à l'heure, tant il est vrai que, si la reconstruction de notre société n'est pas aujourd'hui de même nature qu'hier, elle exigera néanmoins un véritable effort collectif. Pour cela, il faut secouer conformisme et conservatisme.

Le conformisme, c'est tenir mordicus à des conceptions préétablies, au mépris de la mouvance des choses. Par exemple, rares, désormais, sont les femmes qui font un choix de vie, une fois pour toutes, dans le sens du travail ou de la famille, comme c'était naguère le cas. D'ailleurs, à l'heure où un mariage sur deux à Paris, et un sur trois en province, se termine par un divorce, les choix les plus définitifs sont forcément incertains. Beaucoup de femmes veulent travailler et élever leurs enfants, pouvoir faire une pause, et reprendre ensuite, une activité professionnelle sans retard, ni handicap. C'est aussi le cas de certains pères, plus nombreux chaque année. C'est cela, la réalité qu'il faut prendre en compte.

Je suis favorable, chacun le sait, à l'« allocation de libre choix », que j'avais d'ailleurs initiée à Paris. Faut-il en faire bénéficier, à terme, toutes les mères, et les pères d'enfants en bas âge qui le souhaitent, dès le deuxième enfant et, quand nous en aurons les moyens, dès le premier, ceci qu'ils travaillent ou qu'ils ne travaillent pas ? Dans le premier cas, cette allocation compenserait le coût de la garde des enfants. Dans le second, elle remplacerait temporairement une perte de revenu, et serait assortie, naturellement, de mécanismes automatiques de retour à l'emploi. Mes contacts et mon expérience me font penser que beaucoup de femmes attendent cette mesure, et surtout celles qui ont un emploi modeste.

Si tel était le cas, il faudrait le faire. Le conformisme, en la matière, c'est de dénoncer a priori un « salaire maternel », en le soupçonnant d'avoir pour objectif de renvoyer les femmes au foyer. C'est une absurdité autant qu'un mauvais procès. Ce qui est en jeu, ce que souhaitent les femmes, c'est plus de souplesse, plus de fluidité, plus de liberté. Ce qui est en jeu, c'est l'égalité des chances. Le conservatisme, c'est s'accommoder de ce qui existe, même si c'est injuste. En l'espèce, c'est se satisfaire d'une situation où les femmes, qui représentent presque la moitié de la population active, demeurent cantonnées dans certains types d'emplois, n'exercent pas les mêmes responsabilités que leurs homologues masculins, n'ont pas les mêmes possibilités de promotion, et sont frappées au premier chef par le chômage. En bref, c'est admettre que l'égalité des droits, acquise dans les textes, est bafouée dans les faits.

La loi et les mœurs

À ce conservatisme général concourent les conservatismes particuliers. Celui de notre système éducatif, qui pousse tant de jeunes filles à suivre des formations obsolètes et sans avenir, qui les amèneront, sans qualification utile, aux portes de l'ANPE. Celui des entreprises, réticentes face à la formation des femmes – elles ne représentent, à ce jour, qu'un tiers des salariés formés dans l'entreprise –, et peu disposées à les promouvoir aux postes de haute responsabilité. Celui, enfin, des partis politiques.

En France, 34 femmes sur 377 députés ; 8 sénateurs sur 325 ; huit maires de communes de plus de 30 000 habitants. Ces chiffres reflètent, à l'évidence, le mauvais vouloir des partis politiques et l'archaïsme de leurs structures. Le parcours de la majorité des femmes en politique, s'apparente c'est vrai, à celui du combattant, tant il leur est malaisé de s'imposer à la base, puis de lutter contre les pesanteurs d'appareil au moment des investitures. Le mouvement que je dirige n'est pas, bien entendu, exempt de ces critiques.

Puis-je observer qu'à tous ces conservatismes misogynes, et il en est bien d'autres, s'ajoute parfois celui des femmes elles-mêmes ? Combien de jeunes filles, se jugeant à peine moyennes, là où un garçon, à résultat égal, se juge « plutôt bon », acceptent sans réagir telle orientation qui ne leur convient pas ? Combien de femmes, compétentes, appréciées se portent pas candidates moment venu, à un poste de responsabilité ? Dans la vie politique, combien d'élues, acquiesçant à une conception latine de la chose publique, s'en tiennent volontairement aux affaires locales et aux secteurs qui leur sont traditionnellement réservés ? Ce ne sont pas là, évidemment, des reproches, mais, simplement, la constatation que si les mentalités doivent évoluer chez les hommes, elles doivent aussi évoluer chez les femmes, trop promptes, quelquefois, à douter de leurs capacités.

Une République bancale

Comment changer tout cela ? Certes, la loi joue un rôle, et il est essentiel que l'égalité entre hommes et femmes soit assurée dans les textes. Mais la loi ne précède pas. Elle accompagne, elle traduit en même temps qu'elle rend possible l'évolution des mœurs. L'essentiel se joue ailleurs. Dans l'éducation reçue. Dans le type de modèle proposé aux femmes dès le plus jeune âge. Dans l'idéologie véhiculée par les différents médias. Dans les livres, y compris dans les manuels scolaires. Bref, dans tout ce qui concourt à la psychologie collective d'une époque. Sur toutes ces questions, il est possible d'être vigilant. Il n'est pas possible d'être contraignant. Les pouvoirs publics peuvent veiller au strict respect de la loi. S'opposer à des excès, à des dérives contraires à la dignité des femmes. Rendre la fonction publique exemplaire en ce qui concerne leur promotion aux plus hautes responsabilités. C'est nécessaire, mais non suffisant.

Le plus important, je crois, c'est que la société tout entière, et ses responsables, qu'ils appartiennent au domaine politique ou économique, ont désormais pris conscience des enjeux qui s'attachent à la promotion des femmes et à leur présence au plus haut niveau. Enjeu de justice. Comment accepter que l'égalité des chances, déjà mise à mal par les disparités sociales, culturelles, géographiques, soit aussi affectée par la différence de sexes, à l'école, au bureau, au sein des entreprises ?

Enjeu de démocratie. Comment admettre que plus de la moitié de la population soit si peu représenté dans les instances politiques, au Parlement, dans tous les lieux où se prennent les décisions ? Tant que ce sera le cas, nous aurons une République bancale, une démocratie qui marche à cloche-pied.

Enjeu de cohésion sociale. L'harmonie d'une société dépend pour une large part de la situation qui est faite aux femmes. Les aider à tout concilier, le travail et la famille, en développant les modes de garde, en levant les contraintes financières qui pèsent sur leur liberté de choix. Leur permettre d'assumer, au mieux, l'éducation des enfants, dont elles n'ont certes pas le monopole, mais dans laquelle elles demeurent en première ligne, c'est aussi contribuer à l'équilibre de la collectivité. C'est essentiel, à l'heure où se multiplient les fractures.

Cohésion sociale, aussi, parce que l'émergence des femmes est la meilleure réponse à une crise de la représentativité, qui n'épargne personne, pas plus les syndicats que les mouvements politiques. Si nous voulons combler le fossé qui sépare trop souvent les citoyens de ceux qui les représentent et qui les gouvernent, il faut que ces derniers soient en prise directe sur la société. Qui peut nier que les femmes, plus proches des réalités, plus conscientes des problèmes concrets, plus proches des jeunes, sont particulièrement aptes à comprendre les attentes des gens et d'y répondre ?

Voilà pourquoi il importa que les femmes joutent enfin le rôle qui est le leur. Ce rôle, aucune loi ne le définira. Aucun quota n'en sera garant. Au contraire, car il est finalement pou valorisant pour les femmes d'être promues en tant que telles, logique qui mène tout droit aux outrances du « politiquement correct ». Ce rôle, cinquante ans après l'obtention du droit de vote, il est encore et toujours à conquérir. Nous vivons, certes, un temps de crise et de difficultés, mais c'est aussi le temps des possibles. Réflexion, changements, remise en question des certitudes, notre société est en marche. Elle ne sera plus demain ce qu'elle est aujourd'hui. C'est le moment, pour les femmes, de tracer plus résolument leur chemin. J'ai la conviction qu'aujourd'hui les hommes seront à leurs côtés dans ce combat.