Texte intégral
F.-O. Giesbert : Vous lancez un mouvement, "Idées-actions" qui appelle à la réforme, mais ce gouvernement n'aime pas beaucoup les réformes ?
Alain Madelin : Non, ce gouvernement est profondément réformateur mais il se heurte à un certain nombre d'obstacles. On ne peut pas faire de réformes sans l'opinion, contre l'opinion. D'où la nécessité, pour élargir la marge de manœuvre de ceux qui décident à commencer par le gouvernement d'essayer de faire pénétrer plus à fond l'idée de réforme dans la société française et faire en sorte qu'il y ait des responsables dans la société française qui s'engagent du côté des réformes et non pas du côté du statuquo. Mais il faut rendre la réforme appétissante, il faut que des gens de la société civile s'engagent.
F.-O. Giesbert : Mais cela fait plus d'un an que vous êtes au gouvernement, on attend les réformes ?
Alain Madelin : Je prends juste un exemple, celui des retraites. M. Rocard avait qu'il y avait de quoi faire sauter plusieurs gouvernements s'ils décidaient de s'attaquer à la réforme des retraites, nous l'avons fait. Mais c'est vrai qu'il y a des obstacles à la réforme, je le mesure tous les jours. C'est pourquoi il faut que d'autres que les politiques s'engagent.
F.-O. Giesbert : Mais vous, ministre des Entreprises, qu'est-ce qui vous empêche d'agir ?
Alain Madelin : J'essaye dans mon domaine. J'ai fait une loi qui est très importante sur l'entreprise individuelle qui concerne les trois-quarts des entreprises françaises. Elle est reconnue comme une loi-tournant. Je prépare un texte sur la transmission, le développement local. On fait beaucoup de choses, mais il est vrai qu'en période de crise, les esprits en France ont eu tendance à se bloquer, à se crisper. D'où la nécessité d'expliquer, d'expliquer.
F.-O. Giesbert : Mais en lançant votre mouvement, vous avez fait une analyse catastrophiste de la "crise de confiance française", ce n'est pas très gentil pour le gouvernement auquel vous appartenez ?
Alain Madelin : Vous essayez de mettre le gouvernement en contradiction, vous ne réussirez pas. C'est vrai qu'aujourd'hui, lorsque tant de Français doutent de l'avenir, pour eux-mêmes, pour l'avenir de leurs enfants, ils ont peur de l'avenir. L'ascenseur social est en panne dans ce pays. Le pacte républicain, c'est l'idée que ceux qui sont en bas de l'échelle, avec le travail, le mérite, un peu de chance, peuvent monter dans l'échelle sociale. Ça c'est en panne. Ceux qui ont les places ont tendance à se recroqueviller sur ces places, à les garder pour eux-mêmes ou pour leurs enfants. Cela, on ne peut pas l'accepter. Je compare souvent la France d'aujourd'hui à la France bloquée à la veille de la Révolution française.
F.-O. Giesbert : Alors là, ce n'est vraiment pas gentil pour le gouvernement ?
Alain Madelin : Ce n'est pas pour le gouvernement, c'est pour la société. Le gouvernement est celui qui essaye de mettre en œuvre les réformes qui permettent d'aérer la société française.
F.-O. Giesbert : Donc vous n'avez pas d'états d'âme, vous restez au gouvernement ?
Alain Madelin : Je n'ai pas d'états d'âme, je suis très heureux de la place que j'occupe à l'intérieur du gouvernement puisque je suis en première ligne sur les quelques 2,4 millions d'entreprises et entrepreneurs individuels, c'est-à-dire ceux qui ont en réalité le pouvoir et la charge de créer des emplois dans ce pays.
F.-O. Giesbert : Vous êtes l'un des derniers libéraux en France, mais le libéralisme va très mal ?
Alain Madelin : Ne dites pas qu'il va très mal dans le monde. Les idées libérales sont celles qui consistent à faire confiance à la liberté et à la responsabilité de la personne. Mais sans doute en France a-t-on une mauvaise idée de ce qu'est le libéralisme. Moi, je suis très prudent sur le mot. Quand on parle d'idées libérales à droite, on parle d'essayer de réduire l'homme à être une sorte de rouage anonyme du mécanisme économique. Ce n'est pas ça. Ce que nous essayons de faire avec "Idées-action" c'est engager la société civile aux côtés des hommes politiques UDF et RPR confondus. Ce que nous voulons faire c'est essayer de remettre l'homme au centre d'une vision politique.
F.-O. Giesbert : Soyons concrets, vous nous dites qu'il faut régler le problème des obstacles à l'emploi ?
Alain Madelin : Si on veut multiplier les emplois, il faut multiplier les entrepreneurs. Plus exactement, diviser les obstacles qui sont sur le chemin des entreprises, parce que seule l'entreprise crée l'emploi. Cela nous amène ensuite à bien des obstacles à faire sauter pour libérer la création d'emplois.
F.-O. Giesbert : Mais on dit ça depuis des années et rien ne change ?
Alain Madelin : Non, il y a des gens qui disent : il faut partager le travail, moi je dis qu'il faut libérer le travail, c'est différent.
F.-O. Giesbert : Vous êtes hostiles à la machine, ce n'est pas démagogique ?
Alain Madelin : Qui dit ça ? Ce que nous avons fait avec "Idées-actions", c'est de poser 100 questions, 100 questions que se posent les Français, pour apporter nos réponses. Or il y a une question que les Français se posent, est-ce-que la machine, son développement, va tuer l'emploi. Moi je ne suis pas contre la machine, mais c'est une question que se posent les Français, nous voulons y apporter une réponse.
F.-O. Giesbert : On a le sentiment que vous êtes parti pour une carrière personnelle ?
Alain Madelin : J'essaye de faire un peu de politique, avec mes formations, vous savez que je suis attaché à l'union de la majorité, très souvent les frontières politiques me semblent artificielles. Mais je crois que le politique est un peu en retard sur la société, avec "Idées-actions", ce que nous voulons faire, c'est de la politique autrement. Nous ne sommes pas une machine de pouvoir. Pour les présidentielles, on ne se pose pas la question du candidat.
F.-O. Giesbert : Mais il va falloir choisir ?
Alain Madelin : Non, mais on se pose la question de pourquoi faire. Moi je suis pour l'union de la majorité. Mais je suis pour le fait de poser la question d'un président pourquoi faire ? La campagne des prochaines élections présidentielles ne pourra pas esquiver le grand débat sur les réformes, nous irons, avec "Idées-actions" dans le débat de la campagne présidentielle pour poser les questions, pour apporter nos réponses. J'espère que le candidat, et surtout le futur président de la République reprendra nos réponses.
F.-O. Giesbert : On croirait entendre J. Chirac ?
Alain Madelin : Ou E. Balladur !
lundi 9 mai 1994
RMC
P. Lapousterle : Vous avez lancé le mouvement "Idées-Action", le gouvernement n'est pas le bon endroit pour faire valoir ses idées ?
Alain Madelin : Le gouvernement est le lieu idéal pour mettre ses idées en œuvre quand on est un homme politique. Mais il est sûr qu'il n'y a de réformes possibles dans un pays que lorsqu'elles sont acceptées, comprises, partagées par l'opinion. C'est la raison pour laquelle, avec ce mouvement "Idées-Action", nous avons voulu réunir tous ceux qui font de la politique, mais aussi ceux qui ne font pas de politique au sens traditionnel du terme, pour faire des propositions de réformes, pour dire "on en a assez des blocages". Je crois qu'il y a besoin, à l'intérieur de la société, d'un grand rassemblement pour élargir la marge de manœuvre du gouvernement.
P. Lapousterle : Ce n'est pas le rôle des partis politiques ?
Alain Madelin : Je pense qu'il faut savoir faire de la politique autrement. Avec "Idées-Action", il y a des gens de l'UDF et du RPR rassemblés, mais il n'y a pas de débat politicien. La seule chose qui nous intéresse, c'est d'aller jusqu'au bout de l'idée de réforme, avec cette idée que nous vivons une crise qui est assez grave. Elle va durer, nous allons passer d'un ancien monde pour aller vers un nouveau monde. On sent bien que la croisée des millénaires, c'est un moment important. Nous avons énormément de rigidités qui nous coûtent cher, dont il faut se débarrasser. C'est la raison pour laquelle il faut que celles et ceux qui ont la claire conscience des blocages au sein de la société, puissent se retrouver dans un lieu, avec les politiques, pour être écoutés, pour proposer, pour agir.
P. Lapousterle : Vous êtes un peu déçu par le peu de réformes réalisées par le gouvernement ?
Alain Madelin : Bien sûr j'aurai voulu que l'on puisse faire plus. Mais il est vrai que nous étions en 1993 dans la pire récession que la France ait connue depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce n'est pas seulement une récession économique, c'est aussi une sorte de recul des idées neuves, une sorte de montée des "il y a qu'a". "Il n'y a qu'à interdire le chômage", "il n'y a qu'à fermer les frontières", "il n'y a qu'à faire la semaine de quatre jours". Face à ce simplisme, je crois qu'il est important qu'il y ait des gens qui refusent ce simplisme. Quand vous avez des réponses compliquées à faire à des choses compliquées, il faut faire le service après-vente, c'est l'objectif "d'Idées-Actions".
P. Lapousterle : Parmi les "il n'y a qu'a", vous mettez B. Tapie ?
Alain Madelin : B. Tapie fait partie de la grande tribu des "y a qu'a".
P. Lapousterle : On n'a pas l'impression que les PME ont joué le rôle que vous leur donniez ?
Alain Madelin : Les petites entreprises ont été victimes d'une crise très grave, elles ont eu à subir des taux d'intérêt extrêmement élevés. On n'a donc pas de croissance et un endettement assez fort. Dans un premier temps, pour tenir, on a coupé dans les investissements, ce qui n'est pas une bonne chose. Dans un deuxième temps, on a été obligé de licencier. Dans un troisième temps, souvent, on a été obligé de déposer son bilan. L'année 1993 a été une année record des dépôts de bilan. Mais c'est quand même le dynamisme des petites entreprises qui seul peut faire l'emploi. Cela montre encore que notre société fonctionne mal et qu'il faut que des gens disent non. Lorsqu'on est contraint de donner 20 milliards à Air France, 10 milliards à Bull, cela signifie que ce sont les petits bénéfices des petites entreprises qui servent à alimenter les grands déficits de nos grandes entreprises publiques. C'est un système qui ne peut pas continuer. Nous avons un système qui pénalise la petite entreprise, l'entrepreneur individuel, au profit de nos grands monstres protégés par l'État.
P. Lapousterle : Il ne fallait pas donner à Air France ?
Alain Madelin : Non, nous étions contraints. Je regrette que nous ayons été dans cette situation-là. Mais cela signifie que pour l'avenir, il faut renverser la vapeur si nous voulons être capables de créer des centaines de milliers d'emplois que nous sommes capables de créer grâce au dynamisme des petites entreprises. Si on veut multiplier les emplois, il faut multiplier les entrepreneurs et diviser les obstacles qui sont sur leur route.
P. Lapousterle : Mais c'était votre but au départ ?
Alain Madelin : Nous avons fait quelque chose d'extrêmement important qui est la loi sur l'entreprise individuelle. Je rappelle que les entrepreneurs individuels ce sont les trois-quarts des entrepreneurs français. Le fait de leur donner une meilleure protection de leur patrimoine familial, de leur donner une meilleure protection sociale, de faire des tas de simplifications de leur vie administrative, de faire des simplifications comptables, est important. Je crois que l'histoire montrera qu'à partir de cette loi, il y aura une possibilité, dans notre pays, de refaire un élan créateur d'entreprises.
P. Lapousterle : Vous avez parlé de la conjoncture en disant que c'était la crise l'an dernier. Est-on au bout de cette crise, et si sortie de crise il y a, elle sera créatrice d'emplois ?
Alain Madelin : Il y a deux crises : une crise de conjoncture, avec le mauvais temps économique qui avait gagné la France et l'Europe et nous sommes en train d'en sortir. Et puis une autre crise, de structure, de rigidité, de la vieillesse des structures de la société française. Et pour en sortir, il faudra faire des réformes audacieuses. La France est un des rares pays qui n'a pas su régler toute une série de problèmes accumulés depuis 10 ans. Nous n'avons pas fait de grande réforme fiscale, nous n'avons pas touché fondamentalement la gestion de notre système de protection sociale.
P. Lapousterle : Qu'attend-on ?
Alain Madelin : On a fait des choses quand même ! L'effort de la protection sociale qui a été fait par Douste-Blazy est une première étape. Il en reste d'autres. Comme le dit E. Balladur : "On ne peut pas faire des réformes contre la société française". Il faut qu'elles puissent être acceptées, surtout en période de crise, comme nous le sentons. Les réformes, c'est une chance formidable, ce n'est pas une punition, c'est une chance pour retrouver le chemin du plein emploi dans notre pays. Le gouvernement a besoin d'être accompagné et parfois précédé.
P. Lapousterle : Un référendum pour faire accepter ces réformes ou des favoriser c'est une bonne idée, comme le propose P. Seguin ?
Alain Madelin : Je crois que ceci montre le degré zéro de la vie politique française. Pour qu'il y ait un referendum sur l'emploi il faut d'abord qu'il puisse y avoir un référendum sur les problèmes de société. Faut-il faire des référendums sur les problèmes de société ? Un exemple pour la complexité de la chose : s'il est difficile d'obtenir une réponse à un référendum sur l'emploi, il est sûr en tout cas, qu'on ne pourrait obtenir une réponse simple à une question simple : "Êtes-vous pour ou contre la peine de mort ?" Or, c'est donc ouvrir la porte aux référendums sur de telles questions, dès lors que l'on créerait, dans le droit français, des référendums sur des problèmes de société. Ceci pour montrer la complexité d'un tel sujet et l'on va lancer cela dans l'opinion publique et l'on va faire de l'agitation pendant des semaines. Ce n'est pas une façon sérieuse de faire de la politique.
P. Lapousterle : F. Mitterrand sera demain sur les deux chaînes de télévision pendant une heure, ce sera le 10 mai, donc 13ème anniversaire de son entrée à l'Élysée, il dressera son bilan. Vous avez une opinion sur 13 années de F. Mitterrand à l'Élysée ?
Alain Madelin : J'ai dit qu'au cours de ces 10-13 dernières années, la France avait cumulé, beaucoup plus que d'autres pays, des problèmes non réglés. On a quand même avancé, heureusement, et notamment grâce au dynamisme des entreprises. Mais que de problèmes non réglés ! Il va être difficile, dans cette période qui nous sépare de l'An 2000, de rattraper un peu le temps perdu, de faire de grandes réformes que d'autres ont engagées et qu'il va maintenant falloir faire.
P. Lapousterle : Quelles sont les deux réformes urgentes à faire en France ?
Alain Madelin : La réforme fiscale et la baisse des dépenses publiques. La réforme fiscale, car il n'y a aucun doute que si vous relancez un dynamisme économique, relancer l'initiative, encourager l'effort et l'épargne, il faut que nous baissions la pression fiscale et les charges sur le pays. Je ne serais pas responsable si je ne disais pas que dans le même temps : il faut diminuer les dépenses publiques. Nous avons atteint un taux de prélèvement obligatoire que le président de la République disait il y a quelques années "insupportable !" Il le reste. Nous sommes en concurrence avec d'autres. Donc pour diminuer les dépenses publiques, cela suppose d'avoir des réformes audacieuses et courageuses.
P. Lapousterle : Et moins de fonctionnaires…
Alain Madelin : Je ne sais pas, en tout cas des fonctionnaires mieux utilisés qu'ils ne le sont parfois.
P. Lapousterle : Ce sera la tâche du prochain président de la République… qui sera ?
Alain Madelin : Ça sera sûrement, en tout cas, le grand débat des prochaines élections présidentielles, un grand rendez-vous. Nous avons l'intention de participer.
P. Lapousterle : C'est-à-dire ?
Alain Madelin : Certains s'intéressent aujourd'hui au nom du président, et je comprends cette interrogation. Nous, nous intéressons davantage à "un Président pour quoi faire".
P. Lapousterle : Les réformes seront bien appliquées par quelqu'un à qui il faudra des qualités pour appliquer le programme ?
Alain Madelin : J'espère bien et j'espère en tout cas que nos idées seront utiles.