Interview de M. Gérard Longuet, ministre de l'industrie des postes et télécommunications et du commerce extérieur et président du PR, dans "Le Monde" du 14 juin 1994, sur le commerce extérieur, la politique industrielle et les enquêtes menées sur le financement du PR et sur son patrimoine personnel.

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Média : Le Monde

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Le Monde : La haute technologie que nous exportons représente peu d'emplois, les produits de consommation que nous importons en détruisent beaucoup. Quatre-vingts milliards de francs d'excédent commercial, n'est-ce pas une victoire à la Pyrrhus ?

Gérard Longuet : Non, c'est une vraie victoire. Une vraie performance. Ces résultats – plus de 1 300 milliards de francs d'exportations ; 87 milliards de francs d'excédent en 1993 et déjà plus de 15 milliards pour le premier trimestre 1994 – témoignent de la forte compétitivité acquise par notre industrie. Car les exportations, ce sont avant tout des produits, de la technologie, donc de l'industrie. C'est parce que nous avons besoin d'exporter que je condamne le mythe de la société post-industrielle. C'est vrai qu'un salarié de la confection, de la chaussure ou du jouet engendre souvent moins de 500 000 francs de chiffre d'affaires annuel alors que c'est le double dans les secteurs de haute technologie. La structure de nos exportations n'est donc pas la plus favorable à l'emploi. Mais elle correspond à la spécialisation internationale. Elle tire nos qualifications industrielles vers le haut. Elle entraîne la création d'emplois dans les activités de services à l'industrie. Au total, elle nourrit l'amélioration de notre niveau de vie. Le rééquilibrage entre les différents secteurs se fait notamment par l'impôt et les cotisations sociales. C'est pour Cela que nous pouvons conserver des industries de main-d'œuvre. En tant que libéral, je préférerais que cet arbitrage se fasse par les consommateurs et les prix. Mais la France n'est pas qu'un marché, c'est aussi – et surtout – une communauté. Ainsi, Toulouse bénéficie du succès mondial d'Airbus. Mais à proximité, nous tentons de préserver le délainage de Mazamet ou la confection de l'Ariège.

Le Monde : Comment faciliter ces transferts ?

Gérard Longuet : Aujourd'hui, la création d'emplois est à l'évidence entravée par le niveau trop élevé des charges sociales. L'assiette de ces charges a été choisie pendant une période de pénurie de main-d'œuvre alors que nous connaissons, depuis dix ou quinze ans, une pénurie d'emplois. Il faut donc changer de politique. Il faut demander moins au producteur et plus au consommateur, moins à l'entreprise et plus au citoyen, moins aux charges sociales et plus aux impôts. Le gouvernement de Michel Rocard avait commencé à le faire avec la CSG, nous poursuivons dans cette voie. C'est cette vérité qui sous-tend le projet d'instaurer une « TVA sociale ». Mais ce projet est à la fois limité et en partie injuste. Limité, parce qu'augmenter la TVA d'un point et demi – le maximum possible – ne rapporterait guère plus de 40 milliards de francs. En partie injuste, parce que l'impôt sur la consommation est certainement le moins courageux et le moins redistributeur. Il faudra, en revanche, que les Français soient de plus en plus responsabilisés sur le coût des prestations sociales, Il faut recréer des régimes de retraites par capitalisation pour compléter les régimes par répartition et être plus économe en matière de santé.

Le Monde : Que répondez-vous à Philippe de Villiers lorsqu'il prône une certaine fermeture des frontières ?

Gérard Longuet : Qu'il se trompe ! Nous vivons dans un monde de libre circulation des idées, des personnes, des biens et des capitaux. Et c'est un progrès qui explique le doublement de notre niveau de vie depuis le traité de Rome. Plus un produit est à forte valeur ajoutée, plus son marché est mondial. Quel serait le marché intérieur qui justifierait Airbus, le TGV ou même l'industrie du médicament ? Quelle est la vérité de nos échanges extérieurs ? Nous sommes en déficit avec les grands pays développés et en excédent avec la plupart des nouveaux pays industriels et des pays en voie de développement. Nous sommes en déficit avec les États-Unis, le Japon et l'Allemagne, donc avec des pays qui ont des niveaux de vie et des niveaux technologiques comparables aux nôtres. Nous sommes en excédent avec les nouveaux pays industriels en forte expansion – qui, certes, nous vendent des biens de consommation – mais à qui nous vendons des biens d'équipement dont nous avons la spécialité les grands équipements énergétiques, de transport, de télécommunications. Pour être riche, il faut que nos partenaires soient riches. Pour leur vendre, il faut aussi leur acheter.

Le Monde : Après l'accord du GATT à Marrakech, vous faisiez de la défense des industries de main-d'œuvre menacées l'une de vos priorités. Où en êtes-vous ?

Gérard Longuet : Je me bats pour que l'Organisation mondiale du commerce prenne en compte une « clause sociale » fondée sur trois paramètres : le refus du travail des enfants d'âge scolaire ; le refus du travail forcé non payé, celui des prisonniers ; la liberté syndicale et la liberté de négociation salariale.

Le Monde : Cette dernière condition n'est-elle pas une forme de protectionnisme ?

Gérard Longuet : Nous savons bien que, souvent, le seul atout d'un pays pauvre, sans capacité industrielle et commerciale, c'est le bas niveau des salaires, Mais lorsque ces pays se développent et gagnent de l'argent, nous souhaitons que ce bénéfice soit distribué équitablement et revienne aux salariés pour qu'eux-mêmes deviennent consommateurs et, pourquoi pas, des consommateurs de nos produits. Prenons te cas de l'Inde. Dans ce pays de près d'un milliard d'habitants, cent millions d'entre eux, peut-être, participent déjà au commerce mondial comme consommateurs. Nous disons à l'Inde de nous ouvrir son marché si elle veut que, en contrepartie, nous lui ouvrions nos frontières. C'est toute la discussion sur le démantèlement de l'Accord multifibre (AMF). Dans l'économie mondiale, les grandes puissances industrielles qui contrôlent la technologie, les capitaux et les grands marchés solvables déterminent aussi les règles du commerce mondial. Ce sont de grandes démocraties. Ce sont elles qui fournissent les capitaux nécessaires aux pays cri développement. Capitaux qui ont besoin de stabilité juridique et de paix sociale là où ils s'investissent. Les pays qui veulent participer au commerce mondial tendront inéluctablement vers l'État de droit et, je l'espère, vers la démocratie.

Le Monde : Le rôle de l'État se réduit-il à garantir la paix sociale et à établir un cadre Juridique ? …

Gérard Longuet : Pour un pays sans dimension historique, ce ne serait déjà pas si mal. Mais la France a une dimension historique et une singularité, sa position géographique. En Europe, elle est le trait d'union entre les mondes romain et germanique. Si l'on considère que la France a une personnalité – c'est ma conviction –, l'Europe est un amplificateur, un levier. L'Europe permet à la France de jouer à jeu égal avec les plus grands et d'être entendue. C'est parce que depuis 1993 la France a su se faire entendre en Europe qu'elle est aujourd'hui entendue dans le monde. Regardez le GATT. Regardez l'accord CEE-Japon sur l'automobile. La menace la plus forte vient des pays qui ont des marchés importants, des technologies avancées, mais qui demeurent difficilement pénétrables. Ils ont, dans certains secteurs, à notre égard, de véritable stratégies d'éviction. Avec eux, nous sommes menacés de relation de domination et de dépendance. Pour la France dans l'Europe, le véritable défi à relever, c'est l'équilibre avec les États-Unis et l'équilibre avec le Japon.

Le Monde : Peut-il y avoir une politique industrielle européenne ?

Gérard Longuet : L'initiative ne peut venir des États. Elle doit venir des entreprises elles-mêmes. Les gouvernements peuvent contribuer à ce que les groupes européens ne s'affrontent pas : je pense en particulier aux industries d'armement, au nucléaire, à l'aéronautique et au ferroviaire. Mais il revient aux entreprises de prendre des décisions. Il faut que les entremises européennes aient des projets communs faut qu'elles aillent ensemble sur les marchés extérieurs.

Le Monde : Parlons entreprises, justement. On dit que pour Framatome l'affaire est faite…

Gérard Longuet : Non.

Le Monde : … et que Pierre Suard va en devenir très bientôt l'actionnaire majoritaire.

Gérard Longuet : Je souhaite que Framatome, dans lequel Alcatel-Alsthom est déjà le premier actionnaire sans avoir, la majorité absolue, s'adosse définitivement à un grand groupe privé. Sans que l'État perde tout droit de regard, car le nucléaire est une partie de notre souveraineté. Mais pour qu'une transaction ait lieu, il faut qu'il y ait accord des deux parties. Ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Le Monde : Et accord sur le prix ?

Gérard Longuet : Notamment.

Le Monde : Le récent accord conclu entre EDF et Bouygues n'est-il pas un moyen pour EDF de contourner l'interdiction que vous aviez faite de se diversifier ?

Gérard Longuet : L'atout de la France, c'est d'avoir des grands appareils. De grandes entreprises publiques performantes et compétitives comme EDF. Ces grandes entreprises exploitent des monopoles. Au lieu de se développer sur le marché français par débordement sur d'autres secteurs où elles peuvent fausser le libre jeu de la concurrence, elles doivent se développer sur le marché mondial. Comme exploitants et comme investisseurs, et pas simplement comme conseillers. La diversification d'EDF, j'y crois, mais par sur le marché Français. En Asie, en Afrique et en Europe. L'alliance entre EDF et Bouygues, que j'ai approuvée, est strictement limitée à l'international. La difficulté, c'est de réussir un véritable partenariat entre entreprise publique et entreprise privée. Le statut de l'entreprise publique fait peser un soupçon d'imprévisibilité t changements politiques, d'hommes, de stratégies auquel nous nous efforçons de répondre par une certaine continuité des dirigeants. Vous verrez, à l'occasion des prochains renouvellements de présidents d'entreprises publiques, que le gouvernement a choisi de privilégier l'intérêt à long terme de ces entreprises, de jouer la continuité des équipes et le professionnalisme des dirigeants. C'est pour cela également que lu durée de leur mandat passera de trois à cinq ans.

Le Monde : Comment accueilleriez-vous le vote au Parlement d'un amendement permettant le maintien d'Alain Gomez à la tête de Thomson ?

Gérard Longuet : Avec sérénité.

Le Monde : Beaucoup de patrons ont dénoncé l'incarcération de Didier Pineau-Valencienne. Vous n'avez rien dit.

Gérard Longuet : Je ne connais pas le droit belge. En revanche je connais Didier Pineau-Valencienne. Je sais ce qu'il a fait de Schneider. Cette entreprise était éclatée et au bord de la faillite lorsqu'il l'a prise en main. Il en a fait un groupe de dimension mondiale, fortement implanté aux États-Unis et puissant dans ses métiers. Entre ma connaissance du droit belge et ma connaissance de l'homme, je choisis sans hésiter l'homme. Je crois en ses qualités morales et en sa capacité d'entrepreneur.

Le Monde : Vous faites vous-même l'objet d'une enquête. Après avoir épluché les finances du PR, le juge Van Ruymbeke se penche sur votre patrimoine. Vous sentez-vous persécuté ?

Gérard Longuet : C'est la formule la plus extrême que j'utiliserais dans cette affaire si on me demandait un avis personnel. Ma première observation est qu'il y a une « affaire » concernant un marché, public à Nantes pour laquelle un magistrat a été saisi (1). Ni les responsables nationaux du Parti républicain, ni a fortiori moi-même, nous ne sommes – ni de près ni de loin – mêlés à cette affaire. Depuis près d'un an que nous sommes cités presque chaque, semaine, rien n'a pas été établi, personne n'a été mis en examen. Et pour cause, il n'y a pas de lien entre cette affaire et nous. Ma seconde observation est qu'il y a eu une description totalement inexacte de mon patrimoine personnel. La constitution de mon patrimoine est parfaitement transparente – j'en ai apporté toutes les preuves. Elle ne correspond en rien à l'image qu'on a souhaité lui donner par des informations manifestement erronées. Par exemple, certains ont prétendu que ma maison du Midi avait été construite en contrepartie de marchés publics. Je démens de la façon la plus catégorique cette affirmation. Notre maison a été payée à son prix – qui est élevé. Tous les paiements ont été faits par chèques et financés par nos revenus et par emprunts. Il est faux et diffamatoire de prétendre que l'entreprise qui a construit cette maison a bénéficié d'un quelconque avantage. Je poursuivrai tout propos de ce type devant la justice. Je rappelle que, depuis dix ans, je n'ai jamais signé de marché public au titre du conseil général de la Meuse. Ni à l'entreprise qui a construit ma maison ni à aucune autre. Et, en tant que président du conseil régional de Lorraine, je n'ai attribué aucun marché à cette entreprise.

Le Monde : Le juge semble vous reprocher un mélange des genres entre affaires publiques, quand vous étiez ministre des PTT, et affaires privées.

Gérard Longuet : Non ! De 1988 à 1990, je n'étais plus ministre, j'étais redevenu député d'opposition et je n'avais aucune autre responsabilité importante, ni au niveau local, ni au niveau régional, ni au niveau national. J'avais le choix : être un frustré du pouvoir attendant sa revanche ou entreprendre. C'est ce que j'ai fait. Cela mérite effectivement débat. On peut dire : il n'est pas normal qu'un élu utilise ses relations et son expérience pour des activités privées. On peut dire inversement : il n'est pas normal, à l'heure actuelle, qu'un élu ne connaisse rien à l'entreprise, qu'il ne soit pas impliqué dans la vie économique et qu'il y ait une barrière entre la société civile et la société politique. Voilà le seul grief que l'on peut me faire : avoir utilisé les compétences et les relations acquises, notamment dans ma vie publique, pour mener une activité privée. J'accepte cette critique mais j'assume cette responsabilité. Je sais que je n'ai rien fait d'illégal ni de répréhensible. Je crois profondément que les hommes politiques ne sont que des hommes d'appareil, s'ils n'ont pour toute expérience de la société civile qu'un court passage dans la fonction publique, ils ne seront pas capables d'agir efficacement dans le domaine économique. Ne voit-on pas aujourd'hui d'anciens ministres socialistes conseils en entreprise ? Ne voit-on pas des magistrats devenir hommes politiques ?

Le Monde : Vous semblez justifier le mélange des genres par la nécessité de se frotter aux réalités de l'entreprise.

Gérard Longuet : Oui. En 1988, cela faisait plus de dix ans que j'étais en politique et je n'avais pas la certitude, à quarante-deux ans, d'être député toute ma vie. J'ai eu envie de faire autre chose. Pourquoi ai-je ensuite arrêté l'entreprise ? Pas parce que ça marchait mal, au contraire. Mais parce que François Léotard m'a demandé de prendre la relève à la tête du PR. Entre la satisfaction de gagner de l'argent et la joie d'être numéro un de ma famille politique, j'ai choisi la politique. Je l'ai d'ailleurs fait au détriment de mes revenus.

Le Monde : Le choix de vos partenaires laisse perplexe. Pourquoi la Générale des eaux, proche par ailleurs du PR, et les Mutuelles du Mans font-elles gérer leurs actions par la société Investel de Gérard Longuet, ancien ministre des PTT ? Ça donnait l'impression d'un montage.

Gérard Longuet : D'abord, il ne s'agissait pas de « gérer des actions », mais de sélectionner des investissements, En l'occurrence, il s'agissait d'aider RMC – qui était minoritaire – à devenir majoritaire dans Radio Nostalgie, Il fallait faire vite car RMC n'avait de droit sur Radio Nostalgie que pendant un mois. Il fallait trouver des actionnaires nouveaux. Puis il a fallu accompagner Radio Nostalgie, qui progressivement s'est redressée, pour devenir une grande radio pour ses auditeurs et une bonne affaire pour ses actionnaires. C'est moi et mon équipe qui avons apporté la solution, c'est moi et mon équipe qui avons trouvé et convaincu les actionnaires et je n'ai pas bénéficié de faveurs. Personne, ne m'a fait de cadeau, ni M. Dejouany ni M. Jolain (2). Nous avons analysé le potentiel commercial de Radio Nostalgie. Nous avons jugé que cette radio avait un potentiel d'audience important et stable, que ses auditeurs avaient un pouvoir d'achat élevé et qu'elle était seule sur sen créneau. Cette analyse, nous l'avons fait partager à des investisseurs : la BIMP, les Mutuelles du Mans et la Générale des eaux.

Le Monde : Pourquoi la Générale des eaux ?

Gérard Longuet : Parce qu'elle était déjà présente dans la communication, qu'elle était déjà associée à RMC à travers la gestion de TMC (Télé-Monte-Carlo) et qu'Hervé Bourges l'avait déjà contactée. En outre, le choix était limité. Europe 1 et RTL étaient des concurrents que RMC voulait écarter. RTL était associée à Havas ainsi qu'à la Lyonnaise des eaux à travers M6. Il ne restait pratiquement comme grand groupe du secteur que la Générale des eaux. Je connaissais effectivement ses dirigeants. Qui a gagné de l'argent dans cette affaire ? Les Mutuelles du Mans, la banque BIMP, la Générale des eaux et moi. Mais eux, ils en ont gagné beaucoup et moi, un peu moins (3). Dans cette activité, je n'ai pas perçu de salaire pendant dix-huit mois et j'assume pleinement ma part dans la plus-value. Je ne vois rien de répréhensible, rien d'illégal, rien d'anormal dans cette activité. On veut que je m'explique. Je joue la transparence la plus absolue. Je donne tous les détails sur mes activités, mon patrimoine et mes revenus. Je sais que ma bonne foi sera reconnue.


(1) C'est d'un pot-de-vin de 4,4 millions de francs versé à l'occasion de ce marché d'adduction d'eau à Nantes qu'est partie l'enquête du juge. 
(2) Respectivement PDG de la Générale des eaux et des Mutuelles du Mans. 
(3) La revente de ses actions, en 1991, rapportera 2,4 millions de francs à Gérard Longuet.