Texte intégral
INTERVENTION DU MINISTÈRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ, À L'OCCASION DU DÉJEUNER DE LA PRESSE ANGLO-AMÉRICAINE (Paris, le 2 mai 1994)
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Je voudrais simplement vous dire que je suis très heureux que nos emplois du temps respectifs aient pu coïncider aujourd'hui pour que nous puissions nous rencontrer. Il est vrai, je vous prie de bien vouloir m'en excuser que je devrais vous quitter à 14 h 30, car je dois prendre l'avion pour me rendre à Bruxelles dans le cadre d'une visite bilatérale entre la France et la Belgique.
Je me réjouis tout à fait que nous puissions avoir un échange aussi nourri que possible. Vous savez que depuis ma prise de fonction, il y a un peu plus d'un an maintenant, j'ai attaché beaucoup d'importance aux relations avec les États-Unis et également avec nos partenaires britanniques. On a même parlé, dans les premiers temps, mais il n'y a aucune raison de considérer que cette expression est aujourd'hui caduque, « d'embellie » franco-britannique. Il est vrai que, s'agissant tout particulièrement de la situation dans l'ex-Yougoslavie, nous avons une large convergence de vues due en très grande partie au fait que nous nous trouvons objectivement dans la même situation sur le terrain.
Vis-à-vis des États-Unis, je crois que l'on a pu aussi parler d'une sorte de renouveau du lien traditionnel qui nous unit, non pas que nous ayons véritablement découvert des convergences absolues sur tous les sujets – la négociation du cycle de l'Uruguay ou la gestion du dossier de l'ex-Yougoslavie ont montré que souvent encore nos vues divergeaient – mais j'ai trouvé chez nos partenaires le même souci, la préoccupation constante de garder le contact, de parler, d'essayer d'expliquer les positions des uns et des autres pour mieux les comprendre, c'est d'ailleurs dans cet esprit que je m'envolerai dans à peine une semaine, mercredi prochain, pour un séjour de trois jours aux États-Unis.
Compte tenu du peu de temps que nous avons devant nous par ma faute, je ne vais pas vous infliger un exposé qui empiéterait sur le temps imparti aux questions.
Q. : Sur la conférence sur la stabilité en Europe.
R. : J'insiste bien en effet sur l'idée que la conférence de la stabilité n'a pas pour objectif de créer une organisation temporaire, visant à mettre autour de la table des pays qui ont du mal à régler leurs problèmes de voisinage, et une fois que ces questions auront été réglées par des accords bilatéraux ou multilatéraux, la conférence évidemment a vocation à disparaître. Elle laissera à d'autres institutions, comme la CSCE, le soin de suivre la progression des choses.
Certains accords qui ont déjà été passés, par exemple entre la Pologne et l'Allemagne, l'accord relatif au statut de certaines minorités, sont des références de ce que nous avons à faire. Il se peut que ces accords existants soient amenés « au pot » et soient aussi comptabilisés dans les résultats de la conférence de stabilité.
Une deuxième remarque : dans notre esprit, cet exercice de diplomatie préventive a également un lien avec la grande question qui sera à l'ordre du jour de la décennie prochaine, je veux parler de l'élargissement de l'Union européenne. Nous allons procéder si le Parlement européen demain ou après-demain en décide ainsi, à un premier élargissement de l'Union européenne : nous allons passer de 12 à 16. Vous savez que d'ores et déjà, d'autres pays ont fait acte de candidature, tout récemment la Pologne, la Hongrie, sans doute demain d'autres. Notre souhait en France est que ce nouvel élargissement se fasse : il est dans l'ordre des choses, il est conforme aux engagements que nous avions pris vis-à-vis de ces pays lorsque nous leur disions : « une fois que vous aurez secoué le joug du communisme, vous serez un jour appelés à siéger parmi les pays européens ». Mais encore faut-il que ce nouvel élargissement s'accompagne d'un certain nombre de mesures préalables.
La première est la remise en ordre de fonctionnement institutionnel de l'Union européenne. On ne peut plus envisager désormais de nouvel élargissement sans réforme des institutions de l'Union. Le rendez-vous est d'ailleurs pris, c'est en 1996 lors d'une conférence intergouvernementale.
La deuxième condition préalable, c'est que précisément les pays candidats mettent de l'ordre aussi chez eux, de même que l'Union doit en mettre chez elle, en réglant leurs problèmes de voisinage. Voilà pourquoi la conférence sur la stabilité sera un élément qui permettra de faciliter le futur élargissement.
Q. : Sur l'ONU.
R. : On voit bien aujourd'hui, non seulement en Yougoslavie mais ailleurs, en Afrique par exemple, que l'ONU est à la fois indispensable et critiquée. Indispensable parce lorsqu'elle n'intervient pas, on lui demande de le faire, et critiquée parce que lorsqu'elle intervient, on se rend compte très vite qu'elle n'a pas les moyens d'assumer les missions qui lui sont confiées. C'est particulièrement vrai en Bosnie. Il faut donc essayer de trouver des remèdes à cette situation. D'abord, en développant la capacité des Nations unies à avoir elles aussi, comme nous essayons de le faire dans le cadre du pacte de stabilité, des éléments de diplomatie préventive, d'où l'idée avancée par la Grande-Bretagne et la France de mettre à la disposition du Secrétaire général des Nations unies un certain nombre de personnalités qui pourraient être des représentants spéciaux ou des médiateurs spécialisés dans toute question.
Il faut également améliorer les procédures de décision, les procédures d'organisation, les moyens militaires mis à la disposition des Nations unies. De ce point de vue, la France est à l'origine d'une idée qui fait son chemin, qui est celle des « modules de force » mis à la disposition des Nations unies.
Q. : Sur le Rwanda : faut-il discuter avec des personnalités rwandaises, responsables de massacres ?
R. : La réponse pourrait d'abord avoir une valeur plus générale, au-delà même des événements tout à fait tragiques du Rwanda.
Que cherchons-nous, là comme ailleurs ? Que des combats s'arrêtent, que les cessez-le-feu interviennent et qu'à partir de là, on essaie de reconstruire, c'est vrai au Rwanda comme ailleurs. On pourrait à la limite nous reprocher de la même manière de recevoir le ministre des Affaires étrangères du Monténégro, si on nous reproche de recevoir telle ou telle personnalité rwandaise. J'observe que le groupe de contact qui est chargé de négocier en Yougoslavie, va à Sarajevo, va à Pale, va à Belgrade.
Dès lors que la communauté internationale ne peut et ne veut s'interposer physiquement sur le terrain – je n'ai pas observé que quiconque l'ait proposé, lorsqu'il en a été question au Conseil de sécurité des Nations unies il y a quelques jours – la seule voie de recherche et de solution, c'est la voie là aussi de la discussion et de la diplomatie. C'est la raison pour laquelle la France soutient les efforts des pays voisins : Tanzanie, Zaïre, d'autres encore qui essaient de convaincre le FPR d'un côté, les forces rwandaises de l'autre, de cesser le feu et de reprendre le processus qui avait été enclenché par les accords d'Arusha l'été dernier. Déjà à l'époque, nous nous étions beaucoup investis pour cela et on a pu espérer que le processus se mette en place grâce notamment à la présence des Nations unies sur le terrain. L'attentat perpétré contre l'avion qui transportait le Président rwandais et le Président du Burundi a hélas, stoppé ce processus. Il faut renouer le dialogue. Voilà la raison pour laquelle nous sommes prêts en ce qui nous concerne à parler avec les responsables des différentes factions ou des différents camps qui se livrent à des massacres et des violences épouvantables.
J'ai d'ailleurs demandé aujourd'hui même à notre ambassadeur au Rwanda, qui a quitté ce pays, il y a quelques semaines, comme la plupart de ses collègues, d'entreprendre la tournée des capitales voisines du Rwanda pour vois comment rétablir ce processus ; je crois d'ailleurs que la France n'est pas la seule à avoir pris cette initiative et que d'autres pays ont également envoyé en mission des diplomates de haut niveau pour qu'ils essaient de renouer cette discussion.
Dans le même temps, nous essayons bien sûr de développer notre action humanitaire. Nous avons mis à la disposition des ONG qui sont à la frontière du Rwanda et qui essaient d'accueillir des dizaines pour ne pas dire des centaines de milliers de réfugiés qui quittent ce pays, des moyens supplémentaires. Là aussi, les efforts viendront, je l'espère, de la plupart des grandes puissances. Nous avons également un œil très vigilant sur la situation au Burundi qui est fragile, le pouvoir en place essaie de désarmer les milices pour éviter que la violence ne prévale. Je le répète, notre objectif au Rwanda est de réunir des conditions d'un cessez-le-feu et d'une reprise du processus.
Q. : Sur le résultat des élections en Italie.
R. : Appartient-il au gouvernement français de décider que le résultat des élections législatives en Italie ne lui convient pas ? Moi je réponds, non. L'Italie est un pays membre à part entière de l'Union européenne, elle a donc souscrit d'une manière certaine au pacte fondamental qui soutient l'Union, c'est-à-dire un attachement à un certain nombre de valeurs, parmi lesquelles bien sûr le respect de la démocratie, des droits de l'homme. Je n'ai pas de raison aujourd'hui de considérer que ce pacte a été rompu. Après on jugera la politique du gouvernement italien à ses œuvres et à ses réalités. Mais partir du principe que, parce que telle ou telle force politique qui n'a pas notre sympathie – et je m'empresse de dire que le fascisme italien ou ce qu'il en reste, n'a pas le mienne – nous jetons l'opprobre sur tel ou tel gouvernement, je crois que c'est franchir un pas que, pour ma part, je ne franchis pas. On m'a suffisamment reproché ce que j'avais dit à propos du résultat des élections en Grèce. Je m'empresse de le dire, je ne porte pas de jugement de valeur.
Q. : (Relations États-Unis-Europe par rapport aux relations États-Unis-Asie)
R. : Le fait que l'Europe n'ait plus la même importance pour les États-Unis qu'il y a dix ou quinze ans et que l'Asie est devenue désormais la zone d'expansion américaine : j'entends dire cela depuis 15 ans ! Cela revient régulièrement. Vous me direz que peut-être aujourd'hui c'est vrai que la situation en Europe a fondamentalement changé, mais je crois que la réalité, elle, demeure tout aussi forte que par le passé à savoir que, aussi bien en ce qui concerne les valeurs qui nous sont communes que l'intérêt des uns et des autres, la relation entre les États-Unis et l'Europe reste aussi actuelle et aussi importante qu'elle l'a été par le passé. On avait beaucoup glosé à propos du sommet de l'Alliance atlantique qui s'est tenu les 10 et 11 janvier dernier. On avait prévu que ce serait, peut-être, pour les États-Unis l'occasion de faire un pas en arrière vis-à-vis de leur engagement en Europe. On avait prédit aussi, une fois de plus, des affrontements entre la France et les États-Unis. Permettez-moi de vous faire observer que ce sommet s'est bien passé, dans une bonne ambiance, et qu'il a permis d'atteindre les objectifs que les uns et les autres s'étaient fixés. Il a permis de réaffirmer l'actualité et la force du lien transatlantique qui figure dans tous les textes et dans tous les discours. Il a permis aussi d'acter dans les termes même ou cela est inscrit dans le traité de l'Union européenne, l'idée que l'Union européenne a vocation à avoir sa propre entité de défense au sein de l'Alliance par le biais de l'UEO.
Il a permis, enfin, de lancer une nouvelle idée qui est d'origine américaine et à laquelle nous avons souscrit volontiers parce qu'elle nous paraissait bonne, celle du partenariat pour la paix vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale et de la Russie.
Donc, je ne suis pas inquiet de voir se rompre des liens dont nous allons célébrer d'ici un mois, à l'occasion des cérémonies du Débarquement un autre aspect historique, intellectuel, affectif, et cela compte dans l'Histoire des peuples plus qu'on ne le croit.
Voilà ce que je peux dire sur ce point, ce qui ne signifie pas que l'Asie n'est pas importante pour les États-Unis et pour nous. J'ai fait, il n'y a pas très longtemps un voyage au Japon, en Inde, le Premier ministre s'est rendu en Chine, nous devons nous aussi nous préoccuper de ce que nous pouvons faire dans cette région comme le font les Américains eux-mêmes. C'est là qu'est la croissance pour la décennie qui vient.
En ce qui concerne mon voyage aux États-Unis la semaine prochaine, je resterai deux jours à Washington et une journée à New-York. Nous avons décidé, lorsque je suis arrivé à mon poste, avec mon homologue Warren Christopher, de nous voir régulièrement, nous avons décidé d'abord, de mettre en place des groupes de travail franco-américains, au niveau des hauts-fonctionnaires, qui puissent se réunir régulièrement pour faire le point des différentes questions et y travailler ; leur réunion doit avoir lieu demain ou après-demain pour préparer mon voyage aux États-Unis. Nous avons décidé également, de tenir deux fois par an, soit à Paris à Washington, une rencontre franco-américaine pour faire le point de nos relations. C'est exactement dans cet esprit que je vais là-bas et nous avons beaucoup de choses à discuter, l'ex-Yougoslavie, le pacte de stabilité, la sécurité en Europe, les relations avec la Russie, les relations avec l'Irak, ce qui se passe en Afrique, le Rwanda, l'Algérie… Bref, toute une série de sujets que nous aborderons. Vous voyez que l'ordre du jour ne sera pas mince.
Q. : Sur l'ex-Yougoslavie.
R. : Nous sommes, au ministère des Affaires étrangères, mes collaborateurs et moi-même tellement impliqués dans ce « dossier » de l'ex-Yougoslavie. Que vous répondre à cette question ? Je serai tenté de refaire toute l'Histoire et je n'en ai pas le temps.
Concentrons-nous sur l'actualité immédiate. Depuis une quinzaine de jours, après le tournant qui a été pris dans ce drame, grâce à l'ultimatum de Sarajevo, on aurait pu penser que les choses allaient s'apaiser et que la négociation redeviendrait prioritaire. Et puis, il y a eu les événements de Gorazde : qu'avons-nous essayé de faire, depuis ces événements de Gorazde ? D'abord, les analyser pour en tirer les leçons. Comme je l'ai dit publiquement, je crois qu'il y a eu là un dysfonctionnement de l'organisation internationale. La FORPRONU, l'Alliance atlantique, tout le dispositif était en place pour réagir fortement et rapidement lorsque l'on s'est rendu compte que les Serbes – peut-être après provocation musulmane c'est peut-être vrai en tous cas c'est ce qu'on a dit – les Serbes se préparaient à attaquer et agresser Gorazde. On n'a pas réagi fortement et rapidement. On a réagi à dose homéopathique avec des forces aériennes qui n'avaient aucun effet dissuasif véritable. Pourquoi ? Je crois qu'il y a à cela deux raisons : d'abord par construction, la FORPRONU, dans la situation où elle est – entendez-moi bien, ce n'est pas un reproche que je lui fais – la FORPRONU a tendance systématiquement à calmer le jeu et à minimiser les risques. Pourquoi ? Parce qu'elle n'a pas en réalité les moyens de faire ce qu'on lui demande de faire. Elle n'a ni les effectifs, ni les armements lui permettant d'être une réelle force d'interposition. Alors, cela la conduit – et c'est normal je le répète – à chercher des solutions de compromis. La deuxième raison, c'est qu'il y a eu une erreur d'analyse faite par les Nations unies au niveau politique cette fois-ci, qui étaient convaincues que l'on cheminait vers un accord de cessez-le-feu avec les Serbes et que Gorazde n'était qu'un épiphénomène. On s'est trompé.
Il fallait réagir et à partir de ce moment-là, nous nous sommes fixés en France deux grands objectifs. Premier objectif, sécuriser réellement les zones de sécurités créées par les résolutions 824 et 836, que l'on a beaucoup critiquées à l'époque – elle étaient d'inspiration française, permettez-moi de le rappeler – ce qui était critiquable, ce n'était pas leur principe ni leur contenu, heureusement qu'on les a aujourd'hui – c'était le fait que les moyens, les forces nécessaires pour que le droit soit respecté n'avaient pas été prévues. Nous nous sommes employés à ce qu'elles le soient : cela a été la nouvelle résolution du Conseil de sécurité sur Gorazde suivie de la décision de l'Alliance atlantique, qui a permis là aussi de fixer un ultimatum. Et je voudrais rappeler les décisions qui avaient été prises également s'agissant des autres zones de sécurité, Tuzla, Zepa, Srebrenica, Bihac pour lesquelles le Conseil de sécurité a indiqué très clairement qu'au premier coup de canon serbe, l'Alliance atlantique, dans le cadre des résolutions existantes avait compétence pour utiliser la force aérienne de façon à faire cesser l'agression. Je parle souvent de la nécessaire vigilance : si les choses se dégradent sur le terrain, cela peut arriver à tout moment, c'est ce qui peut être est en train d'arriver aujourd'hui dans une zone qui n'est, hélas ! pas une zone de sécurité couverte par les résolutions du Conseil de sécurité, je parle du corridor de Brcko, au nord de la Bosnie. Il faut que nous ne recommencions pas les erreurs de Gorazde, et que nous réagissions tout de suite. Il faut suivre la situation jour par jour, c'est ce que nous essayons de faire.
Dans le même temps, à tout moment, cela peut déraper à Sarajevo, dans d'autres zones de sécurité, ou hors zone de sécurité, où là aussi on peut avoir une concentration d'armes ou des mouvements de troupes.
Deuxième objectif, disais-je, c'était la reprise du processus diplomatique. Je ne sais pas si on m'a toujours bien compris lorsque j'ai dit qu'il n'y a pas de solution militaire en Bosnie, il n'y a qu'une solution diplomatique et politique. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Si on part du principe qu'il y a un agresseur et un agressé, ce qui est vrai, et je l'ai dit moi-même, si on tire de cette constatation évidente, la conclusion qu'il faut aider l'agressé à reconquérir le territoire de l'ensemble de la Bosnie, il faut alors s'en donner les moyens et le dire. Il faut dire que l'on va faire la guerre pour reconquérir la Bosnie et boucler l'agresseur serbe hors de Bosnie. Permettez-moi de faire remarquer que cela n'est pas par les frappes aériennes que l'on y arrivera ; une force aérienne n'a jamais reconquis aucun territoire. La seule chose qui permet de reconquérir un territoire, c'est une force aérienne, suivie d'un dispositif au sol. Sans remonter aux souvenirs que j'évoquais tout à l'heure du 5 et du 6 juin 1944, permettez-moi d'en indiquer un beaucoup plus proche, celui de la guerre du Golfe. On n'a plus en tête, semble-t-il que, outre les frappes aériennes, il y avait derrière 100 000 à 500 000 hommes à terre. Ce que je dis, c'est que, personne pas plus les États-Unis que tel ou tel pays européen n'a pour l'instant envisagé cette solution. J'ajoute de suite que ce ne serait pas le désert koweito-irakien, la topographie est fondamentalement différente. Donc, quand je dis que cette solution-là n'existe pas aujourd'hui, je dis qu'il n'y a pas de solution militaire et que donc, il faut trouver une autre formule. Il faut trouver une solution juste, aussi juste que possible, aussi équilibrée que possible, qui permette de faire un compromis entre agressés, puisque toutes les guerres au monde se sont toujours terminées comme cela.
Donc, nous nous sommes mis en tête en France et nous n'avons pas varié depuis maintenant plus d'un an qu'il fallait arriver à cette solution négociée qui soit un compromis aussi juste que possible. D'où l'idée de faire ensemble. Cette idée qu'il fallait une solution politique, a été acceptée, il y a eu le plan de l'Union européenne, et puis, après l'ultimatum à Sarajevo, il y a eu l'implication américaine et russe dans la discussion. J'avais dit à l'époque que je m'en réjouissais et j'étais sincère. J'avais également ajouté que cette méthode de contacts bilatéraux, cette diplomatie « éclatée » comme je l'avais qualifiée, trouverait rapidement ses limites et elle les a trouvées. Il y a eu un accord croato-musulman ; c'est très bien. Bravo, on soutient. Il y a un accord de cessez-le-feu dans les Krajinas : c'est très bien. Mais il n'y a pas eu de paix globale ; il y eu Gorazde.
D'où notre deuxième proposition qui est de dire « créons un groupe de contact et de négociation pour ceux sans lesquels il n'y aura pas de paix globale en Yougoslavie », c'est-à-dire que les Américains, les Russes et les Européens plus les Nations unies définissent une position commune et ensuite puissent non pas l'imposer, mais la présenter aux parties pour essayer de les convaincre qu'il faut accepter cela. On a fait un pas important, le groupe a été constitué, il travaille. Mais il existe un deuxième sujet d'inquiétude après ce que je vous ai dit sur la situation sur le terrain : je ne suis pas sûr qu'une fois encore, il travaille vraiment dans l'esprit où il faudrait qu'il travaille. Que fait-il en ce moment ? Il a repris son bâton de pèlerin, collectif je précise, ils sont six : ils vont voir les Serbes à Pale, les Bosniaques à Sarajevo, demain à Belgrade pour parler. Mais cela ne suffit pas, il y a des mois que l'on parle. Ce qu'il faut c'est sortir de cette diplomatie itinérante, de ce rôle de représentant en compromis de paix. Il faut d'abord, et cela nous n'arrivons pas à l'obtenir dans l'état actuel des choses que les trois grandes puissances se mettent d'accord.
Quel est le bon schéma de règlement ? Quand j'en parle avec Warren Christopher, avec Kozyrev, avec mes collègues de l'Union européenne, tout le monde me dit, c'est le plan de l'Union européenne qui reste la référence. Qu'on le dise une fois pour toute ! Qu'on le dise : « les grandes puissances se proposent comme schéma de règlement, quelque chose qui soit une Bosnie-Herzégovine en tant qu'État, à l'intérieur d'un système institutionnel souple avec une fédération croato-musulmane liée à l'entité serbe dans l'esprit qui avait été convenu au mois de septembre dernier. Troisièmement, une répartition des territoires. Cela a déjà été admis dans son principe pour la fédération croato-musulmane. Permettez-moi de vous rappeler que là, on a retenu l'idée de deux cantons croates ou trois cantons musulmans, sans jamais dire où ils étaient. Et puis, franchissons un pas supplémentaire : une fois que l'on a dit cela, disons où sont les territoires. Et enfin, quand tout ceci sera acquis, ouvrons le dossier de la suspension des sanctions. Sommes-nous d'accord sur cette démarche ? Nous ne l'avons pas encore dit. Tant que nous ne l'aurons pas dit, nous aurons face à nous des interlocuteurs qui joueront de nos différences et il n'y aura pas la paix.
Simultanément que se passe-t-il ? Je vois la pression d'un certain nombre de pays, d'un certain nombre de forces politiques à l'intérieur de certains pays, la pression sur la levée de l'embargo sur les armes monter. C'est vrai dans l'Organisation de la conférence islamique, avec beaucoup de pays musulmans, c'est vrai au Congrès américain, c'est vrai en France. Il y a des pressions très fortes. Pourrons-nous résister ? Ceux qui le veulent pourront-ils continuer à résister à cette pression ? Je n'en suis plus sûr. Si la situation sur le terrain reste aussi volatile qu'elle l'est, si nous avons demain de nouveau des combats ailleurs que dans les zones de sécurité ou même dans les zones de sécurité, et si le processus diplomatique continue à s'enliser pendant des mois et des mois, cette pression s'amplifiera. Il faut voir ce qu'elle signifie : elle signifie que l'on va donner des armes aux uns et aux autres et cela signifie tout naturellement que nous ne pourrons pas laisser les contingents de la FORPRONU là où ils sont, il faudra les retirer. J'ai toujours dit depuis le début que c'était « la solution du désespoir ». Je ne suis pas désespéré. Je déclare souvent que je ne suis pas découragé, mais si on ne progresse pas, je le répète, dans la voie diplomatique rapidement maintenant, l'enlisement amènera à la solution du désespoir avec des conséquences que personne ne peut mesurer.
Voilà pourquoi je continue à penser que malgré les inconvénients que cela peut comporter, une réunion au niveau ministériel serait utile de façon à ouvrir la voie d'un sommet sur la Bosnie pour entrer dans le vif du sujet.
Q. : Sur l'action du ministère des Affaires étrangères – la cohabitation ?
R. : Nous n'avons pas chômé. Nous analysons les crises, nous proposons. Ces propositions sont transmises au chef du gouvernement. Le ministre des Affaires étrangères est membre du gouvernement, et il discute avec le Premier ministre qui fixe la position gouvernementale avec, le cas échéant la participation d'autres ministres, souvent le ministre de la Défense pour toutes les questions de maintien de la paix, le ministre de la Coopération s'agissant de l'Afrique. Ensuite, cette direction gouvernementale est discutée avec le Président de la République. Croyez-moi, c'est comme cela concrètement que cela marche. Nous sommes par définition, parce que c'est notre métier, au contact heure par heure des événements. Immédiatement, lorsqu'il y a un problème difficile ou une décision à prendre, j'en discute avec le Premier ministre et le Premier ministre ou moi-même en parlons avec le Président de la République. Cela, c'est la mécanique, elle marche. Y a-t-il des désaccords qui empêchent dans un certain nombre de domaines le gouvernement de faire ce qu'il voudrait faire ? Il y a eu des changements dans la politique étrangère de la France, je suis heureux de vous l'entendre dire. Beaucoup de choses ont changé, il n'y a pas eu de grande révolution mais des inflexions nouvelles. Ma réponse est de dire que, jusqu'à maintenant, cela n'a pas empêché, lorsque j'avais à proposer des inflexions de les faire passer.
Il n'y a qu'un seul exemple où il y a eu contradiction entre la position du Président et celle du gouvernement, vous l'avez cité vous-même, c'est celui des essais nucléaires. Ce n'est un secret pour personne que nous n'avons pas la même approche. Je n'ai pas d'autres exemples. Je ne peux pas vous dire que, sur tel ou tel sujet, j'ai été empêché de faire quelque chose parce que nous sommes dans un gouvernement de coalition.
Q. : (Sur le corridor de Brcko)
R. : Tout le monde sait ce que c'est que le corridor de Brcko, il s'agit d'un point extrêmement sensible qui se situe au nord de la Bosnie, il est sensible parce que les Musulmans d'un côté, veulent une bande de terre leur permettant de relier la zone musulmane du centre de la Bosnie à une petite rivière qui en elle-même n'a pas grand intérêt mais qui a le mérite de se jeter dans le Danube. Donc pour la Bosnie musulman, avec l'accès à la mer au sud réglé, c'est ce à quoi on s'évertue, par l'accord croato-musulman, ce deuxième accès vers le nord par le Danube est tout à fait vital.
Dans le même temps, les Serbes bosniaques ne veulent pas de coupure dans le corridor, parce que c'est une bande de terre cette fois-ci horizontalement et non plus verticalement qui relie la partie orientale serbe à la partie occidentale serbe. Au nord, c'est la Croatie. Donc il faut essayer de trouver une solution conciliant ces intérêts divergents : ceux des Musulmans, accès à la rivière, et ceux des Serbes : libre circulation entre les deux parties de la Bosnie. On a été tout proche de cet accord, il faut bien voir qu'en septembre, octobre, on est passé à une feuille de papier à cigarette de l'accord. Mais si à cette époque-là, les Musulmans ne s'étaient pas sentis encouragés à poursuivre la lutte sur le terrain, et les Serbes encouragés à ne pas conclure la paix, peut-être que la feuille de papier à cigarette aurait pu disparaître. La solution existe. On a étudié plusieurs formules, mais on savait que c'était un point chaud, et d'après un certain nombre d'informations que vous connaissez aussi bien que moi, on a des raisons de penser qu'il y a des mouvements de troupes, des mouvements d'armes lourdes vers Brcko.
Que faire pour éviter une attaque d'un côté ou de l'autre ? Parce qu'il faut bien dire d'un côté, ou de l'autre, c'est la réalité du terrain. Je suis pour ma part favorable à ce que l'on étende à cette zone extrêmement sensible la protection qui existe pour les zones de sécurité.
Juridiquement, qu'on en fasse une zone de sécurité, qu'à partir de ce moment, on intervienne, comme c'est déjà prévu dans les textes, au moindre coup de canon. Cela entraînera l'intervention immédiate de l'Alliance atlantique sous forme de frappes aériennes.
Q. : Sur la célébration du Débarquement ?
R. : Les vétérans américains aujourd'hui qui ont au minimum 60 ans, parfois 75 ans, sont en train de s'entraîner pour ressauter en parachute sur la Normandie : je trouve cela admirable. Au-delà des faits, je trouve que le symbole est extraordinaire. Il y a là quelque chose qui a marqué nos peuples, le peuple français, le peuple américain, le peuple canadien, le peuple britannique, d'autres encore. Je crois que l'on a raison de faire de ces deux journées, un grand moment et un moment de célébration forte, les peuples ont besoin d'imaginaire et de symboles. Fallait-il ou ne fallait-il pas inviter nos amis allemands ? Je crois que pour un gaulliste, la réconciliation franco-allemande est tellement inscrite dans ses gènes et dans ses convictions, que l'on peut parler librement là-dessus. Je crois qu'il y a des circonstances où peut-être effectivement, il n'est pas absurde que les Alliés se retrouvent. D'ailleurs, à l'origine, nos amis allemands l'avaient parfaitement compris, c'est un débat interne, lié sans doute à la campagne électorale outre-rhin qui a relancé les choses. Nous avons en toute hypothèse trouvé la solution puisque dès le lendemain des cérémonies ayant lieu en Normandie, le Président de la République – j'aurai l'honneur et le plaisir de l'accompagner – se rendra en Allemagne pour rencontrer avec le chancelier Kohl quelques centaines, peut-être quelques milliers de jeunes Allemands et de jeunes Français.
Q. : Sur l'ex-Yougoslavie et la réunion ministérielle des Américains, Européens et Russes ? Dans quel délai ?
R. : Nous avons lancé cette idée d'une réunion ministérielle dès notre rencontre de Londres il y a 8 jours. M. Kozyrev à qui j'en ai parlé à Genève mercredi dernier y était tout à fait favorable et depuis il a relancé lui-même l'idée à l'appui d'une sorte de proposition formelle. Il est vrai que Warren Christopher a considéré que le moment n'était peut-être pas encore venu, il était d'accord sur le principe, mais souhaitait délibérer de la date. Il y a deux approches effectivement de cette réunion. La première est de dire : il faut suffisamment avoir progressé sur le terrain pour se mettre d'accord sur quelque chose sinon cela ne sert à rien de réunir les ministres. La deuxième approche : il faut donner une impulsion forte, il faut que dès le début, les ministres fixent les objectifs et le calendrier pour dire aux négociateurs : voilà ce que nous demandons, voilà combien de temps nous vous donnons. C'était mon approche, on ne va pas en faire un sujet de dispute mais moi je maintiens que cette réunion est nécessaire si on ne veut pas que les choses s'enlisent. Il semble qu'aujourd'hui, pour répondre plus précisément à votre question, le bon choix soit un délai d'une dizaine de jours. On se réunira pour voir ce qu'il faut faire et comment orienter éventuellement la solution.
Q. : Sur l'Irak
R. : Je voudrais d'abord vous convaincre que sur cette affaire difficile, la ligne de la France est claire et constante. Nous avons été solidaires de nos alliés pendant la guerre du Golfe. Nous avons été à la mesure de nos moyens présents sur le terrain. Nous considérons que l'Irak, quelles que soient les manœuvres ne peut pas échapper à l'entière et exacte application de toutes les résolutions du Conseil de sécurité, celles qui concernent le contrôle et l'élimination de ses armes de destruction massive, celles qui concernent son voisinage avec le Koweït et la reconnaissance de la ligne de la frontière internationale, et enfin, les résolutions qui ont trait à la démocratie et aux droits de l'homme à l'intérieur même du territoire de l'Irak. Sur ce point, jamais la position française n'a changé d'une virgule.
Deuxième élément de cette position, au-delà de ces exigences officiellement formulées à New-York, la France n'a pas d'autres projets cachés à l'encontre de l'Irak : en particulier, pas de projet de déstabiliser son régime ou de démanteler son intégrité territoriale, car la coupure de l'Irak en plusieurs morceaux serait un traumatisme pour l'équilibre de la région. Cela, nous le disons aussi très clairement.
Enfin, troisième élément de notre position, à la question : est-ce que l'Irak a commencé, oui ou non, à se mettre en règle avec les résolutions du Conseil de sécurité ? Là c'est vrai qu'il doit y avoir entre alliés parfois des divergences d'appréciation. Nous considérons, nous ne sommes pas les seuls, que l'Irak a fait des petits pas dans le sens de l'application de certaines résolutions du Conseil de sécurité, notamment celles qui ont trait au contrôle de ses armes de destruction massive. Un système de contrôle va se mettre en place, à l'initiative de la commission spéciale du Conseil de sécurité qui a été nommée à cette fin. Une période probatoire est prévue. Si, au terme de cette période probatoire, dont il va falloir donner la date de démarrage, les prescriptions sont respectées, on va en tenir compte, et avancer là aussi petit pas par petit pas, selon que l'Irak avancera également de son côté. Je voudrais terminer en disant que, ce qui m'amuse, c'est d'abord l'extraordinaire vigilance vis-à-vis de la France. On nous reproche de voir des hommes d'affaires français, dans les hôtels de Bagdad. Laissez-moi vous dire qu'il n'y a pas que des hommes d'affaires français ! … Notre position est claire, nous nous y tiendrons, et nous espérons qu'il en sera de même de chacun./.
ALLOCUTION DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, M. ALAIN JUPPÉ, DEVANT L'INSTITUT ROYAL DES RELATIONS INTERNATIONALES (Bruxelles, le 2 mai 1994)
Monsieur le Ministre, Cher Ami,
Mesdames, Messieurs,
Permettez-moi de commencer par remercier les organisateurs de cette manifestation. C'est en effet pour moi un honneur de m'exprimer devant un auditoire si distingué, et une institution dont les travaux font autorité dans le domaine des relations internationales. (…)
La Belgique a joué un rôle si constant et si décisif dans l'histoire de la construction européenne, ses dirigeants et ses diplomates ont contribué de manière si active à l'accomplissement de ce dessein, qu'il était naturel que, à votre invitation, je choisisse d'évoquer ici à Bruxelles, la politique européenne de la France et les orientations qui la guident aujourd'hui.
À titre liminaire, je voudrais rappeler les propos de deux hommes d'État européens, qui ne se sont pas toujours entendus ni toujours compris, mais qui ont l'un et l'autre fortement marqué de leur empreinte, l'histoire de la construction européenne.
Le premier, c'est Paul-Henri Spaak, au soir de sa carrière politique, il concluait les toutes dernières lignes de ses combats inachevés en ces termes : « j'avais contribué, par l'Alliance atlantique, à assurer la paix en Europe et j'avais contribué à l'édification de l'Europe unie. Ainsi j'avais réalisé deux de mes rêves. (Paul-Henri Spaak : Combats inachevés, tome II, Fayard, 1969).
Le second, c'est Charles de Gaulle, qui écrivait à la veille de son retour aux affaires, dans le dernier tome des Mémoires de Guerre : « amener à se grouper, aux points de vue politique, économique, stratégique des États qui touchent au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées. Faire de cette organisation l'une des trois puissances planétaires et, s'il le faut un jour, l'arbitre entre les deux camps soviétique et anglo-saxon : depuis 1940, ce que j'ai pu accomplir et dire ménageait cette possibilité » (Charles de Gaulle : Mémoires de guerre, tome III, Plon, 1959).
À la lecture de ces quelques phrases, nous sentons évidemment ce qui séparait les deux hommes ; notamment leur appréciation de la relation transatlantique dans le contexte de la guerre froide. Mais nous mesurons aussi, aujourd'hui, ce qui eut pu les rassembler : la place centrale occupée par l'Europe dans leurs préoccupations, la nécessité si nettement exprimée de rassembler les Européens au sein d'une organisation commune – quelles que soit la forme revêtue par cette organisation.
Le temps a passé. La fin de la guerre froide a vidé de son sens l'essentiel des polémiques qui touchaient aux relations euro-américaines. Les étapes successives de la construction européenne ont fait tomber en désuétude l'opposition entre l'Europe des peuples et l'Europe des États. Mais l'ambition partagée de construire l'Europe demeure, plus actuelle que jamais.
C'est en ayant présente à l'esprit la continuité de cette ambition que j'ai souhaité vous parler de la politique européenne de la France ; des principes qui la fondent ; du diagnostic que nous portons sur la situation présente de l'Union européenne ; les perspectives que nous voulons lui tracer, et des efforts qu'elles exigent.
Je commencerai par rappeler rapidement les principes qui inspirent de manière constante la politique européenne de mon pays.
Premier principe, et je crois qu'il faut le répéter en ces temps de démagogie européenne : la construction européenne est, à nos yeux, une nécessité.
Aux yeux de la France et de ses gouvernements successifs, l'Europe constitue d'abord une ambition nécessaire.
Nécessité, au lendemain de la guerre, d'aboutir à la réconciliation des peuples au sein d'un continent qui avait été tellement déchiré et affaibli : c'était là la conviction qui inspirait les efforts inlassables des « pères fondateurs », dont vous avez tout à l'heure, mon cher collègue, cité quelques vues.
Nécessité, ensuite, dans le contexte de la guerre froide, de préserver la stabilité et la sécurité des États démocratiques situés à l'Ouest du rideau de fer.
Nécessité encore, de constituer un marché commun, adapté aux conditions modernes de la production, propre à assurer le dynamisme de nos entreprises et la prospérité de nos peuples.
Tel était le constat qui amenait le Général de Gaulle à écarter les réserves qu'avait pu initialement lui inspirer le traité de Rome, et à confirmer, au lendemain de son retour au gouvernement l'engagement européen de la France. Aujourd'hui, c'est encore cette idée qui réunit l'immense majorité des citoyens et des forces politiques françaises autour du projet européen. Quelles serait en effet pour nous, et je crois que c'est la question qu'il faut poser à ceux qui doutent, l'alternative ? Sur les plans monétaire, commercial, industriel, l'évolution des marchés mondiaux nous fait mesurer les conséquences d'un éventuel repli sur le seul espace national. Sur les plans politique et stratégique, l'équilibre instable né de la fin de la guerre froide exige que les Européens sachent se montrer organisés, solidaires et vigilants. Demeurée seule, la France serait marginalisée. Désunis, les Européens seraient impuissants.
Deuxième principe : cette Europe doit assumer une vocation mondiale, qui est nécessaire, je voulais le dire avec force.
Ce second principe qui inspire la politique européenne de la France, c'est l'idée de la singularité de l'Europe, et donc de vocation mondiale de l'Europe. Naturellement, notre engagement européen est compatible avec d'autres alliances, d'autres solidarités : la relation transatlantique, notre participation aux efforts des Nations unies, nos relations avec les pays du sud en témoignent. Mais nous croyons également que l'Europe ne se confond pas avec les autres ensembles dont elle est proche, et qu'elle a donc un rôle spécifique à remplir.
En ce sens, les peuples européens ne sont pas seulement liés par des valeurs ou des références culturelles communes. Car à ce compte-là, l'Europe devrait assurément englober les États-Unis d'Henry James et la Russie de Tolstoï. Cette communauté de valeurs et de références s'appuie de surcroît sur l'identité des intérêts, sur des données historiques, économiques, stratégiques qui font que nos préoccupations ne rejoignent pas toujours exactement celles de nos partenaires. Qu'on le veuille ou non, la crise bosniaque, les événements du Rwanda, la situation d'un pays comme l'Algérie, ne revêtent pas à Moscou ou à Washington exactement le même sens et la même portée que nous leur prêtons à Bruxelles ou à Paris. L'ancienneté de nos relations avec les pays du sud nous crée des obligations, et nous amène à attacher une importance particulière aux questions de développement. La diversité de notre patrimoine linguistique et culturel nous entraîne à combattre les facteurs d'homogénéisation, quel que soit notre attachement à la libre circulation des œuvres. Même en matière économique, l'évidence de notre singularité s'impose, parfois cruellement : au sein du monde développé, le chômage de masse est aujourd'hui un phénomène principalement européen, et la volonté de le combattre nous dicte des préoccupations et des actions particulières dans le cadre des négociations internationales.
Au temps de la guerre froide – qui n'est pas si loin – cette volonté française de mettre en avant les intérêts propres de l'Europe, Europe européenne, pour reprendre une formule qui a beaucoup eu cours, a pu apparaître aux yeux de certains comme conduisant à une forme d'isolement. Si légitimes qu'aient alors pu sembler ces réserves, la question me paraît aujourd'hui tranchée : sur tous les grands sujets où se fait sentir un besoin mondial de règles ou de régulation – sécurité collective, respect des droits de l'homme, commerce, protection de l'environnement, migrations… – il est essentiel que l'Europe fasse entendre sa voix, sa propre vois. L'expérience des négociations du GATT nous a montré que ce qui nous réunit est finalement plus fort que ce qui nous divise et ce n'était peut-être pas évident lorsqu'on à commencé à en parler mais le résultat est là pour en témoigner. Notre capacité à peser en de telles circonstances a dépendu étroitement de notre Union.
Troisième principe : après la nécessité de l'Europe, après sa spécificité, les identités nationales doivent être respectées dans le cadre de la construction de l'Europe.
L'Europe doit beaucoup aux visionnaires, aux prophètes de la construction européenne. Mais le troisième principe de notre politique européenne reste un principe de réalités. « Quelles sont les réalités de l'Europe, quels sont les piliers sur lesquels on peut la bâtir ? » se demandait déjà le Général de Gaulle. Nous continuons à apporter la même réponse : « en vérité, ce sont les États… les seules entités qui aient le droit d'ordonner et le pouvoir d'être obéis ». (Charles de Gaulle : Mémoires d'espoir, tome I, Plon, 1970).
Naturellement, cette réponse de principe ne nous amène pas à nous opposer à l'attribution de pouvoirs importants à l'Union : chaque fois qu'une question paraît susceptible de n'être traitée avec efficacité qu'à l'échelon européen, il est raisonnable de le faire. Je reviendrai tout à l'heure sur l'importance que nous attachons à la mise en œuvre de l'Union économique et monétaire, qui touche pourtant, avec le droit de battre monnaie, au cœur des attributs de souveraineté. Mais le principe de subsidiarité, que j'énonçais à l'instant, a une autre signification, essentielle à nos yeux : l'Europe ne dois se substituer ou s'ajouter aux États membres que là où son action est nécessaire et utile.
La crise de confiance que l'Europe a paru traverser, en France comme dans d'autres pays, au moment de la ratification du traité de Maastricht, s'explique sans doute en grande partie par notre reconnaissance de ce principe de réalité. Les Français ont approuvé la ratification du traité, après une campagne ardente, mais ils nous ont mis en garde, et il ne faut pas oublier cet avertissement même si la démocratie est la démocratie et que le vote une fois intervenu on ne rouvre évidemment pas le dossier, ils nous ont mis en garde contre la tentation de créer un objet politique à la fois distant et envahissant, parce que ne correspondant ni à l'expérience ni aux préoccupations réelles de ses citoyens. Ceux-ci savent que l'Europe est utile, que l'Union des États européens fait leur force ; mais ils ne voient pas à la nécessité de renoncer pour autant à leurs traditions propres. La France entend se montrer attentive à ce message, au nom de son expérience historique et de l'ambition qu'elle a pour l'Europe : c'est-à-dire la mise en commun des ressources, la défense d'une position commune sur la scène internationale, mais dans le respect de l'identité des peuples qui constituent cette Union.
Ces principes rappelés, quelle signification, quelle interprétation leur donne-t-on aujourd'hui à la fin de ce siècle ? Quel diagnostic portons-nous sur la situation de l'Union européenne ? Le constat que je vous propose sera équilibré : je crois sincèrement que l'Europe se porte mieux ; mais elle est encore la proie d'incertitudes qui, si elles n'étaient pas rapidement tranchées, pourraient sérieusement compromettre son avenir.
Elle a en grande partie surmonté le climat de scepticisme et de désaffectation qui prévalait voici encore un an. Sur le terrain commercial, la Communauté semblait incapable de définir avec précision, puis de défendre une efficacité les intérêts et ses membres dans le cadre des négociations du GATT. Sur le terrain monétaire, des crises répétées mettaient à mal, sur les marchés internationaux, les monnaies européennes l'une après l'autre ; elles amenaient à douter de notre capacité à mener à bien le processus de passage à la monnaie unique, solennellement décidé à Maastricht. Sur le terrain politique enfin, notre impuissance à peser sur l'évolution du conflit yougoslave soulevait une émotion générale et entachait gravement la crédibilité de l'Union européenne.
Je ne vais naturellement pas céder au triomphalisme, et vous pourriez m'objecter d'emblée que certaines de ces crises se sont plutôt aggravées que simplifiées au cours des mois passés. L'Europe toutefois, me semble-t-il, a retrouvé sa crédibilité en démontrant sa capacité à agir. Dans la phase finale des négociations du GATT, elle a su définir clairement ses positions, marquer sa volonté d'aboutir mais aussi les limites qu'elle n'était pas prête à franchir, et elle a pu ainsi utilement contribuer à la conclusion d'un accord équilibré et ambitieux qui est meilleur que ce qu'il était à l'origine. Elle a en particulier obtenu que soit mise en place une organisation mondiale du commerce, qui profitera à toutes les parties du GATT en éliminant autant que possible les pratiques unilatérales de rétorsion. Parallèlement, l'Union européenne a renforcé, à notre initiative ses instruments de politique commerciale. Sur le plan monétaire, les gouvernements européens ont su maîtriser les chocs causés par la spéculation internationale, au point que le Franc et le Mark, par exemple, ont à présent, d'après les cours d'aujourd'hui, retrouvé leur parité d'avant la crise d'août dernier : la marche vers une monnaie commune n'a pas été interrompue, et la coordination de nos politiques économiques est en bonne voie. Même en ex-Yougoslavie, il peut apparaître comme un défi de dire qu'il y a des raisons d'espérer. Même là, l'Europe a su faire preuve de son sens des responsabilités. D'abord en unifiant en son sein les positions et puis en élaborant les grandes lignes d'un règlement politique qui reste aujourd'hui, je pense au plan d'action de l'Union européenne approuvé au mois de novembre dernier, la seule référence globale fournissant un cadre de règlement politique au conflit de l'ex-Yougoslavie.
Enfin, cette force et cette cohérence retrouvées ont permis aux Européens d'engager une nouvelle étape de leur histoire commune. L'accord conclu le 13 avril avec la Suède, la Finlande, l'Autriche et la Norvège et j'espère de tout cœur que le Parlement européen donnera dans deux jours un avis conforme, cet accord, donc, est d'autant plus remarquable qu'il concerne trois pays auxquels l'histoire, pour des raisons différentes, avait assigné un statut de neutralité, et qui ont pourtant accepté l'ensemble des acquis communautaires, y compris ceux qui concernent la politique étrangère et de sécurité commune. En ce sens, il augure favorablement de la suite.
Si l'Europe va mieux – et je veux rappeler au passage que nombre de ces succès sont dû à la présidence belge qui a fait preuve, au deuxième semestre 1993, d'une remarquable efficacité et d'une grande habilité – elle n'en parait pas moins incertaine des objectifs qu'elle doit se fixer aujourd'hui pour la nouvelle étape de son développement et des moyens qu'elle doit employer pour les atteindre.
Incertitude d'abord sur les étapes ultérieures de son élargissement. Si encourageant que soit l'accord conclu, il concerne cependant les pays dont l'expérience historique et le niveau de développement économique facilitent grandement l'intégration européenne. Autrement délicat sera l'examen des prochaines candidatures déjà déclarées ou potentielles, qu'il s'agisse des pays méditerranéens, des pays d'Europe centrale et orientale, voire des États baltes ; songeons simplement aux conséquences de leur adhésion éventuelle sur les fonds structurels ou sur la politique agricole commune de son financement. Des attentes existent pourtant, que nous ne saurions décevoir. Or, il faut bien reconnaître que les Douze n'ont pas pour l'instant adopté un programme explicite définissant le calendrier de ces négociations à venir, les critères auxquelles elles pourraient obéir, les formules qui pourraient les accélérer, bref ce que j'appellerais une doctrine des futurs élargissements. Première incertitude.
Deuxième incertitude, toujours à propos, d'ailleurs de l'élargissement, quelles en seront les conséquences institutionnelles ? Le compromis intervenu à Ioannina nous ménage sans doute un délai et je ne sais pas si un seul de nos collègues est arrivé à expliquer simplement le jeu des 23 et 27 à son opinion publique, mais enfin un sursis a été donné. Nous pouvons nous réjouir qu'un rendez-vous ait été pris, à ce sujet, pour 1996. Mais nous ne pouvons nous contenter d'attendre cette échéance parce que les difficultés que nous avons eu tant de mal à résoudre provisoirement par un système un peu compliqué, nous les retrouverons dans deux ans à peine maintenant.
Incertitudes encore, en matière de sécurité. Le traité de Maastricht renforce les moyens de l'Union européenne dans ce domaine en instituant une politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Tout un ensemble de facteurs stratégiques – l'allégement de la présence américaine, les incertitudes russes, l'aspiration des peuples d'Europe centrale et orientale à bénéficier d'un système de sécurité collective, les conflits potentiels aux portes de notre continent, tout cela nous commande de renforcer la capacité des Européens dans ce domaine. Saurons-nous consentir les efforts nécessaires, trouver un point d'équilibre entre l'OTAN et l'UEO, nous doter des moyens de prévention, de dissuasion, d'intervention qu'exige le nouveau contexte international ? Voilà encore toute une série de questions prioritaires.
Incertitudes, enfin, sur le sens de la construction européenne. Nous nous trouvons à quelques semaines des élections au Parlement européen, et nous pouvons nous interroger sur le dessein que nous proposons les uns et les autres à nos peuples ; il est essentiel que nous sachions apporter à leur anxiété, qui est réelle, une réponse qui ne soit pas un pur acte de foi : que nous puissions leur démontrer que l'Europe est utile, qu'elle est décidément un gage de prospérité et de paix.
L'Europe est ainsi confrontée à de nouvelles perspectives et c'est de cela que, dans un troisième temps de cet exposé, après avoir rappelé les principes et les incertitudes, je voudrais maintenant vous parler rapidement. Quatre grands sujets en particulier devront mobiliser nos énergies au cours des mois et des années à venir : la mise en œuvre des engagements conclus à Maastricht, l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale, la réforme des institutions, la sécurité européenne.
Comment abordons-nous ces quatre grands défis ?
La première de nos priorités consiste naturellement à concrétiser les ambitions nouvelles que nous nous sommes données en formant l'Union européenne : faire de l'Europe, qui est déjà une puissance économique et commerciale, une puissance monétaire et politique.
Je reviendrai tout à l'heure sur la dimension politique. Mais je veux souligner immédiatement l'importance que la France attache à la stabilité monétaire. Nos opinions, et parfois nos gouvernements, se sont habitués à considérer cette stabilité comme une contrainte ; et de fait, dans une période de croissance limitée, les critères de convergences retenus à Maastricht nous imposent des disciplines qui limitent nos marges de manœuvre budgétaire et monétaire.
Mais nous devons mesurer les conséquences d'un éventuel renoncement à l'objectif. Il signifierait le retour à un système de flexibilité des changes à l'intérieur de l'Union : dans un contexte de liberté des mouvements de capitaux, de fluctuations erratiques des taux de changes soumettraient alors les économies européennes à des tensions considérables et pourraient remettre en cause les acquis du marché unique. Nous n'avons pas le choix, en fait, entre quelque chose de plus et le statu quo, nous avons le choix de poursuivre l'Union économique et monétaire ou régresser. À l'inverse, les progrès vers la monnaie unique constitueront le principal contrepoids aux risques de dilution résultant de l'élargissement.
Il ne s'agit donc pas d'une simple mesure technique : la cohésion économique – sans doute aussi politique – de l'Union en dépend. Elle sous-tend également nos efforts visant à lutter contre le chômage, efforts intérieurs, bien entendu, dont la Belgique donne l'exemple par la politique courageuse de réduction des déficits qu'elle a, comme la France, engagée. Mais aussi effort d'imagination et de concertation à Douze, de manière à savoir arbitrer le moment venu entre l'interprétation des critères de convergence et la nécessité de ne pas ôter à l'UEM sa portée en tenant durablement à l'écart certains membres importants de l'Union.
Deuxième de nos priorités : arrêter une position claire et ambitieuse sur les élargissements futurs de l'Union.
En effet, face aux demandes pressantes qui nous sont adressées, émanant en particulier des pays d'Europe centrale et orientale, je l'ai rappelé tout à l'heure nous ne pouvons nous contenter de réponses dilatoires, ou vagues. Il en va d'abord de notre responsabilité vis-à-vis de ces pays : la perspective d'adhérer à l'Union européenne constitue pour eux à la fois un facteur d'encouragement démocratique, un gage de sécurité, et une justification des efforts entrepris en vue de transformer radicalement leurs systèmes économiques.
Il y va aussi, serais-je tenté de dire, de notre propre cohérence : la France et l'Europe n'ont jamais cessé de dénoncer l'ordre issu de Yalta, ni de considérer la fracture de notre continent comme une douloureuse aberration. Nous avons salué la chute du mur de Berlin comme un premier pas vers la grande Europe, et nous avons affirmé solennellement cette perspective au Conseil européen de Copenhague. Et maintenant que ces pays frappent à la porte nous leur dirions : « eh bien non, elle est fermée ». Il y aurait là bien entendu une contradiction qui ne serait pas seulement une contradiction logique ou morale ; mais qui serait facteur de graves risques de remise en cause pour la construction de l'Europe tout entière. Il faut donc aller vers cette grande Europe, c'est ma conviction profonde.
Encore faut-il que le processus d'adhésion soit préparé et facilité par des mesures pragmatiques. Il nous faut élaborer une liste des États concernés par cette échéance. Il nous faut la préparer en continuant à aider ces pays à rattraper leur retard économique. Il nous faut aussi réussir à préserver l'acquis et les potentialités de l'Union européenne, en analysant notamment les conséquences qu'aura ce nouvel élargissement sur les politiques communes.
Notre détermination sur le principe de l'adhésion doit donc s'accompagner de souplesse dans l'examen de ses modalités : ainsi que nous l'avons déjà suggéré, l'association des futurs membres de l'Union à la PESC ne pourrait-elle pas précéder leur pleine adhésion ? En bref, pourquoi, cette fois-ci, ne pas changer la démarche originale de la Communauté, on avait commencé par l'économie pour déboucher sur le politique, ne faut-il pas cette fois commencer par le politique afin de préparer le terrain à l'économique. Des formes de régimes transitoires, assorties d'un soutien financier, ne peuvent-elles être imaginées afin d'accompagner l'évolution macro-économique des pays candidats, puis de leur permettre de participer pleinement aux autres politiques communes ? L'essentiel, de ce point de vue, est que les perspectives soient nettement tracées, et que les règles du jeu claires permettent à chacun – aux Douze comme aux pays candidats – de réunir les conditions d'une intégration réussie.
Au nombre de celles-ci figure incontestablement la réforme des institutions européennes. Ce troisième objectif constitue pour la France un préalable à tout nouvel élargissement.
Chacun s'accorde pour reconnaître que le cadre institutionnel actuel, déjà peu adapté à une Europe à Seize, soulèvera des problèmes difficilement surmontables lorsque les membres de l'Union seront vingt ou vingt-cinq. Je voudrais simplement appeler votre attention sur les conséquences pratiques si nous nous contentions d'adapter arithmétiquement les procédures en usage : avec une Union élargie à vingt membres (Autriche, Suède, Finlande, Norvège + Visegrad), le Parlement européen compterait 716 députés ; au Conseil, la majorité qualifiée serait de 73 voix, et un groupe réunissant par exemple la France, l'Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg (soit les six fondateurs moins l'Italie) pourrait être mis en minorité ; la Commission compterait 24 membres ; nos pays n'exerceraient la présidence qu'à raison d'une fois tous les dix ans et un simple tour de table au Conseil des ministres durerait sans doute plus de quatre heures. C'est donc le risque d'une paralysie généralisée des institutions communautaires qu'il nous faut à présent écarter.
Alors, vous allez me dire : comment ? Je vais peut-être briller plus par le constat que par la proposition car la recherche de solutions unanimement acceptables sera sans doute difficile : comment concilier la recherche de l'efficacité avec le souci légitime, de ne pas marginaliser certains pays fondateurs, qualifiés à tort de petits et qui doivent avoir tout leur rôle au sein des institutions de l'Union ? Comment renforcer la représentativité des institutions ? Il s'agira demain de composer avec des conceptions, des traditions et des intérêts nationaux fort divers.
La France, vous l'aurez compris, ne sera pas favorable au statu quo qui serait à nos yeux synonyme de paralysie et de dilution. Dans la perspective du rendez-vous de 1996, c'est-à-dire la conférence intergouvernementale où toutes ces questions devront être abordées. Nous avons déjà entrepris un travail de réflexion sur les réformes à venir, inspiré par quatre objectifs : préserver l'efficacité de l'Union, accroître la représentativité des institutions, préciser la notion de subsidiarité, rapprocher l'Europe des citoyens. Je souhaite que des échanges se nouent à ce sujet, au niveau des administrations et des cellules d'experts.
Enfin, les questions touchant à la sécurité européenne constituent, pour les Douze, une évidente priorité.
Les pères fondateurs de l'Europe ne s'y étaient pas trompés : en imaginant la CECA, puis le traité de Rome, ils avaient d'abord l'ambition de sceller la réconciliation franco-allemande et d'empêcher ainsi le retour des « guerres civiles européennes » qui avaient ravagé notre continent. Aujourd'hui, dans un contexte stratégique radicalement transformé, il nous faut à notre tour mettre l'Union européenne au service d'un projet de sécurité globale. Et je le dis parfois de façon ramassée, les deux grands enjeux de l'Europe dans les années qui viennent, si on veut que nos concitoyens s'y intéressent, ce seront l'emploi et la paix, deux grands sujets qui peuvent les toucher dans leur cœur et leurs intérêts propres.
J'ai dit, à propos de la sécurité, que l'impression d'impuissance que les Européens avaient pu donner dans leur gestion de la crise yougoslave constituait, sans nul doute, une cause majeure de scepticisme ou du discrédit qui pouvait menacer le projet européen. De fait, comment l'Europe pourrait-elle prétendre jouer un rôle politique, et à fortiori assumer sa vocation mondiale, si elle s'avère incapable de prendre ses responsabilités, et d'exercer une influence raisonnable sur le cours d'un conflit qui se déroule à ses portes ?
Sans doute, les jugements qui sont portés, ici ou là, pêchent-ils souvent par injustice ou par ignorance, en méconnaissant la portée des efforts que nous avons malgré tout déployés, malgré l'absence d'un outil juridique et politique nous permettant de le faire puisque le traité de Maastricht est entré en vigueur le 1er novembre dernier : quelle serait aujourd'hui la situation en ex-Yougoslavie sans la présence de nos casques bleus, sans l'existence des résolutions que notre obstination a permis de faire adopter par le Conseil de sécurité ? Quelle alternative politique existe-t-il aujourd'hui au plan d'action de l'Union européenne, adopté en novembre 1993 ? Les initiatives propres de nos partenaires américains et russes ont abouti à d'indiscutables résultats ; mais ces accords partiels ne sauraient déboucher sur une paix véritable que dans le cadre d'une approche globale du règlement du conflit, telle que nous la défendons, nous Européens. C'est pourquoi nous avons proposé que s'établisse à tous les niveaux un véritable partenariat de négociation entre l'Union européenne, les États-Unis, la Russie et les Nations unies.
Même s'il faut donc nuancer le jugement que l'on porte sur l'absence de l'Europe, il n'en reste pas moins que la tragédie yougoslave doit assurément nous inciter à persévérer dans la voie que nous nous sommes tracés à Maastricht, lorsque nous avons décidé d'élaborer une politique étrangère et de sécurité commune, et de faire de l'UEO le pilier d'une future défense commune. Beaucoup reste à faire sur ce terrain, et bien des difficultés tiennent sans doute aux malentendus qui peuvent perdurer sur les rôles respectifs de l'OTAN et de l'UEO. La position de la France, dans ce domaine, est sans ambiguïté : l'OTAN, qui a remarquablement assuré la sécurité de l'Europe tout au long de la guerre froide, doit conserver toute sa place sur notre continent. Nous avons été heureux que lors du dernier sommet de l'Alliance au mois de janvier dernier, on ait pu réaffirmer l'actualité du lien transatlantique.
Dans ces conditions, il ne saurait exister ni incompatibilité, ni même concurrence, entre l'attachement à l'Alliance atlantique et la volonté de voir bientôt l'UEO jouer un rôle majeur. Aujourd'hui, le projet prend corps petit à petit : l'UEO s'est dotée de structures opérationnelles ; elle dispose, avec le « corps européen », d'une grande unité militaire ; elle développe ses relations avec tous les pays intéressés par la sécurité européenne, notamment avec les pays d'Europe centrale et orientale auxquels nous avons proposé un statut d'association, qui va se concrétiser, dans quelques jours, lors de la session ministérielle de l'Union de l'Europe occidentale. La France, qui consent comme vous le savez, des efforts substantiels afin de renforcer l'efficacité de son outil militaire, et qui va en consacrer d'autres si la loi de programmation militaire votée par le Parlement au cours de cette session, mettra toute son énergie à favoriser la construction de cette défense commune.
Cependant l'existence d'alliances ou de pactes militaires, principalement destinés à dissuader un agresseur potentiel, ne suffit pas toujours à empêcher certains conflits localisés de dégénérer. Nous n'avons pas seulement le souci d'aboutir à un règlement équitable du conflit yougoslave, mais aussi le devoir d'éviter la répétition d'un pareil drame. C'est le sens du projet de « pacte sur la stabilité en Europe », destiné à prévenir des conflits potentiels résultant des legs du dernier sommet européen à Bruxelles. Comme vous le savez, cet exercice de diplomatie préventive doit conduire les pays d'Europe centrale et orientale à conclure des accords de bon voisinage, portant par exemple sur la consolidation des frontières ou sur le respect des minorités nationales.
Cette conférence qui se tiendra à Paris les 26 et 27 mai, fait en ce moment même l'objet d'échanges diplomatiques intenses, dans lesquelles la Belgique, en sa qualité de membre de la « Troïka », joue du reste un rôle décisif. Je tiens à en remercier ici votre gouvernement et à souligner qu'il me paraît encourageant que la mise en chantier de cette entreprise constitue la première action commune, pour reprendre le vocabulaire du traité, de la politique étrangère et de sécurité commune. Par son ambition et par sa portée, cette initiative européenne pourrait démontrer aux sceptiques que la mise en œuvre d'une politique étrangère à Douze n'est pas aujourd'hui une vue de l'esprit, mais bien une nécessité.
La seule véritable réponse à « l'europessimisme », et ce sera ma conclusion, c'est en effet – si vous me permettez ce néologisme – « l'euro-efficacité ». À ce titre, je me dois de rendre à nouveau hommage et ce n'est pas une clause de style mais l'expression d'une vraie conviction au remarquable travail accompli par votre gouvernement lorsqu'il a assumé la présidence de l'Union, et qui a notamment abouti à l'heureuse conclusion des négociations du GATT.
Cette éclatante démonstration de l'autorité dont bénéficient les Européens lorsqu'ils parlent d'une voie solidaire doit beaucoup aux efforts déployés par les autorités belges dans cette circonstance. Vos onze partenaires connaissaient les atouts dont vous disposiez pour vous acquitter de cette mission : la fermeté de votre engagement européen, la qualité traditionnelle de vos relations avec la Commission et l'ensemble des États membres ainsi que le Parlement européen qui joue un rôle accru dans tout ce dispositif. Ils ont pu apprécier de surcroît la préparation attentive dont vous avez entouré l'exercice de cette présidence, votre constant souci d'agir en véritable médiateur plutôt qu'en défenseur d'une position nationale, votre capacité à dégager un consensus plutôt qu'à rechercher l'isolement de tel ou tel protagoniste.
Soyez bien persuadés que cette leçon ne sera pas perdue pour la France, puisque c'est dans cet esprit que nous aborderons l'an prochain la présidence de l'Union européenne avec le même soin, la même ambition, la même volonté d'œuvrer pour tous les Européens. Je vous remercie de votre attention.