Interview de MM. Édouard Balladur, Premier ministre, et John Major, Premier ministre britannique, dans "The Guardian" du 6 mai 1994, sur les répercussions économiques du tunnel sous la Manche et la coopération franco-britannique.

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Circonstance : Inauguration du tunnel sous la Manche le 6 mai 1994

Média : The Guardian - Presse étrangère

Texte intégral

The Guardian : Qu'apportera à la France et à la Grande-Bretagne le tunnel sous la Manche ?

John Major : Le tunnel sous la Manche est un puissant symbole du nouveau rôle qui est le nôtre en Europe. Nous tirons, avec la France, une immense fierté de cette réalisation, et du savoir-faire des hommes qui en ont été les architectes et artisans, car il s'agit d'une des plus grandes œuvres de génie civil du siècle. Voilà la Grande-Bretagne de nouveau reliée au continent, pour la première fois depuis des millénaires. Le tunnel nous rapprochera encore du peuple français, avec qui nous entretenons des liens de plus en plus étroits depuis de nombreuses années.

Édouard Balladur : Le tunnel sous la Manche resserrera les liens économiques et les liens de toute nature entre nos deux pays. Il renforcera la cohésion économique dans l'Union européenne.

La France peut en attendre un développement de son activité touristique, qui est la première source d'excédents de devises, notamment dans la zone littorale où les Britanniques sont déjà très présents.

The Guardian : Quelles retombées économiques la France et la Grande-Bretagne attendent-elles du tunnel ?

John Major : Le tunnel aura, d'une façon ou d'une autre, des retombées positives pour nous tous. Il donnera à nos entreprises un accès direct au Marché unique, et servira aux millions de voyageurs qui sortent du territoire britannique chaque année.

En reliant le Royaume-Uni au réseau ferré français et aux chemins de fer européens, il permettra à nos exportateurs de profiter enfin de longues lignes ferroviaires sans rupture de charge. Il donnera aux milieux d'affaires un accès sans précédent aux grandes capitales comme Paris et Bruxelles. Il apportera une saine concurrence dans les moyens de communication à la disposition des millions de Britanniques qui se rendent chaque année sur le continent en ferry ou en avion. J'espère aussi qu'il incitera les Français à se rendre aussi nombreux en Grande-Bretagne que les Britanniques en France.

Édouard Balladur : En premier lieu, l'intensité des activités induites par la construction du tunnel elle-même, notamment en matière d'emploi. Dans l'avenir, le développement des échanges entre la France et la Grande-Bretagne devrait faciliter le développement des activités économiques. La France s'y est préparée. D'importantes infrastructures de transports ont été réalisées pour faciliter la circulation des biens et des personnes. Des zones d'accueil d'entreprises ont été créées ou sont en voie de l'être. La proximité de grandes villes ainsi que l'importance des espaces disponibles offrent de nombreuses possibilités. La France dispose d'atouts considérables accroître sur son territoire les activités industrielles et de services. Il appartient désormais aux responsables économiques, aux collectivités locales de tout mettre en œuvre pour que la facilité de communication soit créatrice de richesse et d'emplois.

The Guardian : La Grande-Bretagne devra attendre encore dix ans sa ligne à grande vitesse. Pourquoi la décision du gouvernement conservateur sur le « TGV britannique » a-t-elle été si tardive ?

John Major : Il n'a jamais été question qu'une nouvelle ligne soit mise en place au Royaume-Uni d'ici l'ouverture du tunnel. Le réseau actuel de desserte du Kent a été amélioré pour absorber le trafic à attendre du tunnel et offre désormais une capacité suffisante à l'horizon 2000 et au-delà. Nous sommes bien conscients toutefois des risques de saturation qui nous guettent par la suite, et mettons tout en œuvre pour qu'une nouvelle ligne puisse entrer en service d'ici là. Elle devrait réduire de vingt à vingt-cinq minutes de trajet entre Londres et Paris. La situation n'est pas la même au Royaume-Uni et en France pour plusieurs raisons. Le terrain se prête mieux en France à la construction de lignes de chemin de fer que dans les sud-est de l'Angleterre. Les prix du foncier sont plus élevés dans le Kent, et le besoin d'une ligne nouvelle s'est davantage fait sentir en France pour desservir la région de Lille.

The Guardian : Le retard côté anglais représente-t-il à vos yeux un handicap sérieux ?

Édouard Balladur : Je n'ai pas à juger des choix différents que peut faire un grand partenaire de la France, en fonction de son appréciation propre. Je dirais simplement que le TGV a été pour la France un facteur de très grand progrès pour l'industrie ferroviaire, comme le montre le succès remporté en Corée par GEC-Alsthom, pour l'aménagement du territoire et pour la SNCF à qui le TGV a donné de nouvelles perspectives de développement. Nous entendons conforter ces progrès, c'est pourquoi le gouvernement a décidé de construire le TGV Méditerranée et le TGV-Est.

The Guardian : Pensez-vous que la Grande-Bretagne risque de perdre aujourd'hui un peu de son identité ?

John Major : Pas du tout. Certes les Britanniques ne sont pas habitués à l'idée de prendre le train pour aller à l'étranger. Il y a toujours eu la mer à franchir, qui constitue une barrière d'une tout autre nature qu'une frontière terrestre, même si la traversée est de courte durée. Mais des pays comme la France, qui ont toujours eu des frontières, n'en sont pas moins éminemment souverains et porteurs d'identités fortes. Le Royaume-Uni n'est pas différent.

Édouard Balladur : La principale caractéristique de la civilisation britannique a sans nul doute été l'extraordinaire ouverture du Royaume-Uni sur le monde. Je ne peux croire que la défense de l'identité britannique aujourd'hui passe par le repli frileux de ce très grand peuple sur l'île dont il est parti pour rayonner dans le monde entier. Je suis convaincu, à l'inverse, que la si forte identité du Royaume-Uni se renforcera encore au contact des différentes cultures du continent européen.

The Guardian : Le Royaume-Uni a été accusé par plusieurs de ses partenaires européens de ralentir le processus d'élargissement. Le tunnel signifie-t-il que le Royaume-Uni sera davantage « au cœur de l'Europe » ?

John Major : C'est en fait le Royaume-Uni qui a été le plus ardent défenseur de l'élargissement et qui s'est battu pour ouvrir au plus vite les portes de l'Union aux pays de l'AELE. Notre action, à cet égard, a été couronnée de succès.

Édouard Balladur : Le Royaume-Uni occupe une grande place dans la construction de l'Europe. Sur un grand nombre de dossiers – la réalisation du Marché unique par exemple –, le Royaume-Uni a apporté une remarquable contribution au renforcement de l'Europe. Mais nos vieilles nations, tout en préservant leur identité et leur souveraineté, doivent collaborer davantage dans le cadre européen. Une coopération plus étroite est nécessaire pour permettre à l'Europe de faire valoir ses vues sur la scène internationale. La crise yougoslave montre qu'à ce stade, l'engagement européen extérieur repose pour l'essentiel sur un effort de nos deux pays qui permet d'entraîner nos autres partenaires européens.

The Guardian : La coopération entre la France et la Grande-Bretagne va-t-elle se renforcer aux plans économique et politique ?

John Major : Nos liens avec la France sont déjà très étroits. Nous sommes partenaires au sein de l'Union européenne, de l'Alliance atlantique, du Conseil de sécurité des Nations Unies et du G7. En politique étrangère, défense, et sur nombre d'autres dossiers, nous travaillons en étroite concertation.

Nous investissons chacun d'énormes capitaux dans l'économie de l'autre, et quantité de sociétés (plus de 2 000 d'après les derniers chiffres) ont d'une manière ou d'une autre, une double implantation en Grande-Bretagne et en France.

Notre coopération en matière de défense est passée à la vitesse supérieure ces dernières années. De tous nos partenaires, c'est avec la France que nous menons le plus de projets en commun. Nos armées ont l'habitude de travailler côte à côte, qu'il s'agisse de manœuvres ou d'opérations de maintien de la paix sous mandat des Nations unies. C'est nous qui, ensemble, avons fourni les plus gros contingents de Casques bleus en ex-Yougoslavie.

Nos liens sont appelés à s'intensifier encore dans ce domaine comme dans bien d'autres.

Édouard Balladur : La collaboration entre la France et le Royaume-Uni est étroite et fructueuse. Elle est ancienne : il y a quatre-vingt-dix ans, nos deux pays réalisaient l'Entente cordiale. Sa vitalité se fonde sur des intérêts communs essentiels que nous partageons, notamment en tant que puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité. Aujourd'hui, nos soldats sont à nouveau au coude à coude en Bosnie. Si le débat institutionnel a parfois fait apparaître des sensibilités différentes, et naturelles, entre le Royaume-Uni et la France, je constate avec satisfaction que, face aux crises, nos deux pays se retrouvent du même côté. C'est pourquoi j'ai confiance dans l'intention de notre coopération politique future. Quant à la coopération économique, scientifique et industrielle, elle est particulièrement intense. Concorde, Jaguar, les rames de TGV : les exemples d'entreprises franco-britanniques abondent. Je suis persuadé que l'interpénétration entre nos économies, dont le tunnel est le symbole, s'accentuera dans les années à venir.

The Guardian : Un tunnel peut-il connaître un échec commercial ?

John Major : C'est à titre totalement privé qu'Eurotunnel a construit le tunnel et qu'il en assurera l'exploitation. Il fait ainsi le pari de sa rentabilité future.

Le nouvel espace de liberté qu'ouvrira le tunnel tant aux professionnels des transports qu'au public, garantira l'utilisation à plein et le succès de l'ouvrage.

Édouard Balladur : Le tunnel constitue une grande entreprise qui a fait œuvre de pionnier. On ne peut donc jamais exclure qu'elle rencontre des difficultés initiales. Mais je suis convaincu que, dès que les Français et les Britanniques, sans compter tous les autres Européens, en auront compris l'avantage et l'intérêt, le tunnel rencontrera tout le succès qu'il mérite.

The Guardian : Utiliserez-vous le tunnel ?

John Major : J'ai hâte de pouvoir emprunter le tunnel, tant dans le cadre de mes fonctions qu'à titre privé.

Édouard Balladur : Bien entendu.