Texte intégral
Question : Comment réagissez-vous à l'arrivée au pouvoir de M. Berlusconi et de ses alliés ?
Laurent Fabius : D'abord, je voudrais dire que c'est un événement de première importance et une catastrophe de première importance. Parce que c'est la première fois depuis la fin de la guerre que dans un pays d'Europe il y a des fascistes qui sont au gouvernement. Et je dois dire que je suis extrêmement choqué quand je vois l'indifférence dans laquelle tout cela se passe. D'ici quelques semaines, on va commémorer la Libération, 6 juin 44 ; rendez-vous du fait que, alors que la Libération, c'était la libération du fascisme, une partie des membres d'un des gouvernements qui va accueillir les libérateurs, ce sont des gens qui partagent les idées de Mussolini !
C'est quelque chose pour moi qui n'ai pas vécu cette période mais qui connaît l'Histoire comme chacun, c'est quelque chose d'abominable ! Et ça passe dans une indifférence absolue ! On dit : ah, après tout, il y a déjà des fascistes dans les parlements… Mais l'Europe, ce n'est pas simplement une construction économique, c'est une certaine civilisation ! Et voilà que les fascistes reviennent ! Je trouve cela abominable et je pense que la tâche d'un responsable politique, c'est de savoir résister.
Et moi je suis partisan, même si c'est jugé irresponsable, peu importe ! de boycotter ces ministres néo-fascistes. Parce que moi, je n'accepte pas que dans un pays d'Europe on ait des relations directes avec des ministres qui ont les idées de Mussolini.
Question : Alain Madelin approuve le démarche de S. Berlusconi ; qu'en pensez-vous ?
Laurent Fabius : Je suis en désaccord radical avec ça ! Désaccord radical !
Il y avait, je le répète, depuis la guerre, c'est le sens de la guerre, la guerre a été faite parce qu'il y avait une oppression nazie sur le continent européen. Et on ne peut pas dire aujourd'hui que quelqu'un qui accepte la démocratie vaut quelqu'un qui ne l'accepte pas ! Quelqu'un qui est d'accord avec les idées de Mussolini vaut quelqu'un qui a combattu Mussolini !
L'autre jour je voyais une interview de la nouvelle présidente du parlement italien qui disait que Mussolini, il y a des côtés négatifs, mais enfin il y a des côtés positifs, pour les femmes, pour la famille, il a fait des choses extraordinaires… Mais dans quel monde sommes-nous ? On est en train de perdre la mémoire !
Question : Le cas de Berlusconi vous fait-il penser au cas de Bernard Tapie ?
Laurent Fabius : Je n'en sais rien. Il y a la personnalité de Berlusconi et au-delà, il faut voir ce qui l'a fait, ce qui l'a fabriqué ; il y a la situation propre à l'Italie, avec l'usure du pouvoir, les déchirements régionaux et autres. Mais il y a un élément plus profond, la surpuissance des médias. Berlusconi, c'est l'homme qui possède TF1 et France 2 ! Et qui est le deuxième groupe économique de l'Italie et qui avec une puissance économique, des paillettes, une capacité médiatique, en trois mois, devient le chef du gouvernement. C'est surtout sur ça qu'il faut réfléchir.
Je ne vais pas me lancer dans des commentaires sur tel ou tel bonhomme en France, je dis simplement que le fond de la question, la surpuissance économique et médiatique, c'est un problème pour nos pays.
Question : Vous appelez au boycott italien ; l'Europe doit-elle réagir à cet égard ? Il faut mettre l'Italie au ban de l'Union européenne ?
Laurent Fabius : L'Italie, non, la population a voté, c'est son expression, mais personne ne peut vous obliger, lorsqu'on est responsable d'un gouvernement, a fraterniser avec des responsables politiques qui eux ont des idées antidémocratiques. Il y a un moment où faire de la politique, ça veut dire résister !
Moi je serai partisan d'adopter une procédure de boycott. On nous explique que c'est difficile, que ce n'est pas prévu dans le traité de Rome. Mais, évidemment ! En 58, alors que la construction de l'Europe s'est faite sur une idée démocratique, qui est-ce qui pouvait penser qu'un jour le tabou du fascisme serait levé ? Personne !
Question : Boycotter des ministres d'un gouvernement, n'est-ce pas boycotter un gouvernement tout entier ?
Laurent Fabius : M. Berlusconi compose son gouvernement ; il n'a aucune obligation de recruter des fascistes. Qu'il soit président du conseil, ayant gagné les élections, ça peut nous faire déplaisir, mais c'est comme ça. Mais le fait de dire : je vais prendre M. X ou Mme Y, qui disent bravo à Mussolini, ça non !
On ne peut pas voir des catastrophes arriver et dire : dommage, ce n'est pas prévu dans les textes, j'ai ça dans ma conscience mais je ne peux pas l'exprimer.
Moi je dis que c'est toute l'Europe qui va être tachée ! Il y a des moments où il faut savoir s'indigner et là-dessus je m'indigne ! Il y a des moments où il faut savoir dire non !
Question : on s'est demandé si les Allemands doivent être présents à la commémoration du 6 juin ; vous posez la question pour les Italiens ?
Laurent Fabius : Pour les Allemands, une décision a finalement été prise. Mais au nom de quoi, maintenant, c'est une histoire folle ! M. Kohl, gouvernement démocratique, va être absent pour les raisons que l'on connaît et qui est-ce qui va le recevoir ? Des membres d'un gouvernement qui disent : Mussolini, bravo ! C'est le monde à l'envers !
Question : Mais M. Berlusconi est longtemps passé pour un homme de gauche…
Laurent Fabius : Il faudrait avoir une réflexion générale sur ce qu'on appelle les populismes, l'utilisation de toute une série de méthodes pour dévoyer la démocratie, ça peut avoir une étiquette de gauche ou une étiquette de droite, l'élément fondamental, c'est que c'est du populisme, c'est-à-dire l'utilisation du peuple contre lui-même.
Que Berlusconi ait fait preuve, malheureusement, de ses capacités dans le domaine médiatique, on reste dans le domaine médiatique. Mais ce qui est contraire à toute démocratie, c'est qu'on passe de la surpuissance médiatique à la surpuissance politique. La règle numéro 1 de la démocratie, c'est qu'il faut séparer les genres, ne pas confondre les pouvoirs.
Question : Jean-Pierre Chevènement fait un parallèle entre Tapie et Le Pen…
Laurent Fabius : Je ne veux pas rentrer dans ce débat parce qu'à force de mener essentiellement ce débat, finalement tout se fait autour de Tapie. C'est une histoire de fous !
Moi, je considère que si on veut combattre le populisme il faut le combattre non pas dans les hommes mais dans ses racines. Le populisme se développe parce que nous n'apportons pas véritablement de réponses aux questions de fond et de vie quotidienne, parce qu'il n'y a pas d'espérance et parce que tout ce qui est rationnel a reculé. On attend des solutions des responsables politiques et c'est comme ça qu'on fera avancer les choses. Après, on verra ce qu'il reste de Tapie et des autres…
Question : Est-ce que Tapie propose lui-même des solutions ?
Laurent Fabius : Non, d'ailleurs il ne le suggère pas.
Question : Catherine Lalumière, qui a rejoint la liste Tapie, doit-elle être exclue du Parti socialiste ?
Laurent Fabius : Il y a un principe général qui est que lorsqu'on se présente sur une liste contre les autres, il est rare que l'on fasse partie des autres formations et pas de celle sur laquelle on est.
C'est le même phénomène avec Mme Carrère d'Encausse. C'est une femme d'une guinde qualité intellectuelle, on a appris à la fois qu'elle était sur la liste et qu'elle adhérait au RPR.
Pour ce qui est de Mme Lalumière, elle a évidemment changé de convictions.
Question : Mais pourquoi les responsables socialistes ont-ils décidé de ne pas s'en prendre directement à Bernard Tapie ?
Laurent Fabius : Cessons de parler de Tapie ! Il y a d'autres sujets de conversation dans les préoccupations des gens et dans la société française que savoir si M. Tapie et l'OM ont fait ceci ou cela ! Je laisse de côté Tapie.
Question : Approuvez-vous l'élargissement de la Communauté ?
Laurent Fabius : C'est quelque chose que je considère comme gravissime pour la construction européenne, c'est la façon dont on est en train d'élargir absolument sans aucune précaution l'Union européenne.
La semaine prochaine, on va demander aux parlementaires européens de voter oui ou non à l'élargissement à quatre nouveaux pays ; le problème n'est pas du tout de savoir si ces pays sont démocratiques ou pas, ils le sont, ce sont des pays amis avec des gouvernements parfaitement respectables.
Mais moi je dis, ayant la pratique de ces choses, que si à douze déjà ça ne fonctionne pas, je suis persuadé qu'à seize, n'ayant pris aucune des précautions qu'il faut, ça va devenir un ectoplasme total. Et donc ce qui a été bâti depuis 58, qui ne marche pas mais qui marche un petit peu quand même, l'Union européenne, c'est terminé ! C'est absolument terminé !
Il n'y a aucun débat en France, aucun débat au parlement français et on est en train de vider ce qu'on a fait depuis 58 ! Voilà ce qu'on est en train de faire !
Si j'étais parlementaire européen, je dirais que les conditions qui sont mises à cet élargissement ne sont pas réalisées. Et si les choses viennent devant le parlement français, ce qui serait démocratique, on ne nous a pas élus député pour regarder passer les trains, c'est pour nous prononcer ! C'est un choix majeur ! On dit : à douze, ça ne fonctionne pas, passons à seize et demain à vingt ! Ce n'est pas possible ! Ça veut dire qu'on est en train de fiche en l'air ce qui a été le môle de résistance de l'Union européenne.
Il y a deux façons d'être contre l'Europe : la façon bébête qui consiste à dire frontalement non à l'Europe. Et puis il y a une autre façon, même avec de bons sentiments, qui consiste à diluer l'Europe tellement qu'elle n'existe plus !
Question : Les sondages créditent la liste PS de moins de 20 % pour les prochaines européennes…
Laurent Fabius : On verra, le score, c'est comme à l'armée, quand on dit combien de temps met un canon à se refroidir, on répond un certain temps. Quel est le score ? Je dirai « le meilleur possible ». Mais la campagne n'est pas vraiment commencée, et le score dépendra pour une bonne partie du centrage et de la qualité de la campagne. Moi je crois que si on fait la campagne sur « comment fallait-il voter à Maastricht », qui est un problème qui est quand même derrière nous, ou si on fait la campagne sur « combien faut-il de membres de la commission européenne », alors là on est sûr que ce sera un échec. La chose qui intéresse les gens dans leur quotidien, c'est quoi ? Est-ce que oui ou non l'Europe est capable de nous apporter quelque chose en matière d'emploi ? C'est ça la question, je vois ça dans ma commune, on ne me pose que cette question-là. Donc je suggère aux responsables de notre liste de ne parler que d'un sujet, quitte à apparaître un peu obsessionnel, qui est la question de l'emploi. Et même chose pour les autres élections qui viendront : voilà quelle est la situation, voilà l'analyse honnête qu'on peut faire, voilà les propositions, voilà comment nous essayons de les résoudre, c'est ça qui peut intéresser. Sinon ça n'intéressera pas, et alors vous aurez beaucoup d'abstentions, les gens voteront n'importe comment.
Question : Il y a un débat de fond au sein du gouvernement sur le pouvoir des juges, et qui oppose notamment Pasqua à Méhaignerie ; Édouard Balladur n'a pas encore tranché, et vous ?
Laurent Fabius : Charles Pasqua, et je parle clair, il a tort. Ce n'est pas parce qu'on est ministre de l'Intérieur qu'il faut se mette à s'élever contre les décisions de justice. Revenons à ce qu'on disait tout à l'heure : la séparation des pouvoirs, c'est là-dessus que repose toute démocratie. Il y a le pouvoir exécutif, le gouvernement, le pouvoir législatif qui est le parlement, et puis le pouvoir judiciaire qui doit être indépendant, c'est à dire qu'il ne doit pas dicter sa loi évidemment à l'exécutif, mais inversement ce n'est pas l'exécutif qui doit dire « Monsieur le Juge, vous faites ci, vous faites ci, vous ne faites pas ci ». Montesquieu disait quelque part « tout régime dans lequel la séparation des pouvoirs n'existe pas n'a pas de constitution ». Depuis, se sont rajoutés de nouveaux pouvoirs, médiatiques, économiques et autres, c'est un énorme problème. Mais pour ce qui concerne le judiciaire, il doit être indépendant.
Question : Pasqua n'est pas un démocrate ?
Laurent Fabius : Ne lançons pas des mots, il est ministre de la République, j'espère et je pense qu'il est démocrate. Mais un ministre de la République doit respecter les principes de la République, parmi lesquels l'indépendance du judiciaire.
Question : Dimanche à Nevers, le président de la République doit intervenir pour marquer l'anniversaire de la disparition de Pierre Bérégovoy. À l'époque François Mitterrand avait invité les français et les hommes politiques à méditer sur cette tragédie, avez-vous le sentiment un an après que quelque chose a changé dans le fonctionnement de notre République ?
Laurent Fabius : Je ne suis pas sûr que quelque chose ait changé, mais ça a quand même beaucoup frappé, et à juste titre, l'opinion publique, parce que Pierre Bérégovoy était quelqu'un que les gens aimaient beaucoup. C'était mon ami, mon ami personnel, et je trouve qu'il y a beaucoup d'injustices qui ont été commises à son égard. Pas plus que quiconque je ne connais le mystère, parce que tout suicide est un mystère, mais pour qu'un homme équilibré comme lui, qui avait gravi tous les échelons, en vienne à se tirer une balle dans la tête, ça veut dire un calvaire épouvantable. Et ça je crois que les français l'ont d'autant plus ressenti que, même si à l'époque il y avait des difficultés politiques, Pierre Bérégovoy les touchait en particulier beaucoup parce que, il leur ressemblait, parce que les gens s'identifiaient à lui. Mais moi je veux aller un peu au-delà : il a eu une mort absolument dramatique, et je voudrais qu'on saisisse cet anniversaire pour parler surtout de sa vie. Parce que je vois que les circonstances dramatiques de sa mort sont en train de manger un peu sa vie, comme ça existe parfois dans l'histoire. Salengro, on parle de sa mort, on ne parle pas de sa vie. Moi je sais que Pierre Bérégovoy, dans sa vie publique, a eu une action extraordinaire, c'est un homme qui a beaucoup contribué à une modernisation équilibrée sur le plan économique, sur le plan social, c'est un homme qui était extrêmement intègre, qui respectait beaucoup ses interlocuteurs. Bérégovoy avait une écriture très minutieuse, et c'était une forme de respect de tous ses correspondants, qu'ils soient célèbres ou quasiment anonymes, et c'était un homme qui aimait le dialogue, qui entrait toujours dans le raisonnement de l'autre, qui n'avait absolument aucun sectarisme, c'était un grand bonhomme, et à l'occasion de son anniversaire, je voudrais qu'on parle davantage de sa vie et de ce qu'il a fait.
Questions : Une note d'optimisme pour finir ce Grand O' avec l'Afrique du Sud…
Laurent Fabius : C'est formidable, c'est formidable. Ça c'est la politique dans ce qu'elle a de plus beau, ça c'est formidable. D'une certaine manière on se dit que les choses valent la peine d'être vécues, moi j'y suis d'autant plus sensible que je suis entré en politique pour la cause des droits de l'Homme. Je me rappelle quand j'étais jeune homme d'avoir milité justement pour la libération de Mandela. Après, il s'est trouvé que par une chance extraordinaire, lorsque j'étais premier ministre, j'ai pu prendre des décisions pour lutter contre l'apartheid, puisque c'est à l'initiative de la France que des mesures de boycott avaient été prises, et à la demande de Mandela, de Desmond Tutu et d'autres amis, nous avons convaincu la communauté internationale de prendre ces décisions de boycott. Et quelques années plus tard, voilà que ce qui est pour nous simple, c'est-à-dire la démocratie, mais qui pour les africains du sud était inconcevable, voilà que ça entre dans les faits. Et puis, on ramène toujours ça à l'Europe, je me dis que si des gens ont lutté toute leur vie pour ça, pour pouvoir glisser un bulletin dans l'urne, nous il faudrait peut-être qu'on pense à ça. D'abord qu'on vote, parce que je trouve ça indécent de ne pas utiliser cette capacité, et lorsqu'on vote, de penser à ce que c'est que la démocratie : la raison et le message de l'Europe. Moi, quand la France a un message comme ça, je suis heure que la France soit la France des droits de l'Homme.