Interviews de M. Gérard Longuet, ministre de l'industrie des postes et télécommunications et du commerce extérieur et président du PR, à France-Inter les 31 août et 7 septembre, France 2 le 5 septembre et RTL le 7 septembre 1994, sur la préparation de l'élection présidentielle au sein de la majorité, le calendrier des privatisations et la mise en examen du PDG de Saint-Gobain.

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Média : France Inter - France 2 - RTL

Texte intégral

France Inter : Mercredi 31 août 1994

Q. : La reprise, c'est un peu l'Arlésienne tout le monde en parle mais personne ne la voit concrètement.

R. : Comme ministre de l'Industrie, je constate que nos entreprises vont reconstituer leurs stocks. Beaucoup d'entre elles ont repris le chemin de l'investissement, celles qui exportent sont tirées par l'exportation. En revanche, c'est vrai que beaucoup de celles qui travaillent dans l'industrie de consommation de biens courants ne rencontrent pas une demande forte : les Français hésitent encore à consommer.

Q. : Il y a un temps de réponse entre la reprise dans l'industrie et la reprise dans le commerce ?

R. : Oui, parce que, dans l'industrie, il y a l'accélération à la hausse et à la baisse. En septembre 1992, il y a eu une chute assez brutale, les entreprises ont cessé de reconstituer leurs stocks et ont pratiquement arrêté leurs commandes. Heureusement, les particuliers ont été plus modérés. Inversement, à la reprise, lorsque cela redémarre, les entreprises accélèrent le mouvement et donc nous avons des consommateurs qui vont au rythme des fleuves impassibles alors que les industriels se comportent un petit peu comme les torrents. Ce qui tire l'économie, c'est l'engagement des industriels. Il faut que la relève soit assurée par la consommation. Le gouvernement a pris une mesure qui a été annoncée au printemps dernier, qui est spectaculaire, qui est le triplement de l'allocation de rentrée et qui va permettre de donner un petit coup de pouce à cette consommation.

Q. : Demain, le PR donne son université d'été. Qu'allez-vous dire aux universitaires ?

R. : D'abord, le choix que le PR a fait, qui est de soutenir le gouvernement d'Édouard Balladur et d'accepter la discipline qui est la sienne : on parle des présidentielles le moment venu. C'est un choix judicieux parce que, manifestement, la France reprend confiance en elle-même. Elle reprend confiance sur le terrain économique avec les réserves que nous avons évoquées, elle reprend confiance en elle-même sur le terrain international et en particulier dans les affaires internationales commerciales, dans les affaires européennes, dans l'affaire du Rwanda, dans cette situation extraordinairement compliquée qui est celle de la Bosnie-Herzégovine, la France est présente. Sur ce double plan intérieur et extérieur, le choix du PR d'un soutien et d'une loyauté à l'égard du gouvernement d'Édouard Balladur est un choix dont nous nous félicitons pour notre image.

Q. : Comment allez-vous faire pour ne pas parler de l'élection présidentielle ?

R. : On en parlera, naturellement. On parlera des thèmes de cette élection. Le calendrier que nous propose Édouard Balladur est un calendrier utile parce que, puisque nous ne parlerons des hommes qu'au début de l'année prochaine, parlons des idées et des programmes. Nous ne faisons pas partie des gens qui s'autoproclament et qui s'autodésignent. Le PR est une organisation, nous avons des parlementaires, des présidents de région, je ne décide pas d'un claquement de doigts. On les consulte. Personne chez nous ne s'autodésigne messie, guide, messager universel.

Q. : Vous avez vu Philippe de Villiers, qui a dit qu'il se présenterait si ses idées n'étaient pas présentes ?

R. : Je crois que Philippe de Villiers serait avisé de défendre ses idées dans les mandats qu'il a sollicités vis-à-vis des électeurs. Au printemps dernier, il nous a expliqué que l'Europe sans lui ne pouvait pas fonctionner et je constate aujourd'hui qu'il a décidé de ne pas siéger à Bruxelles. Cela risque d'être un candidat qui, là non plus, ne siégerait pas dans le poste qu'il aurait brigué devant les électeurs.

Q. : Vous le gardez chez vous ?

R. : Il n'est plus au PR, il n'est plus à l'UDF. Dès lors qu'il a, en décembre dernier, voté contre la confiance au gouvernement, comment voulez-vous être à l'intérieur d'une formation, d'un parti, qui soutient le gouvernement et, en même temps, voter contre la confiance au gouvernement ? C'est parfaitement contradictoire ou alors il gère des contradictions impossibles. Il a un côté artiste et parfois funambule. C'est sans importance. Ce qui est important, c'est, pendant ces trois mois qui viennent, de savoir ce que la majorité attend de son candidat.

Q. : Est-ce que vos idées seront présentes de toute façon ?

R. : Elles le sont au travers de nos convictions les plus fortes. Le PR a trois convictions : nous sommes profondément libéraux parce qu'on veut une société de libre initiative et je crois qu'il y aura des candidats libéraux ; nous sommes européens. Je pense qu'il y aura un message européen ; et nous sommes profondément enracinés dans la France et je pense que la majorité et son gouvernement, ceux qui l'animent, sont parfaitement capables de défendre ce message.


France 2 : Lundi 5 septembre 1994

Q. : Comment jugez-vous l'accélération de la campagne ?

R. : C'est la réédition de l'université d'été de Strasbourg de 1993. Les militants du RPR aiment bien Jacques Chirac. Ils lui ont dit. Ce qui est un peu nouveau, c'est qu'Alain Juppé l'a confirmé tout autant.

Q. : Il est ministre !

R. : Mais il est tout autant secrétaire général du RPR. Comment voulez-vous qu'un secrétaire général dise autre chose que du bien de son président ? Tout cela est au fond très normal.

Q. : La polémique s'est étendue au RPR. Est-ce une situation tenable pour le gouvernement ?

R. : Les députés RPR ont rappelé que les députés travaillent et que ça marche bien et qu'il faut que le gouvernement aille jusqu'au bout pour retarder la campagne présidentielle – comme les Français le souhaitent – au début de 1995. Les candidats aux présidentielles sont parfaitement connus, il n'y a pas de surprise : on imagine très bien que trois ou quatre personnes peuvent être candidats. Il n'y a pas besoin de continuer huit mois avant. Que le gouvernement continue son action de redressement, c'est ce que les députés RPR – certains d'entre eux – ont rappelé à leur secrétaire général et à leur président.

Q. : C'est une erreur de la part de Jacques Chirac de partir tout de suite ?

R. : C'est son choix personnel. Ce n'est pas une surprise en tout cas que le président du RPR ait l'intention d'être candidat. Ça fait très longtemps qu'il l'a dit. Ça fait très longtemps qu'il l'a exprimé.

Q. : Vous êtes partisan d'un candidat de l'union ? N'est-ce pas un vœu pieux puisqu'il y a à première vue plusieurs candidats ?

R. : C'est à force de prier que la foi vient, disait Pascal. Les Français réfléchissent : ils voient parfaitement que cette déclaration trop rapide et cet engagement trop prématuré de la campagne présidentielle créent immédiatement un climat de tension qui peut gêner l'action gouvernementale et l'action de redressement. Ils se disent : « après tout si on prenait le temps de réfléchir et le temps d'aller vers la candidature d'union ». Je le répéterai inlassablement. Ce qui est important, c'est que le président élu ait une très large majorité, qu'il rassure les Français, qu'il n'appartienne à aucune formation en propre pour pouvoir exercer sa fonction d'arbitre. C'est mon souhait. Lorsqu'il y a un seul candidat, quel qu'il soit, ça lui est beaucoup plus facile d'avoir cette attitude au moment de la campagne que s'il doit combattre d'une façon partisane avec quatre ou cinq autres candidats.

Q. : Croyez-vous encore aux primaires ?

R. : Oui. Charles Pasqua a fait des propositions. Le PR les soutient. Le Parti radical aussi.

Nous sommes les deux seuls. Les primaires sont une formule. Il va y avoir une sorte de primaire de fait : à vouloir trop parler, ceux qui parlent beaucoup prennent le risque de voir leur image mesurée dans l'opinion avant même que la campagne commence. Dans quel état seront-ils sur le plan du jugement de l'opinion au moment du début de la campagne ? C'est le risque qu'ils prennent.

Q. : L'absence de l'UDF ne pose-t-elle pas un problème ? Si on s'engage trop tôt, est-il vrai qu'on n'a plus rien à demander, comme l'a affirmé René Monory ?

R. : L'Élysée n'est pas une affaire de maquignon. Nous souhaitons pour notre pays un président qui ait de l'autorité à l'extérieur et qui puisse assurer cette fonction d'arbitre à l'intérieur. La vie des partis intéresse les députés, les organisations partisanes. Ce n'est pas le problème du président en tant que tel. Autre remarque : l'UDF, le PR, telle formation ne va pas avoir de candidat. Lorsqu'il y a un candidat d'union, ce candidat appartient à tous. Il n'est la propriété de personne en exclusivité. Chacun de ceux qui le soutiennent dès le premier tour se reconnaît en lui. Ce candidat les reconnaît comme les siens. Par conséquent il n'y a pas d'appropriation particulière. En revanche, si nous allons vers ce qui pourrait se profiler – une bataille de chefs de partis –, alors là, les Français se diront : nous avons des candidats partisans. Chacun de ceux qui n'auront pas gagné aura une amertume en ayant eu le sentiment d'être exclu de cette bataille.

Q. : Pourquoi une privatisation partielle de Renault ?

R. : C'est une affaire d'État. Nous avons privatisé Elf et Rhône-Poulenc l'année précédente.

Ces deux sociétés avaient déjà leur capital ouvert au public. Lorsque le capital d'une très grande société est déjà ouvert au public, ce capital est coté, l'évaluation de l'entreprise est beaucoup plus claire, elle est appréciée en France et à l'étranger. Une affaire comme Renault est une affaire considérable. On ne passe pas du jour au lendemain du statut de régie d'État à un statut de société privée. Ce que le gouvernement veut faire aujourd'hui, c'est apporter des moyens financiers supplémentaires à Renault par l'ouverture de capital, par l'augmentation de capital, franciser le capital de Renault – puisque nous savons qu'aujourd'hui, le seul actionnaire privé est un actionnaire suédois – et commencer à faire coter et évaluer Renault sur les marchés internationaux. Il y a une pédagogie de la libéralisation de l'entreprise. Nous ne pouvons pas aller trop vite parce qu'il faut que chacun apprenne à comprendre Renault.

Q. : Ça se fera avant la fin de l'année ?

R. : L'ouverture du capital doit se faire avant la fin de l'année. La privatisation est une autre affaire. Elle n'est pas à l'ordre du jour.

Q. : Les bons résultats de Bull pourraient-ils accélérer sa privatisation ?

R. : Il y a deux entreprises du secteur public que je regarde avec beaucoup de sympathie : Bull, qui grâce à l'action de son président, à la mobilisation des cadres, a de très bons résultats — reconnaissons que la conjoncture l'informatique est meilleure — et Usinor-Sacilor, qui améliore considérablement ses résultats. Pour ces deux entreprises, l'objectif sera à terme la privatisation, qu'elles appartiennent aux actionnaires français.

Q. : Dès l'an prochain ?

R. : C'est un peu rapide mais ça va dans le bon sens.


RTL : Mercredi 7 septembre 1994

Q. : Vous participiez au déjeuner chez le Premier ministre, comment ça s'est passé ?

R. : Très bien, parce que pour l'essentiel tout le gouvernement et sa majorité ont l'intention d'être utiles au pays jusqu'au bout et de commencer la campagne présidentielle le plus tard possible, même s'il y a eu un petit accès de fièvre début septembre.

Q. : Et l'absence de Jacques Chirac et de Valéry Giscard d'Estaing ?

R. : Ils ne sont pas toujours là, ils ont des obligations, des responsabilités.

Q. : Mais ça a aidé à l'atmosphère ?

R. : Non, avec Jacques Chirac et Valéry Giscard d'Estaing, Édouard Balladur a des relations très directes et très franches et autour de la table, on se dit nos quatre vérités lorsqu'il faut se les dire.

Q. : Leur absence n'est pas définitive ?

R. : Non seulement non, mais leur présence est ardemment souhaitée.

Q. : La candidature unique autour de Jacques Chirac est ouverte ?

R. : La candidature unique de la majorité est une nécessité absolue, nous avons essayé la division en 1981 avec le succès que l'on sait, même motif même punition en 1988. Nous ne savons pas gérer ces compétitions publiques entre deux candidats lors du premier soir, c'est la raison pour laquelle avec obstination le PR, moi-même, nous souhaitons une candidature d'union. Il y a deux solutions : on met en marche les primaires, ce qui est l'idéal, ou on fait appel à la raison et à la sagesse de ceux qui sont candidats aux présidentielles et qui peuvent juger par eux-mêmes leurs chances respectives.

Q. : Pour vous, le candidat unique ne fait aucun doute, c'est Édouard Balladur ?

R. : Il y a un débat entre les candidats et l'opinion française et, soyons très modestes, ce ne sont pas les partis politiques qui font l'élection présidentielle, c'est la confiance établie entre des personnalités et l'opinion française et elle s'établit au montant de la campagne. Souvenons-nous qu'avant 81, Valéry Giscard d'Estaing pouvait gagner à l'automne et puis, hélas, il n'a pas gagné au printemps.

Q. : Vous ne croyez pas que les sondages servent d'élections primaires ?

R. : À chacun de prendre ses responsabilités : si on veut assurer la victoire de la majorité, il faut accepter l'idée simple de rassembler toutes ses forces autour d'un seul candidat qui dès le premier tour parle à tous les Français, au lieu de régler des comptes avec ses voisins immédiats.

Q. : Mais au sein du PR et de l'UDF, certains pensent à un candidat spécifique pour ne pas perdre un espace politique sur la droite ?

R. : Dans l'élection présidentielle, ce qui compte pour la majorité, c'est de donner un président à la France, pas simplement de participer ou de compter ses voix. Il y a des candidats qui ont des ambitions modestes, c'est leur droit, mais on a essayé en 81, en 88, je crois qu'il est plus utile de rassembler toutes ses forces sur une personnalité capable d'entraîner les Français et dès le premier tour.

Q. : Mais les candidats marginaux comme Philippe de Villiers ?

R. : Il y en aura toujours, ça affaiblit, mais la question qu'il faut poser aux Français, c'est : « Est-ce que vous voulez un vrai président capable d'être indépendant, de parler à tous les Français, d'avoir de l'autorité extérieure ? » Ce n'est pas en dispersant ses voix sur des candidats marginaux, aussi sympathiques soient-ils, que nous obtiendrons ce résultat. La France est engagée dans une bataille internationale très forte, nous avons besoin d'avoir une autorité en Europe, il faut aider le président à être bien élu et c'est la raison pour laquelle il faut un candidat d'union dès le premier tour.

Q. : Et si les giscardiens refusent un candidat unique, qu'est-ce que vous ferez ?

R. : Les giscardiens, qui sont nos amis, et nos partenaires de l'UDF ont d'abord le sens des responsabilités. Que chacun défende aujourd'hui ses préférences, c'est évident, au moment de la campagne, chacun assure avec civisme son devoir : ne pas disperser les voix, de les apporter à celui qui peut rassembler les Français.

Q. : Et dans l'intervalle, les ministres n'auront pas trop de mal à gouverner ?

R. : Ça se passe très bien depuis dix-huit mois et c'est même un miracle que ça se passe si bien. Dans la cohabitation précédente, c'était beaucoup plus dur. Aujourd'hui ça marche bien, il y a de la cohérence et je suis persuadé que cette cohérence ira jusqu'au bout du temps utile du gouvernement.

Q. : Vous n'en voulez pas à Alain Juppé d'avoir lancé la bataille ?

R. : Personne n'est parfait, mais je ne suis pas là pour donner des leçons à qui que ce soit, je ne suis pas parfait non plus.

Q. : On dit que vous êtes un libéral-conservateur ?

R. : J'aime conserver ce qui marche bien, s'il y a des choses qui réussissent en France, pourquoi ne pas les garder ?

Q. : Où en est-on de la privatisation de Renault ?

R. : Chacun son métier : Alphandéry a la responsabilité des privatisations ; moi, j'ai la charge de l'industrie et je pense que pour l'industrie automobile française, Renault doit pouvoir disposer de moyens financiers nouveaux et la seule solution, puisque l'État n'a pas d'argent, c'est d'ouvrir le capital de Renault à l'épargne populaire. Renault est une bonne affaire, une entreprise qui marche bien, qui a besoin d'argent pour se développer. C'est la raison pour laquelle je propose au gouvernement d'ouvrir le capital aujourd'hui pour lui apporter les moyens de se développer.

Q. : Il le décidera quand ?

R. : C'est imminent.

Q. : D'autres secteurs sont en vue, les assurances ?

R. : C'est le domaine d'Alphandéry, je ne marcherai pas sur ses plates-bandes.

Q. : Vous ne craignez pas les revendications syndicales ?

R. : Le dialogue social est permanent et il est normal qu'à l'occasion d'une ouverture de capital il y ait discussion avec les salariés.

Q. : Il y a une mobilisation de la CGT là-dessus ?

R. : Il y avait une inquiétude sur une privatisation, mais ce que veut faire le Premier ministre, s'il en prend la décision, c'est d'ouvrir le capital, l'État restant majoritaire.

Q. : La reprise est solide ?

R. : Elle est bonne, elle est progressive, mais elle ne nous économisera pas un effort de restructuration de notre économie et de nos services publics.

Q. : Avec des sacrifices sociaux ?

R. : Quand je vois ce qui se passe en Allemagne, un pays qui veut réussir doit de temps en temps se remettre en question et je souhaite qu'on ait le courage d'établir le diagnostic en France.

Q. : Jean-Louis Beffa a été mis en examen dans l'affaire Trager, accusé d'avoir versé 4 millions de francs à des responsables du PR, le juge va trop loin ?

R. : Deux certitudes : le PR n'a rien à voir avec l'affaire. Depuis deux ans et demi, cette affaire est connue des services de police et il n'y a aucun responsable du PR impliqué, c'est ma première certitude. La deuxième, c'est que Jean-Louis Beffa est un type exceptionnel, un des grands patrons français et son entreprise fait gagner à la France des milliards en assurant des dizaines de milliers d'emplois. J'aimerais qu'on ait beaucoup de respect pour le travail collectif mené par Pont-à-Mousson et Saint-Gobain et si aujourd'hui cette entreprise est incriminée à l'occasion d'une espèce de délation, qu'on sache ce qui est important : que l'industrie française soit respectée et pas dévalorisée à l'extérieur de nos frontières.

Q. : Et vous-même ?

R. : Je la regarde dans la presse et j'apprends à travers la lecture des journaux.

Q. : Ça vous suffit ?

R. : Ça me suffit et ça ne m'intéresse pas beaucoup.


France Inter : 7 septembre 1994

Q. : Que pensez-vous de la mise en examen de Jean-Louis Beffa ?

R. : Je n'ai pas de jugement à porter sur une procédure judiciaire. En revanche, je connais l'homme. Je le connais d'ailleurs depuis vingt-cinq ans, et j'ai une profonde admiration pour ses qualités de patron, de chef d'entreprise, pour son intelligence et par conséquent, je lui fais une confiance personnelle forte. La deuxième certitude c'est que le PR, dont je suis par ailleurs président, est parfaitement étranger à cette affaire Trager, contrairement à ce qui est répété avec complaisance de temps en temps.

Q. : Qu'est-ce qui motive, selon vous, l'enquête du juge ?

R. : Je n'en sais rien. Je ne suis pas un spécialiste ni des affaires judiciaires, ni de la psychologie administrative et donc, par conséquent, je ne comprends pas. Il a certainement ses raisons et nous les connaîtrons un jour ou l'autre.

Q. : Vous estimez que tout cela repose sur une simple délation ?

R. : Moi je sais que, premièrement, Saint-Gobain a une image internationale et que, à mettre en examen son président, on prend un risque considérable qui est de faire plaisir à nos concurrents. L'économie internationale, ce n'est pas une affaire d'enfant de chœur. Tout ce qui peut affaiblir la France est utilisé et je puis vous dire que la mise en examen de Jean-Louis Beffa, président de Pont-à-Mousson-Saint-Gobain, servira à nos concurrents qui ne nous feront aucun cadeau en l'espèce. Je rappelle par ailleurs que Pont-à-Mousson est le premier employeur privé de Lorraine et que je suis président de la région Lorraine. J'y suis évidemment plus sensible qu'un autre.

Q. : Que doit faire la justice, dans ces cas-là ?

R. : Ça fait deux ans et demi que cette affaire Trager est connue. Ça fait d'ailleurs, je crois, deux ans que les dirigeants de l'époque de Pont-à-Mousson, qui avaient eu des liens directs avec Trager ainsi que la presse l'a expliqué largement, ont été mis en examen. Ce qui serait peut-être utile, c'est d'avancer sur ce que l'on fait déjà. Mais je ne suis pas responsable du fonctionnement de la justice et les magistrats-instructeurs ont toute liberté, dans notre pays, de faire ce qu'ils entendent.

Q : Tout de même, il y a aujourd'hui une centaine de patrons qui ont des ennuis avec la justice.

R. : C'est un petit peu normal. Lorsque vous êtes président d'une société, vous êtes responsable pénalement de tous vos salariés. Il y a 92 000 salariés chez Pont-à-Mousson-Saint-Gobain, ça veut dire que M. Beffa est pénalement responsable de tous ses salariés. Ce que j'aimerais, permettez-moi de vous le dire, c'est que la même rigueur qui s'applique aux responsables du secteur privé s'applique également aux responsables du secteur public.

Q : Bull est un intéressant cas d'école, alors.

R. : Oui, mais je parle aussi de l'administration. Après tout, de temps en temps, il y a aussi des administrations qui se comportent mal et à ma connaissance, il n'y a pas le même enthousiasme pour incriminer les responsables. Mais enfin, ceci est une autre affaire.

Q. : Est-il normal que des entreprises doivent verser des pots-de-vin pour obtenir des marchés publics ?

R. : C'est parfaitement illégal. Ce que la presse a indiqué, c'est qu'en définitive, Pont-à-Mousson s'est trouvé prisonnier d'une espèce de pression. Son directeur local avait fait une erreur, ils ont voulu la rattraper et ils ont été victimes d'une pression exercée par quelqu'un dont la moralité est incertaine. Ça, c'est ce que disent les journaux. Moi, je n'en sais rien et je me garderais bien de porter un jugement. Je vais vous dire, ayant eu à connaître des indiscrétions de la presse dans différentes affaires, je remarque que ce qui est dit d'une façon spectaculaire à un moment – et qui peut porter atteinte aux personnes – plus personne n'en parle lorsque c'est démenti plusieurs mois après. J'ai des amis qui en ont souffert personnellement ; par conséquent, je suis d'une grande prudence et je ne jugerai jamais personne sur les rumeurs d'articles ou d'informations.

Q. : Alain Madelin estimait que le système était condamnable puisqu'on mélangeait l'argent, la politique…

R. : Alain Madelin a mille fois raison. L'économie mixte est un système pervers. Simplement, il y a une vérité. C'est que, quand vous avez un appel d'offres et que vous avez des entreprises, les entreprises ont parfois la tentation de se dire on va se mettre en avant avec des arguments qui ne sont pas des arguments transparents. Peut-être, à une autre époque, des élus locaux ont eu la tentation de dire : puisque vous allez travailler pour nous, rendez-nous service. Je le dis avec fermeté et avec l'expérience de chef de parti : il n'y a aucune nécessité à cela et cela doit être condamné. Tout ce qui est corruption, ingérence, trafic d'influence doit être poursuivi et condamné car l'économie ne peut vivre que dans la transparence, dans la loyauté des marchés, dans la loyauté des contrats. En revanche, tout citoyen est présumé innocent jusqu'au moment où il est condamné définitivement. Aujourd'hui, je constate une chose, c'est qu'il y a une déviation de la procédure de mise en examen. Quand on met en examen quelqu'un, c'est justement pour savoir quelle est la situation. Ipso facto, on le condamne médiatiquement. Je reviens sur l'exemple de la mise en examen de Jean-Louis Beffa. Le fait de mettre en examen un président français, ipso facto, rend cette société coupable vis-à-vis des observateurs étrangers. S'il n'y avait que la France, si ce n'était qu'une affaire franco-française, on pourrait le comprendre. Comprenez bien que, quand j'ai le ministre chinois du commerce extérieur dans mon bureau, elle m'aurait dit : attendez, je ne comprends pas. Cette société qui va assurer le traitement des eaux de Shanghai, le président est un corrompu ? J'aurais été un peu gêné de lui répondre. La mise en examen, c'est une façon d'examiner une situation. Ce n'est pas pour autant – Dieu nous en garde – une condamnation. Il y a eu tellement de mises en examen qui se sont terminées par des non-lieux qu'il faudrait avoir beaucoup de sagesse dans cette affaire.

Q. : On sait très bien que, pour avoir des marchés, il faut donner des dessous-de-table.

R. : Si vous, vous le savez, vous avez l'obligation de le dire, de le dénoncer au parquet. C'est un peu facile de dire : on sait très bien que… et de ne jamais rien dire. Je ne sais pas.

Q. : Est-ce qu'en Chine, ça s'est fait en complète transparence ? On sait très bien que, pour l'Arabie saoudite, pour l'Irak, on est obligé de faire du donnant-donnant.

R. : Si vous le savez, dites-le. Je ne peux pas accepter cette incrimination publique où l'un dit – en l'occurrence sur une radio nationale, qui a une autorité morale supérieure – qu'on sait bien qu'il faut payer. À ce moment-là, dites : les Américains, pour vendre des McDonnell ou des Boeing, ont versé une commission à des personnalités saoudiennes. Il faut dire des choses comme ça. Le système qui consiste à incriminer sans apporter la moindre preuve et entretenir des rumeurs, c'est un système dans lequel je ne m'associerais jamais. En revanche, il y a, au ministère de l'Économie et des Finances, un bureau qui donne son agrément lorsqu'une société française doit verser une commission commerciale à un intermédiaire étranger car il y a des intermédiaires qui facilitent les négociations commerciales. Ces commissions sont autorisées par le ministère de l'Économie. Elles sont dûment enregistrées et ce sont des commissions commerciales. Si vous faites allusion à cela, cela existe mais c'est déclaré et j'ajoute que l'entreprise les intègre dans ses charges déductibles de l'assiette d'impôt sur les sociétés.

Q. : Qu'est-ce qui intéresse les Chinois ?

R. : La capacité de la France à leur fournir des biens d'équipement dans les grands domaines de l'énergie, des transports, des télécommunications et des équipements collectifs de dépollution, traitement d'eau, assainissement. La France a une formidable image en Chine. Nous sommes le premier partenaire de la Chine pour développer l'industrie automobile chinoise avec Peugeot et Citroën. Nous sommes pour eux un formidable pays industriel, un pays qui a une grande technologie et qui n'est pas aussi envahissant que des voisins immédiats ou que le grand cousin américain. C'est pour cela que l'image de la France mérite d'être un peu respectée.