Extraits de l'interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, président de l'UDF et ancien Président de la République, à Europe 1 le 21 février 1994, sur le chômage, le risque d'explosion sociale, la nécessaire répartition des charges pour créer des emplois qualifiés, et l'objectif d'une "société de plein emploi".

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Média : Emission Club de la presse - Europe 1

Texte intégral

J. Julliard : La vie sociale actuellement est caractérisée par un mélange d'apathie et de violence telle qu'on l'a connu dans les années 60. Est-ce que vous craignez une explosion sociale après un certain nombre de faits tels que la grève d'Ail France celle des marins pêcheurs etc…

V. Giscard d'Estaing : Quand j'ai été élu Président de la République et, c'est le moins, il y avait un indice qu'on publiait tous les mois, je crois que c'était France-Soir qui le publiait, c'est « vous attendez-vous à la reprise d'une explosion comme celle qui vient de se produire en 1968 ? ». Et je me souviens que pendant les premiers mois de mon septennat, il y avait toujours une réponse largement positive. Il y avait 64 %, 68 % de gens qui disait, il va y avoir une explosion sociale et toute ma gestion a été de désamorcer peu à peu ces risques de tensions et maintenant je pense que pendant mon septennat, il n'y a jamais eu plusieurs centaines de milliers de personnes dans la rue, cela ne s'est jamais produit, on a eu deux crises pétrolières, beaucoup de problèmes, cela ne s'est jamais produit.

À l'heure actuelle, est-ce qu'il y a un risque d'explosion sociale, mon sentiment est que oui. Ce risque est actuellement, on en est protégé si l'on peut dire parce que ce n'est pas une protection dont on peut se réjouir, on en est protégé jusqu'à présent par le taux élevé du chômage. Le chômage est une espèce de couvercle qui pèse sur le monde du travail et qui se dit, il y a des risques que l'on ne peut pas prendre sauf en cas de désespoir. Mais il n'y aurait pas ce couvercle, je pense que nous aurions effectivement des risques d'explosion sociale, il faut donc agir pour les désamorcer. Et où sont-ils localisés ? Ils sont localisés dans les catégories de personnes qui ont des petits revenus qui ont baissé. Si vous prenez les salariés au voisinage du SMIC et si on fait les comptes de ce qui c'est passé au point de vue des prélèvements sociaux, au point de vue de la fiscalité locale, l'évolution comparée par rapport à la hausse des prix qui a été faible d'ailleurs, vous trouvez des catégories dont le pouvoir d'achat a sans doute réellement diminué. C'est une situation qui est difficilement acceptable quand on est clans cette tranche de ressources.

J. Julliard : Comment, si vous voulez agir d'une façon plus forte comme vous me l'avez dit tout à l'heure, comment faire dans cette catégorie sociale là. Qu'est-ce qu'il faudrait faire pour caractériser une action plus forte dans ce domaine là ?

A. Rollat : Pour poursuivre la question, ne croyez-vous pas qu'une reprise de la croissance provoquerait une libération de ces revendications salariales notamment ?

V. Giscard d'Estaing : Je répondrais volontiers à cette question, Alain Rollat, parce que naturellement, j'ai réfléchi, comme tous ceux qui se posent ce type de problèmes. Malheureusement je ne peux pas vous répondre en disant sur le papier voilà ce que je ferais. Je l'ai en tête, mais je ne veux ni tenir un langage démagogique ni un langage qui ait pour objet d'embarrasser ceux qui font les affaires du pays. Je peux vous dire que si cette situation se présentait j'ai une opinion sur ce qu'il faut faire, et je suis prêt le moment venu à l'expliquer ou l'écrire. Dans des situations de ce type je ne crois pas qu'il faille se dire attendons d'agir pour que l'explosion se produise parce que je crois que ce sont des situations objectives, j'étais étonné de voir par exemple un responsable d'une grande industrie de main d'œuvre me tenir ce langage : moi responsable d'industrie, je vous dis faites attention. Dans le monde que je connais ou que je vois vivre à l'heure actuelle ces tensions augmentent et vous avez vu que dans certains sondages récents, on voit une cassure, on voit monter le risque de tensions sociales alors, il y a des choses à faire. Je ne peux pas vous proposer là un programme.

Par contre, la question de Denis Jeambar, je pense qu'il y aura une reprise progressive, je pense qu'elle sera relativement lente, je crains malheureusement qu'elle affecte peu le niveau du chômage. Il est donc indispensable d'avoir à coté de la politique économique de reprise d'avoir une stratégie collective de lutte contre le chômage. Et là, sur cette stratégie, la première idée simple c'est qu'il faut redéfinir l'objectif et l'objectif cela n'est pas de dire on va diminuer le nombre de chômeurs, l'objectif est de dire comment la société française peut-elle redevenir une société de plein emploi. Parce quand on dit, on va essayer de diminuer le nombre des chômeurs on reste dans la situation actuelle et on prend quelques mesures pour dire il y a un peu trop ici etc., si on se pose le problème d'une manière différente on voit que l'organisation de la société française de plein emploi de l'an 2000 n'est pas l'organisation de la société française de plein emploi des années 70 parce qu'il s'est passé trop de choses. C'est-à-dire que la structure des entreprises, la répartition des emplois, la répartition des fonctions est trop éloignée de ce qui se passait avant pour qu'on se dise que pour revenir au plein emploi, il suffise de corriger ce qui a changé. Il faut au contraire revenir vers un concept assez différent et là- dessus j'ai par exemple quelques idées, une idée simple c'est qu'il faut professionnaliser les compétences à tous les niveaux de la société pas simplement au niveau élevé, il faut recréer des emplois qui sont des emplois de première catégorie de rémunération qui soient des emplois professionnellement qualifiés. Il faut faire en sorte que la répartition de charges fiscales et sociales n'ait pas pour résultat que quand on se dit je suis obligé de réduire un peu mes dépenses le meilleur investissement soit de supprimer un emploi, ce qui est le cas à l'heure actuelle c'est de remplacer un emploi par une machine. Donc c'est une réflexion assez profonde sur notre système de société dont l'objectif c'est de dire nous devons rebâtir une société de plein emploi en FRANCE compte tenu de ce que nous sommes et qui est en effet un modèle un peu différent de celui que nous avons connu avant dans le passé.

F.-O. Giesbert : Mais alors qu'est-ce que vous proposez concrètement ?

V. Giscard d'Estaing : Je compte, si j'y arrive enfin, publier au printemps un document que j'appellerai : « Pour revenir au plein emploi ». Je crois qu'il faut en effet mettre sur la table…

C. Nay : C'est un plan de campagne ?

V. Giscard d'Estaing : Pourquoi, vous-êtes napoléonienne…

F.-O. Giesbert : Cela veut dire prendre des mesures qui risquent d'être impopulaires.

V. Giscard d'Estaing : Pas nécessairement, les principales mesures sont : une répartition des charges différentes et spécialement sociales. Il est absurde d'avoir sur les premiers emplois des charges qui sont équivalentes à celles que l'on peut avoir sur les autres.