Texte intégral
M. Denoyan : Bonsoir et heureux de vous retrouver.
L'année qui vient sera, vous le savez, une année importante pour la vie politique française et le souci des rédactions de France-Inter et du Parisien-Aujourd'hui a été bien sûr de s'interroger sur le jour qui nous paraissait être le plus au cœur du débat et de l'actualité politique. Nous sommes convenus que le mercredi était sans doute un des moments de la semaine qui permettrait à nos invités de mieux réagir sur les différents dossiers, qui soient traités en Conseil des Ministres ou évoqués en cours de session parlementaire à l'Assemblée nationale, lors des questions au gouvernement.
Voilà quelques-unes des raisons qui font que notre rendez-vous politique, Objections, sera maintenant le mercredi soir.
Notre premier invité va pouvoir s'exprimer sur une actualité déjà très riche, avec pour le deuxième mois consécutif une baisse du chômage, un Premier ministre qui est au zénith de la popularité, une gauche toujours à la recherche d'un projet et de leaders pour le porter.
Invité d'Objections ce soir : Monsieur Lionel Jospin, ancien premier secrétaire du parti socialiste et ancien ministre de l'Éducation nationale.
Monsieur Jospin, bonsoir et merci d'être notre premier invité de cette rentrée 1994, pour commencer une actualité particulièrement riche, je l'ai dit.
Nous allons vous interroger avec Annette Ardisson et Pierre Le Marc de France-Inter, Fabien Roland-Levy et Jean-Michel Aphatie du Parisien-Aujourd'hui, d'abord sur l'actualité pour commencer, avec cette expulsion des personnes soupçonnées de collusion avec les mouvements islamistes, qui ont été conduites au Burkina-Faso.
Comment appréciez-vous cette décision ?
M. Jospin : On se souvient effectivement que plus de 20 personnes avaient été, en procédure d'urgence, assignées à Folembray, dans un petit village de l'Aisne, en réaction et en liaison avec les assassinats de Français qui avaient été opérés par des groupes terroristes d'inspiration islamiste en Algérie.
Il est bien évident que l'opinion, lorsqu'elle voit que des Français, des Françaises sont tués, souhaite que les réactions soient prises, que l'impunité ne soit pas possible et de gouvernement a donc raison d'agir lorsqu'il dit : « Des gens ont des liens avec ces mouvements et il nous faut donc les mettre hors d'état de nuire », ce qu'il a fait en les arrêtant.
Maintenant il les expulse vers un pays africain, le Burkina-Faso qui a fait montre de beaucoup de gentillesse pour la France en la débarrassant de ces personnalités.
M. Denoyan : Fallait-il les expulser ?
M. Jospin : Je pense qu'il était difficile de garder 20 personnes, privées de liberté, dans un lieu donné, sans être passées devant des juges, sans procédure juridictionnelle, simplement en vertu d'un décret d'assignation à résidence. Donc le gouvernement s'est débarrassé de ce problème pour une vingtaine de ces personnalités sur le Burkina-Faso.
Nous ne pouvons qu'approuver une attitude de fermeté à l'égard du FIS naturellement, ou de groupes terroristes plus encore, mais en même temps le problème est de savoir si les personnes en question arrêtées, assignées à résidence, puis expulsées, ont des liens ou pas avec ces mouvements.
Le gouvernement nous le dit, mais dans un état de droit c'est normalement à la Justice de l'établir. Nous espérons que ces mesures ont été prises dans le respect de l'état de droit – nous le verrons bien puisqu'il y a, paraît-il, les recours – et nous souhaitons que le gouvernement nous dise ce qu'il en est. On ne peut pas toujours croire le gouvernement sur parole quand il nous dit « J'arrête telle personne sans qu'un juge se prononce, sans qu'il estime quelle est sa culpabilité et ensuite je décide de l'expulser.
M. Denoyan : En gros, vous nous dites qu'il ne faut pas toujours se cacher derrière la raison d'état, il faut aussi fonctionner comme un état de droit.
M. Jospin : J'entendais tout à l'heure dans le journal…
M. Denoyan : Maître Leclerc…
M. Jospin : Oui… qui disait : « Je n'accepte pas la formule de Monsieur Pasqua, je crois selon laquelle l'état de droit s'arrête quand commence la raison d'état ». Mais moi je dirais que la raison d'état existe, mais qu'elle est la raison d'état d'un état de droit, c'est-à-dire qu'elle doit être expliquée, justifiée et contrôlée par le pouvoir judiciaire.
Mme Ardisson : Il y a une décision qui a été prise en parallèle de ces expulsions : c'est la fermeture des consulats de France dans les principales villes algériennes et la centralisation du service de délivrance des visas à Nantes. Qu'en pensez-vous ? Est-ce que c'est une façon de fermer la porte aussi ?
M. Jospin : J'ajoute un dernier mot : je crois que dans cette affaire de l'expulsion vers le Burkina-Faso, il serait naturellement souhaitable que ces personnes ne soient pas expulsées vers l'Algérie. C'est un engagement que nous avions pris lorsqu'elles étaient arrêtées en France et que nous voulions les expulser. Je crois qu'il faut que le gouvernement ait obtenu de ce point de vue des garanties.
M. Denoyan : Cela ne semble pas être le cas, mais vous le rappelez.
M. Jospin : C'est cela, je le rappelle pour l'avenir.
Cette décision de fermeture de trois de nos consulats, à Alger, à Anaba, c'est-à-dire l'ex-Constantine, et à Oran, si elle est justifiée pour des raisons de sécurité, c'est-à-dire si on nous dit que nos agents consulaires, voire les personnes qui viennent dans ces lieux pour demander des visas, peuvent être menacés dans leur vie, nous ne pouvons pas désapprouver cette mesure. C'est au gouvernement de savoir ce qu'il a à faire pour défendre nos ressortissant ou d'autres personnes en Algérie.
Mais je ne voudrais pas que cette mesure aboutisse au fait que des hommes ou des femmes, qui seraient en danger de mort en Algérie – je pense notamment à des personnalités, hommes ou femmes, qui se battent pour la démocratie en Algérie, qui sont menacées de mort et même tuées parfois par des groupes armés – se trouvent devant des portes closes.
Si donc c'est une mesure de sécurité et par ailleurs une mesure technique, si on peut continuer à examiner le problème de l'octroi de visas éventuels à des personnalités qui ont absolument besoin, parfois pour quelques mois seulement, d'échapper à la menace physique, et si on nous dit qu'on va régler le problème autrement, là c'est au gouvernement de prendre les mesures qu'il juge bon et je n'ai pas à critiquer.
Si c'était l'idée que désormais les portes sont closes, notamment pour ceux qui sont menacés par des groupes terroristes en Algérie, et que donc l'Algérie est enfermée dans sa solitude, alors je m'inquièterais. Mais j'espère que nous aurons des réponses satisfaisantes à ces interrogations que je formule ce soir.
M. Le Marc : Plus largement, est-ce que vous êtes satisfait de la politique menée à l'égard de l'Algérie, que le Premier ministre a qualifiée d'équilibrée et que le Président ne critique pas ?
M. Jospin : Le Président s'est exprimé, nous l'avons entendu dans le même journal, en insistant sur la notion d'équilibre. Mais je voudrais faire remarquer que ce qu'a dit le Premier ministre, ce que vient de dire le Président de la République, représentant des corrections très fortes par rapport au discours tenu par Monsieur Pasqua lorsqu'il était le seul pratiquement à s'exprimer au nom du gouvernement et sur tous les terrains.
M. Le Marc : Surtout corrigé par Monsieur Juppé.
M. Jospin : Oui, Monsieur Pasqua apparemment a tellement de personnalité comme élève qu'il a besoin de trois correcteurs.
M. Roland-Levy : Vous trouvez qu'il en fait trop ?
M. Jospin : Je pense qu'il doit rester dans ses compétences comme tout ministre de la République. Il est ministre de l'Intérieur, il n'est pas à la fois ministre des Affaires Étrangères et éventuellement Premier ministre. En l'occurrence, pour être clair, Monsieur Pasqua avait déclaré à ce moment-là que le choix était entre les autorités actuelles en Algérie et la victoire de l'islamisme. C'est visiblement cette faute stratégique commise par Monsieur Pasqua qui a été corrigée depuis, semble-t-il, par Monsieur Balladur.
Mme Ardisson : Est-ce qu'il y a une alternative ?
M. Le Marc : Est-ce qu'il y a une gestion électoraliste de ces problèmes par le gouvernement, et nomment par Monsieur Pasqua ?
M. Jospin : On a suspecté qu'il en soit ainsi. Je me réjouis que ce soit corrigé parce que les problèmes de l'Algérie et de nos relations avec ce pays doivent être examinés dans le long terme et certainement pas à la lumière d'une élection.
Est-ce qu'il y a une troisième voie, disait l'un d'entre vous ? Je n'en sais rien. J'ai toujours dit qu'en Algérie une course s'était engagée, il y a plusieurs années déjà, entre la démocratie, vers laquelle il fallait aller, et l'intégrisme. Cette course risque d'être perdue et nous devons absolument soutenir la voie de la solution démocratique, c'est-à-dire que nous ne devons pas donner l'impression que nous soutenons un gouvernement qui utilise des méthodes ouvertement répressives, nous le savons, nous ne devons pas nous mêler comme des acteurs de la vie interne algérienne, parce que nous risquerions de le payer à terme.
Nous devons être sans faiblesse par rapport aux groupes terroristes bien évidemment, particulièrement quand il y a une menace de ressortissants, mais aussi par rapport à la condamnation d'un intégrisme religieux fanatique. Mais en même temps, nous devons essayer de suggérer le dialogue. Il y a à l'évidence des divisions à l'intérieur du mouvement islamique, on le voit, à l'intérieur des groupes armés. Nous devons encourager le dialogue et encourager notamment le gouvernement à dialoguer avec les forces démocratiques qui existent en Algérie.
M. Denoyan : Vous demandez des élections libres en Algérie.
M. Jospin : Les élections libres ne peuvent pas, et c'est très important de le dire devant nos auditeurs, être le seul critère de la démocratie.
M. Denoyan : Cela commence peut-être là.
M. Jospin : Oui, cela commence par-là, mais la démocratie ne se résume pas à cela.
M. Aphatie : En l'occurrence, il faudrait bien organiser des élections pour que…
M. Jospin : Attendez… Il y a eu des élections qui ont été relativement libres en Iran, à l'époque où Khomeiny avait succédé au Shah et qui ont débouché sur l'instauration d'un régime totalitaire. Il y a eu dans l'histoire européenne des élections gagnées par les forces qui se sont révélées des forces totalitaires. Je pense à l'Allemagne…
Mme Ardisson : Il y a eu des élections en Algérie qui auraient donné le pouvoir au FIS.
M. Jospin : C'est pourquoi le dialogue qui se noue ne doit pas porter simplement sur la question de savoir si on reprend ou on ne reprend pas un processus électoral, s'il s'agit simplement d'avoir des élections libres pour que gagnent les adversaires de la liberté par hypothèse. La liberté, elle se vit dans le statut de la femme, elle se vit dans le droit d'expression, elle se vit dans le droit d'étudier là où on veut, elle se vit dans les libertés individuelles et les libertés collectives qui sont, tout autant que le processus électoral, caractéristiques de ce qu'est une démocratie.
Et le seul modèle qui puisse être opposé à l'intégrisme en Algérie, c'est le modèle démocratique.
M. Denoyan : Une dernière question sur ce thème puisqu'il y a beaucoup de questions à vous poser.
M. Aphatie : Ce qui étonne un peu dans votre démonstration, c'est votre prudence. On assiste à l'évidence à un désengagement de la France, on ferme tous les lycées, les services de visas sont rapatriés en France, c'est-à-dire que concrètement les Algériens trouvent porte close, et vous semblez ne pas vouloir le prendre en compte dans votre réponse.
M. Jospin : Non, je crois que vous ne m'avez pas entendu. En ce qui concerne les lycées, je ne crois pas que nous puissions, hommes politiques ou journalistes, prendre la responsabilité de dire aux maîtres et aux élèves : « continuez à aller dans les établissements au risque de votre vie ». Nous sommes d'accord sur ce point. Donc votre objection tombe.
M. Aphatie : Non, mon objection ne tombe pas. Ceci veut dire que la présence française aujourd'hui se réduit à presque rien, qu'on attend que la situation évolue on ne sait pas trop comment en Algérie. Mais la France visiblement n'est plus un acteur de ce dossier dramatique. Je ne sais pas ce qu'il faudrait faire, mais le désengagement de la France paraît évident et vous semblez ne pas l'acter dans votre propos.
M. Jospin : Au contraire, puisque j'ai dit personnellement que s'il s'agissait de fermer trois consulats où sont examinées les demandes de visas pour des motifs de sécurité, mais que techniquement on mettait en place un système d'examen de visas qui permette de reprendre ce processus en ne maintenant pas l'Algérie, et notamment des personnalités démocratiques, dans la solitude, à ce moment-là, je pouvais l'accepter.
Mais j'ai également dit que s'il s'agissait par là même d'enfermer l'Algérie dans la solitude et de ne plus offrir la possibilité de visas à des personnalités menacées, à ce moment-là je le réprouverais. je crois avoir été parfaitement clair.
M. Denoyan : Vous avez bien écouté le Journal tout à l'heure, Monsieur Jospin, on a déjà pu le remarquer, et vous avez dû entendre – cela n'a pas dû vous échapper – que pour le deuxième mois consécutif le chômage diminuait. C'est par ce biais qu'on va parler de l'action économique du gouvernement et de Monsieur Balladur qui grimpe dans les sondages.
M. Roland-Levy : Je voudrais avoir simplement si vous pensez que cette baisse, si modeste soit-elle, du chômage est un effet de la politique du gouvernement.
M. Jospin : D'abord, je me réjouis d'une baisse du chômage, même si je la qualifierai dans quelques instants. Si le chômage devait baisser et devait baisser beaucoup plus, si la croissance devait reprendre, l'activité économique se développer à nouveau et peut-être avec lui l'emploi progresser, ce serait pour moi, vis-à-vis de millions de personnes en France, un motif de satisfaction et de réconfort puissant.
Ensuite, je voudrais dire qu'il n'est pas du tout certain que cette baisse du chômage soit due à l'activité politique, à l'action du gouvernement. Je crois honnête de dire qu'elle me semble être davantage le résultat de l'évolution de la conjoncture économique internationale, notamment des taux de croissance, beaucoup plus élevés qu'en France d'ailleurs, que connaissent les États-Unis ou l'Allemagne.
J'ai donc tendance à penser que le gouvernement a, au contraire, mené depuis un an et demi une politique qui n'a pas favorisé la demande, qui n'a pas favorisé en particulier les salaires et le salariat ; on vient d'apprendre que les salaires réels dans l'industrie privée, dans le secteur privé, ont baissé pendant l'année 1993. Je crois donc honnête de dire que c'est davantage dû à la conjoncture économique mondiale qu'à l'action spécifique du gouvernement qui a plus insisté sur le frein que sur l'accélérateur.
Par ailleurs, nous avons entendu tout à l'heure dans le journal des commentaires tout à fait pertinents. Monsieur Balladur présente les choses habilement : cela fait deux jours qu'on nous annonce à mots couverts qu'il va y avoir des résultats sur le chômage. 10 800 chômeurs de moins, tant mieux, mais par rapport à 3 340 000 chômeurs… ; donc le chiffre est faible.
M. Denoyau : Mais c'est la première fois, depuis plusieurs années, qu'on voit sur deux mois de suite une décrue.
M. Jospin : Non, cela a été dit aussi dans le journal. À l'exception de 1993, l'année dernière, c'est au contraire traditionnel que pendant ces deux mois de l'année, qui sont bien particuliers par rapport au marché du travail, par rapport aux jeunes qui sortent du système scolaire, on a une amélioration du chômage. Nous-mêmes, dans les années 90, nous avons connu une amélioration de l'emploi qui a été nettement supérieure et cela n'a pas empêché les choses de retomber.
Je crains personnellement que cette croissance soit fragile, parce qu'elle ne repose pas sur une reprise réelle de l'investissement en France et surtout parce qu'elle ne repose pas sur la consommation. Je crains donc une croissance relativement fragile dans sa reprise. Quant aux progressions sur le terrain du chômage, je les trouve modérées ; je souhaiterais naturellement qu'elles se développent davantage.
M. Denoyau : On va continuer à vous interroger sur le gouvernement et l'action de Monsieur Balladur.
M. Le Marc : Quand vous voyez la droite mettre l'accent sur les problèmes sociaux, est-ce que vous ne pensez pas que finalement la gauche, qui vous représentez, et le parti socialiste vont être un peu dépassés sur ce plan ?
M. Jospin : Dans quels domaines sentez-vous… ?
M. Denoyau : Monsieur Chirac, qui est devenu le champion…
M. Le Marc : Vous avez écouté tous les leaders de la droite, je suppose, qui ne parlent que du social.
M. Jospin : J'ai vu Monsieur Chirac dire que le pays était dans une situation extrêmement difficile, était dans une situation de crise sociale et qu'il fallait y remédier. J'ai lu personnellement ce diagnostic et ces affirmations de Monsieur Chirac comme une critique de la situation actuelle et même de la politique de Monsieur Balladur.
M. Aphatie : Il remplit le rôle d'opposant que vous n'arrivez visiblement pas à tenir, c'est vrai.
M. Jospin : Je crois que le parti socialiste s'exprime avec la plus grande netteté sur ces questions, je le fais encore aujourd'hui devant vous. Je pense pour autant, mais on en parlera peut-être un peu plus tard dans l'émission, que le parti socialiste, pour jouer vraiment son rôle d'opposant, a besoin aussi de donner sa lecture des années où il était au pouvoir parce que les Français ne l'ont pas oublié, de montrer qu'il en a tiré des leçons et de faire un certain nombre de propositions. C'est dans ce sens notamment que je me suis exprimé dans le texte que j'ai écrit, de contribution, de réflexion, pour le Congrès du parti socialiste.
M. Denoyau : Nous parlerons de ce texte tout à l'heure.
M. Jospin : Donc dans ce sens effectivement, il y a un problème de crédibilité du parti socialiste et de la gauche. Mais je pense que nous jouons notre rôle d'opposant, et notre premier secrétaire, Henri Emmanuelli, vous le savez, souhaite le jouer avec une vigueur particulière.
Simplement, il y a actuellement un phénomène un peu étonnant, dont je ne sais pas s'il est dû à une offensive que Monsieur Balladur mène justement en direction de Monsieur Chirac, s'il est lié à ce que pense un certain nombre de forces au sein de la droite française, qui visiblement veulent favoriser la candidature de Monsieur Balladur. Mais il y a actuellement un processus d'enflure laudative à propos de Monsieur Balladur, qui est exceptionnel.
M. Le Marc : Comment expliquez-vous qu'une partie de l'électorat socialiste soit séduit par Monsieur Balladur ? Les sondages le prouvent.
M. Denoyau : Il faut bien qu'il prenne des sympathies quelque part…
M. Jospin : Je crois qu'il y a plusieurs phénomènes qui jouent. Le premier phénomène, c'est que la situation dans laquelle s'est trouvé sur le plan personnel le Président de la République a fait qu'il a été moins présent sur un certain nombre de grands sujets et que Monsieur Balladur, par exemple sur les sujets de politique étrangère ou sur des questions symboliques comme la cérémonie du 50ème anniversaire du Débarquement en Provence ou de la Libération de Paris, s'est trouvé tiré lui-même vers des fonctions d'État. Je pense que c'est une première explication de sa position relativement forte dans les sondages.
Le deuxième élément d'explication, c'est qu'il n'a pas de concurrent dans son propre camp : ni Monsieur Giscard d'Estaing, ni Monsieur Barre, ni sans doute Monsieur Chirac qui va se trouver confronté à Monsieur Balladur, pour le moment ne lui font véritablement ombrage.
M. Denoyau : Il a l'air de s'installer, comme vous le lisez sans doute dans la presse à travers un certain nombre de commentaires, comme finalement un Président de fait, peut-être parce que François Mitterrand termine son mandat, peut-être parce qu'il est diminué sur le plan de sa santé. Il semble occuper toute la scène, Monsieur Balladur…
M. Jospin : Oui, mais pour reprendre de façon plaisante ce qui nous disions tout à l'heure sur l'état de droit, on ne devient pas Président par état de fait. Nous sommes en état de droit, il lui faudra donc passer par une élection. Il lui faudra peut-être passer par une désignation à l'intérieur d'un parti et je pense que Monsieur Balladur se trouvera confronté à Monsieur Chirac dans la période qui vient.
J'ajoute un dernier élément : le CSA, le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, pour la première fois de façon aussi solennelle, a éprouvé le besoin de dire au gouvernement ou plutôt – mon lapsus était révélateur – à un certain nombre de grands médias, et vous n'êtes pas concernés en tant que chaîne de radio, mais à trois grandes chaînes de télévision, qu'il serait obligé d'engager un processus de sanction si la répartition des temps de parole, qui sont traditionnellement dans ce pays de 1/3 pour le gouvernement, 1/3 pour sa majorité – ce qui fait déjà 2/3 – et 1/3 pour l'Opposition, était systématiquement bafouée comme cela l'est.
Donc actuellement le gouvernement a, dans l'opinion, l'occasion de s'exprimer, à travers un véritable matraquage même si ce matraquage est doux, et je pense que cela aussi peut jouer un rôle dans les scores de Monsieur Balladur dans les sondages actuellement.
M. Denoyau : Objections de Monsieur Philippe Vasseur, député UDF du Pas de Calais, porte-parole du Parti républicain.
Bonsoir, Monsieur Vasseur.
M. Vasseur : Bonsoir.
M. Denoyau : Vous venez d'écouter depuis une vingtaine de minutes Monsieur Jospin qui s'est quasiment exprimé qu'en termes de critiques vis-à-vis de l'action gouvernementale, peut-être moins sur le problème de l'Algérie que sur les problèmes économiques, qu'objectez-vous ?
M. Vasseur : Je suis surpris d'entendre Monsieur Jospin faire une analyse en trois points des raisons dues au score de Monsieur Balladur dans les sondages. Je ne vais pas commenter la première et la troisième raison qu'il vient d'évoquer mais ce qui m'étonne un peu, c'est la deuxième. Quand Monsieur Jospin dit : « La deuxième raison, c'est que Monsieur Balladur n'a pas de concurrents dans son propre camp », j'avais cru comprendre jusqu'à présent dans la vie politique que ce qui était important, c'est ce qui se passait entre la majorité et l'opposition. Je crois que le rôle de concurrents à Monsieur Balladur, c'est plutôt au sein de l'opposition qu'il faudrait le trouver.
J'avance deux autres raisons et j'aimerais avoir l'avis de Monsieur Jospin là-dessus :
La première raison du score de Monsieur Balladur dans les sondages, c'est qu'il y a un gouvernement qui obtient des résultats, qu'ils ne soient pas suffisants, qu'ils restent à confirmer, tout cela est parfaitement exact, mais il y a déjà une première amorce de résultat dans le domaine économique.
La deuxième raison, c'est que j'ai le sentiment aujourd'hui que l'opposition n'est pas à l'aise dans ses baskets. Elle manque encore un peu de crédibilité, elle manque aussi de propositions, je n'ai pas le sentiment que nous assistions aujourd'hui de sa part à des grands débats de fond dans le pays, ce qui fait qu'il ne semble pas y avoir, pour le moment, de véritable alternative à Monsieur Balladur.
J'aimerais avoir l'avis de Monsieur Jospin sur cette question ?
M. Denoyau : Il va vous répondre.
M. Jospin : Tout à fait honnêtement, c'était ma quatrième raison. Je l'avais d'ailleurs laissé entendre tout à l'heure en répondant à une question de Jean-Michel Aplatie quand je disais que nous avions à reconstruire notre crédibilité. Il n'y a pas peut-être encore et en termes de propositions, peut-être aussi en termes de candidature parce que c'est une réalité, d'alternative à gauche, disons, à la candidature implicite ou à cette présidentialisation de fait de Monsieur Balladur dont parlait Gilbert Denoyan il y a un instant.
M. Denoyau : Au fait, vous n'étiez pas à Lorient ce week-end dernier…
M. Jospin : … Non, non…
M. Denoyau : … Je ne vous ai vu sur aucune photo…
M. Jospin : … J'y était il y a deux ans…
M. Denoyau : … Vous n'y allez que tous les deux ans.
M. Jospin : Non, pas spécialement.
M. Denoyau : Avez-vous eu le sentiment que à Lorient justement, à travers les propos que vous avez peut-être lus dans la presse, on ait amorcé un petit peu ce débat dont parle à l'instant Philippe Vasseur et que, là, il y a des choses intéressantes pour la gauche ?
M. Jospin : Je crois que le débat peut exister dans des rencontres comme à Lorient qui sont des rencontres traditionnelles. Ce débat va exister aussi à travers le congrès du parti socialiste qu'il va tenir au mois de novembre et où nous allons avoir l'occasion de revenir sur nos propositions, sur l'ébauche d'une plate-forme pour l'élection présidentielle et sur notre lecture aussi de ce que nous avons fait au pouvoir parce que cela me parait tout à fait essentiel.
M. Denoyau : Nous allons venir sur le congrès dans un instant.
Je me tourne seulement vers Monsieur Vasseur pour savoir s'il a été satisfait de votre réponse ou s'il a quelque chose à ajouter.
M. Vasseur : J'ai juste à ajouter une chose, je connais Monsieur Jospin pour l'avoir vu travailler au gouvernement et à l'Assemblée nationale, je crois qu'il doit se sentir lui-même un peu mal à l'aise parce que ce que l'on attendrait aujourd'hui à quelques mois d'une élection présidentielle qui va être déterminante pour les 7 années qui vont venir et pour les Français, c'est qu'on explique à l'opinion un certain nombre de choses, qu'on ait le courage et la lucidité de prendre des positions claires et d'aborder des questions qui aujourd'hui sont des questions complètement occultées par toute la classe politique. Et cela m'étonne que le parti socialiste occulte des questions aussi importantes que l'avenir du système de retraite, que l'équilibre de la démographie, que le fait que la croissance aujourd'hui génère des inégalités et ne parvient pas à lutter contre le chômage, ce sont des questions de fond qui, aujourd'hui, sont complètement occultées par des questions de personnes.
Je trouve dommage que le débat, enfin j'entends régulièrement des prises de position de la part du parti socialiste, se focalise sur des problèmes de personnes, sur la personnalité de tel ou tel et en l'occurrence Monsieur Balladur plutôt que de poser des grands problèmes. Ce n'était pas l'image que j'avais jusqu'à présent.
M. Jospin : Je crois que Monsieur Vasseur s'amuse un peu. À partir du moment où on m'interroge sur Monsieur Balladur et sur les raisons de sa popularité, je m'efforce de donner des réponses. Pour le reste, je crois que dans le congrès qui est le nôtre ou sur les questions de fond il y a un instant, par rapport à la question algérienne, par rapport à l'état de droit, par rapport à la politique économique ou par rapport à la croissance, je me suis exprimé sur le fond et je continuerai à le faire.
Vous savez, on a parfois du mal, Monsieur Vasseur, à suivre le gouvernement. Quand on voit un gouvernement qui avance des propositions et qui, dès qu'il voit une difficulté, les retire, je pense par exemple à son avancée et à son recul immédiat pratiquement dans les deux jours par Monsieur Balladur ou par son gouvernement sur la question de la privatisation de Renault, on est en droit de s'interroger aussi sur l'intérêt du gouvernement pour les problèmes de fond. On a surtout l'impression que désormais toutes les questions sont traitées justement, comme cela a été dit tout à l'heure, de façon électorale.
On essaie d'avancer au nom de sa doctrine, au nom de ses intérêts et donc, dès qu'on voit une résistance dans un secteur de la population, on recule. Cela a été le cas sur le Smic jeunes, c'est le cas sur Renault, cela a été le cas sur Air France et on le voit dans bien d'autres domaines.
M. Denoyau : Nous remercions Monsieur Vasseur d'avoir participer à cette conversation.
N'êtes-vous pas frappé, Monsieur Jospin, de constater que les deux personnalités les plus en vogue aujourd'hui dans l'opinion publique sont des personnalités qui ne parlent pas de l'élection présentielle et, au contraire, qui se défendent d'en parler, donc finalement qui ne nous disent absolument pas ce qu'ils auraient envie de faire s'ils étaient élus Président de la République ? C'est tout de même un débat un peu biaisé qui est en train de s'installer, moins on en parle, mieux on se porte.
M. Jospin : Qui cela doit-il inquiéter, moi ou les journalistes ?
M. Denoyau : Je ne sais pas, peut-être l'opinion publique, non ?
M. Jospin : Oui, peut-être, les journalistes et l'opinion publique.
Pour Monsieur Balladur, je crois que les choses sont claires, nous savons tous qu'il souhaite être candidat à l'élection présidentielle, nous savons tous que sa façon, à la fois gourmande et prudente de récuser cette question, est un attrape-nigaud. Nous savons tous que les Français, eux aussi, pensent qu'il sera candidat à l'élection présidentielle, donc en réalité, nous sommes dans le non-dit.
M. Denoyau : Et pour Monsieur Delors, on est dans le non exprimé ?
M. Jospin : Je veux bien parler un instant de la candidature possible de Jacques Delors parce que cela me concerne directement, plus directement que la candidature de Monsieur Balladur à laquelle je serai confronté comme citoyen et comme responsable politique.
Je comprends tout à fait que Jacques Delors veuille assumer pleinement et jusqu'au bout son mandat de Président de la Commission de l'Union européenne, c'est normal, c'est sain. Je comprends aussi, d'un point de vue plus politique et dans la mesure où, éventuellement, il envisagerait d'être candidat, qu'il ne se déclare pas rapidement. Je ne verrais pas d'intérêt pour lui, sans doute pas d'intérêt pour la gauche ou pour nous s'il devait être ce candidat, d'avoir à se découvrir rapidement.
Je suis par contre à la fois un peu amusé, pas vraiment surpris parce que je commence à avoir un peu de bouteille mais pas très intéressé par l'espèce de comédie humaine qui, à nouveau, se rejoue. Vous parliez de Lorient, se précipiter à Lorient pour s'y faire voir quatre mois avant auprès d'un candidat dont on ne sait pas…
M. Denoyau : … Je précise : « la ville de Lorient »
M. Jospin : … Oui, de la ville de Lorient… nous n'allons pas vers l'Orient compliqué, nous en avons déjà parlé tout à l'heure. … Auprès d'un candidat dont on ne sait pas qu'il sera candidat dans quatre mois, c'est un processus dont je ne veux pas être. Donc, je traite le problème, au fond, comme le traite Jacques Delors, c'est-à-dire que si, en janvier par hypothèse, quand il le fera, il déclare sa candidature, alors je m'exprimerai sur sa candidature, mais je pense que je n'ai pas à le faire avant.
M. Roland-Levy : Seriez-vous prêt à ce moment-là à l'adopter comme votre candidat ? Beaucoup de vos camarades socialistes l'on déjà fait.
M. Jospin : Non, je vous dis que je m'exprimerai sur ce sujet…
M. Roland-Levy : … Oui, j'ai bien compris mais…
M. Jospin : … Face à une candidature qui sera exprimée.
M. Denoyan : Il avait bien compris mais il avait mal entendu.
M. Jospin : Donc, je confirme ce que je viens de dire.
M. Le Marc : Pensez-vous, comme Laurent Fabius, que Jacques Delors a un devoir impérieux d'être candidat compte tenu de l'état du parti socialiste et donc de sa faiblesse actuellement ?
M. Jospin : Non, je ne pose pas le problème en ces termes. Je crois d'abord à la liberté individuelle, je pense ensuite que…
M. Le Marc : … Il y a des devoirs en politique ?
M. Jospin : Je pense qu'il y aurait quelque chose de malsain à utiliser une personnalité comme la sauvegarde d'un parti qui ne pourrait pas lui-même retrouver les voies de sa rénovation ou de son redressement. Je pense aussi, du point de vue des rapports entre les formations politiques et les candidats qui existent toujours dans la Ve République, et qui serait pas sain d'une autre façon que le candidat soit tellement le sauveur de cette formation politique, que finalement il ne dépend en rien d'elle, en soit totalement émancipé, je pense au contraire que le moment venu nous devrons opérer une synthèse entre les opinions, les propositions, le travail que le parti socialiste aura fait, par exemple, dans son congrès. Dans ma contribution, j'ai avancé des propositions dans ce sens…
M. Denoyan : … J'allais vous poser la question.
M. Jospin : Et puis ce qu'un candidat, visant à rassembler plus largement la gauche et une majorité, pourra lui-même penser et apporter avec sa personnalité et sa sensibilité. Je pense qu'il ne faut pas qu'il y ait un grand écart entre un parti qui s'inscrirait dans une démarche étroite et un candidat qui, lui serait totalement émancipé…
M. Le Marc : … N'est-ce pas le vrai risque actuellement avec la ligne Emmanuelli ?
M. Jospin : Une ligne sera définie par le parti socialiste autour du premier secrétaire qu'il vient de se donner à l'occasion du congrès qui va dérouler…
M. Denoyan : … Le 18, 19, 20 novembre.
M. Jospin : Le débat commence juste, il ne faut pas caricaturer en parlant d'une ligne Emmanuelli. Je pense que le premier secrétaire du parti socialiste a une tonalité, a des propositions nous en débattrons. Moi, personnellement, je suis pour que ce congrès soit un congrès…
M. Denoyan : … Nous allons parler du congrès, Monsieur Jospin, à travers un certain nombre de questions.
Annette Ardisson.
M. Denoyan : Y a-t-il encore des économistes de Gauche ? Je vous pose cette question parce que, dans votre contribution, vous insistez beaucoup sur le clivage à réinstaurer entres les libéraux d'un côté et une politique volontariste et keynésienne de l'autre, mais on a l'impression que vous êtes l'un des rares à y croire encore et que c'est justement la difficulté des socialistes de laisser entendre qu'il y a une alternative, finalement, au libéralisme et à la mondialisation ?
M. Jospin : Je ne crois pas que je sois seul. De toutes façons, on constate que des pays comme le Japon, comme les États-Unis, comme un certain nombre de pays d'Asie du Sud-Est, même si leur structure sociale et politique est évidemment différente et relativement difficile à comparer, ont connu pendant les 10 ou 15 dernières années des taux de croissance réguliers, nettement supérieurs aux taux de croissance qui ont été connus en Europe par les pays européens.
Ce n'est pas seulement une politique keynésienne même si, à certains égards, on peut dire que les États-Unis ont mené des politiques keynésiennes, par exemple, y compris à l'époque de Reagan, en utilisant les dépenses militaires ou en laissant filer le déficit budgétaire. Mais il est vrai que l'Europe s'est laissé enfermer, au nom des dogmes du libéralisme, dans des taux de croissance faibles, dans une fatalité du chômage dont je pense qu'ils sont dangereux pour son équilibre social et peut-être même pour sa vitalité démocratique. D'ailleurs, on voit une crise du politique, il y a une crise de la démocratie en Europe.
Mme Ardisson : Justement, vous venez de dire que les États-Unis, le Japon, etc. avaient connu une croissance plus forte que la nôtre.
M. Jospin : Oui, mais ils ne l'ont pas connue autour des recettes libérales. Les Japonais ne sont pas des libéraux, les États-Unis qui sont une puissance dominante évoquent le libéralisme dans les négociations internationales mais ne sont pas particulièrement libéraux dans le choix de politique économique.
Ce que je pense, c'est que pour la gauche ou pour la droite, et d'ailleurs Monsieur Seguin qui est à droite évoque cette tonalité, pose ce problème, nous ne pouvons pas laisser, plus de 10 ou 15 années qui viennent, à nouveau l'Europe face à des taux de croissance de 1 ou 2 % par an, face à des taux de chômage qui se situent au-dessus de 10 %, dans le cas de la France encore à 12,6 %.
Cette question est posée à tout gouvernement, elle est posée à Monsieur Balladur comme elle serait posée à tout autre candidat ou à tout autre Premier ministre socialiste ou à un président de gauche qui serait élu l'année prochaine.
Je ne suis pas seul, je pars des problèmes tels qu'ils existent en Europe. On a annoncé hier un chiffre, on nous a dit : « On s'inquiète au Japon parce que le taux de chômage vient d'atteindre le niveau le plus élevé depuis 20 ans », on n'en croit pas ses oreilles, on entend « 3 % ». On ne va pas imiter le modèle japonais, je dis tout simplement que nous devons poser la question des moyens par lesquels on revient à des taux de croissance, on se fixe des objectifs de politique économique contrés dans la lutte contre le chômage. Ce sont les problèmes, personnellement, que j'ai posés dans mon texte mais je crois qu'il y a beaucoup de gens qui pensent comme moi, à gauche, dans le parti socialiste ou dans les syndicats, et même une partie de la droite se pose ce type de questions.
M. Denoyan : Monsieur Jospin, on n'a pas beaucoup de temps, donc il faut aller un petit peu vite sur l'ensemble de votre texte parce qu'il y a des choses tout à fait intéressantes et je sais que Pierre Le Marc voudrait vous interroger sur, par exemple, tout ce qui concerne un peu la transformation politique qui est à l'intérieur de votre projet.
M. Le Marc : Oui, vous voulez centrer votre projet sur l'éthique, pensez-vous que le parti socialiste va vous suivre sur ce plan quand on sait les complaisances de certains de ses dirigeants et de Monsieur Emmanuelli notamment pour Bernard Tapie, par exemple ? Parce que vous avez des propositions qui visent à moraliser la vie politique, propositions qui sont assez dures et qui empêcheraient, par exemple, un ministre qui serait accusé d'un certain nombre d'affaires de rentrer au gouvernement.
M. Jospin : Cela me paraît relativement logique…
M. Le Marc : … C'est neuf, pardonnez-moi mais c'est neuf ?
M. Jospin : Si une culpabilité est prouvée. Après tout, on a bien un ministre de ce gouvernement mis en examen, qui est passé devant le juge hier…
M. Denoyan : … Il a démissionné.
M. Jospin : … Et qui a démissionné de ce gouvernement.
M. Le Marc : Souhaitez-vous, par exemple, que les commissions parlementaires passent au crible le passé et l'activité de gens qui sont proposés au poste de ministre pour voir s'ils sont dignes de cette fonction ?
Mme Ardisson : Comme aux États-Unis.
M. Le Marc : Pensez-vous que ce type de mesure peut être finalement adopté ?
M. Jospin : J'ai pris cet exemple en m'inspirant, en effet, de ce qui se fait aux États-Unis où le Président qui choisit des collaborateurs très importants voit ceux-ci passer devant des commissions parlementaires.
Si j'ai fait ce type de proposition, c'est d'abord parce que je voulais concrétiser parce que, dans nos congrès, nous faisons souvent des textes très généraux d'analyse que nous oublions un peu derrière et donc j'ai voulu, sur chacun des points que j'abordais, faire des analyses et en même temps dire : « Si on pense cela, si on regrette telle ou telle chose, si on veut avancer dans telle ou telle direction, eh bien, par exemple, cela pourrait être signifié de façon concrète ». J'ai acté, ajouté à mes analyses une série de propositions concrètes.
Si l'ai fait cette proposition, par exemple, c'est tout simplement parce que je constate que la Justice actuellement est en train, que ce soit en Italie ou que ce soit en France, heureusement à un moindre degré, d'entendre un certain nombre d'hommes politiques. Dans la période, vous constaterez qu'il y en a beaucoup plus qui sont des hommes politiques de droite qui sont mis en cause, pas pour des financements de parti généralement mais pour leur financement personnel ou du moins le financement de leur activité politique personnelle.
Mme Ardisson : Trouvez-vous que les juges vont trop loin.
M. Jospin : Non, je ne pense pas que les juges vont trop loin mais, par contre, dans les propositions que je fais aussi, je dis : « Il faut accroître l'indépendance de la justice mais on pourrait très bien confier au Conseil Supérieur de la Magistrature le soin de servir d'instance de recours contre des abus des juges, si cela existait, c'est-à-dire que tout pouvoir doit être régulé ».
J'ai fait ces propositions parce qu'il y a dans l'opinion des interrogations, actuellement, sur l'honnêteté, sur la transparence…
M. Denoyan : … La moralité.
M. Jospin : … Des hommes politiques. Donc, il faut y répondre pour ressaisir la confiance de nos concitoyens.
Je voudrais terminer sur un mot : mon approche n'est pas d'abord éthique, je dis cela parce qu'on va encore me dire : « Ah oui, c'est Jospin, le rigoriste, le moralisateur », mon approche est d'abord politique et si vous avez lu mon texte, vous avez constaté que c'est sur le fonctionnement de la démocratie, c'est sur la nécessité de la transparence et du débat, c'est sur l'équilibre et le retour à l'esprit républicain que j'insiste et pas d'abord sur la morale et sur l'éthique même si cela ne me paraît pas inutile d'y revenir un peu.
M. Aphatie : Il y a tout de même un point important, j'aimerais qu'on le précise, qui concerne le parti socialiste. Vous dites, c'est la 12ème de vos propositions de ce chapitre-là, de la moralisation de la vie publique, « le parti socialiste se refuse tout partenariat politique avec des personnalités compromises personnellement dans des affaires », est-ce que ceci, dans votre esprit, concerne directement ou non Bernard Tapie ?
M. Jospin : A votre avis ?
M. Aphatie : À mon avis, oui. Donc si vous pouvez prolonger un peu ?
M. Denoyan : Vous le confirmez ?
M. Jospin : La réponse a été donnée.
M. Le Marc : Est-ce l'opinion majoritaire au parti socialiste ?
M. Jospin : Je n'en sais rien, mais il y a des opinions sur lesquelles il est honorable d'être minoritaire si c'était le cas, je ne désespère pas de convaincre.
M. Aphatie : Ce qui veut dire que vous souhaitez que, aux élections municipales à Marseille, le parti socialiste ne soit pas allié avec Bernard Tapie ?
M. Jospin : Je me suis déjà suffisamment exprimé sur ces questions pour ne pas y revenir. Je crois que nous avions même passé une bonne partie de la dernière émission sur ce sujet, je propose que nous ne continuions pas sur…
M. Denoyan : … Vous ne soutenez pas Tapie, c'est clair.
M. Roland-Levy : Ne recommençons pas mais on peut peut-être conclure sur un autre aspect de votre contribution qui sont les critiques très sévères contre le mitterrandisme du deuxième septennat. On a un peu l'impression que vous regrettez qu'il y avait eu un deuxième septennat Mitterrand parce qu'on a l'impression que vous rendez le Président de la République responsable…
M. Denoyan : … Regrette-t-il ou ne regrette-t-il pas un deuxième septennat ? Je crois que la question est suffisamment intéressante pour laisser un peu de temps à Monsieur Jospin.
M. Jospin : Je crois que je suis un tout petit peu responsable du fait qu'il y ait eu un deuxième septennat, certainement pas autant que François Mitterrand lui-même, mais je me souviens d'une époque où j'étais premier secrétaire du parti socialiste, où je gérais ce qu'on appelait la campagne sans candidat, ce qui peut nous rappeler quelque chose d'ailleurs parce que le parti socialiste est sans candidat pour le moment et il me semble que j'avais su faire cela avec une certaine habilité. Je me suis engagé bien évidemment derrière le mouvement qui a conduit François Mitterrand à être élu.
Ce qui est vrai, c'est que le deuxième septennat ne s'est pas déroulé de la même manière, on n'a pas le temps de rentrer dedans et peut-être que, justement, ce rapport entre un candidat et la formation politique dont il est issu ou le mouvement dont il est issu, la gauche, quand ce rapport se distend, quand ce candidat a peut-être l'impression qu'il a gagné seul, introduit surtout, quand on est dans les institutions de la Ve République si pertinemment analysées par François Mitterrand quelques années avant, dans le coup d'état permanent, peut-être que cela joue un rôle.
Je voudrais vous dire mon sentiment profond : si ce deuxième septennat s'est produit aussi de cette façon, s'il y a eu des dérives, je pense que c'est la responsabilité de tous et pas d'abord de François Mitterrand que je ne mets d'ailleurs pas en cause. C'est bien parce que je pense que c'est de notre responsabilité, parce qu'il y a un certain nombre de choses que nous avons acceptées, que peut-être à partir d'un certain moment je n'ai plus accepté, que je préfère qu'elles s'expriment et que je les dise. Donc, je pense qu'il ne serait pas juste de se limiter dans cette affaire à une critique de François Mitterrand, je pense que c'est le bilan des socialistes, de la responsabilité de ce qu'ils ont accepté, qu'il fallait faire mais pour déboucher sur des propositions, c'est-à-dire dans une démarche positive.
M. Denoyan : On reste là-dessus.
Merci Monsieur Jospin.
Notre prochain invité, ce sera donc mercredi prochain, Monsieur Charles Millon.