Article de M. François Fillon, ministre de l'enseignement et de la recherche, et membre du bureau politique du RPR, dans "Le Monde" du 7 septembre 1994, sur les stratégies politiques en période de précampagne électorale pour l'élection présidentielle de 1995, en particulier dans la majorité, intitulé "Le pouvoir, mais pour quoi faire ?".

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  • François Fillon - ministre de l'enseignement et de la recherche, et membre du bureau politique du RPR

Média : Le Monde

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Alors que huit mois nous séparent encore de l'élection présidentielle, la scène politique montre jour après jour notre incapacité à résister au retour de cette vieille passion française : la tactique des coups comme seule forme de débat, uniquement destiné au jeu des acteurs et des partis. Certains, véritable opposition dans la majorité, ne se privent pas de tirer à boulets rouges sur le gouvernement, cachant mal les querelles de personnes qui sous-tendent leur propos. D'autres se contentent de professions de foi générales en spéculant précisément sur l'enlisement du débat. D'autres encore, incapables d'abandonner un héritage trop lourd à assumer, vivent dans l'expectative que leur sauveur veuille bien se déclarer, sans même s'apercevoir que ce dernier n'amènerait qu'une « deuxième gauche » sur le retour, dans les fourgons de la technocratie bruxelloise.

Le spectacle de cette précampagne ne fait pas que gêner la difficile tâche de redressement du pays engagée par le premier ministre. Elle nous prépare, surtout, une campagne où les véritables enjeux risquent d'être occultés par une lutte stérile pour le pouvoir. Mais, enfin, le pouvoir, pour quoi faire ?

Tout se passe comme si l'on avait oublié le sens que nos institutions confèrent à l'élection du chef de l'État au suffrage universel. En réorganisant le débat autour d'un nombre limité de questions déterminantes, en prenant de la hauteur pour clarifier les enjeux de fond, elle doit permettre, tous les sept ans, de dégager un projet politique pour gouverner la France. Un projet incarné par un candidat qui aura su convaincre et rassembler non pas des partis ou des communautés mais la majorité qui lui confiera un mandat pour agir. Si l'élection présidentielle n'est pas toujours une rupture, celle de mai 1995 doit être porteuse d'un projet de société animé par la volonté de réformer en profondeur. Après deux septennats de François Mitterrand, rien ne serait pire qu'une campagne présidentielle sans engagements et sans projets réellement concurrents, sans que chacun ait le sentiment de participer à un choix clair sur le rythme et les modalités des réformes à entreprendre.

Au-delà des diagnostics, il faudra dire concrètement par quelles mesures on entend faire de la lutte contre le chômage et l'exclusion une priorité absolue. La reconquête sociale ne se fera pas sans que puissent être dégagés des moyens considérables mis à la disposition de l'État. Si certains estiment nécessaires une autre politique économique, une autre politique monétaire, ils doivent en faire la démonstration et proposer en conséquence, une vision articulée de la reconstruction européenne pour l'après-Maastricht, dans la perspective de la conférence intergouvernementale de 1996.

On sait que sur tous ces points des vues différentes existent, vues qui distinguent fortement les candidats quand ils acceptent de s'exprimer sur le fond. Alors, dans la majorité, nous devons nous méfier de l'idée, trop évidente pour ne pas être pernicieuse, selon laquelle l'unicité de candidature serait, en toute hypothèse, indispensable pour l'emporter.

En 1981 et en 1988, nous n'avons pas perdu l'élection présidentielle par la seule division de nos rangs, mais d'abord parce que les Français ont préféré porter leurs suffrages sur un autre, qui leur est apparu mieux personnifier un projet pour la France. En 1995, la vraie division, celle que l'électorat ne pardonnerait pas, serait celle d'un affrontement superficiel, où plusieurs candidats de la majorité se déchireraient sur un seul et même projet politique ou, pis encore, sans projet clairement énoncé.

Inversons les termes du faux débat qui risque d'empoisonner la campagne : attendons de pouvoir estimer projets et programmes avant de nous prononcer pour ou contre ceux qui les avancent. Jusqu'au début de l'année prochaine nous devons avoir le courage de privilégier le débat d'idées, la lucidité d'admettre que, s'il y a plusieurs programmes au sein de la majorité, il doit y avoir plusieurs candidats de la majorité. Si rien ne distingue réellement les candidats sur le fond, alors, mais alors seulement, il faudra exiger qu'un seul candidat de la majorité se présente.

Quant à l'idée d'être élu sans projet véritable ou avec un programme consensuel au point d'en être indigent – idée que certains pourraient caresser face à une opposition désemparée –, ce ne serait pas seulement prendre un risque considérable en sous-estimant ce que nous réserve la campagne. Ce serait aussi favoriser l'émergence des candidats les plus démagogiques, à l'instar des dernières élections européennes. Ce serait enfin gâcher par avance le délai de grâce dont peut bénéficier tout président nouvellement élu pour mettre en œuvre rapidement des réformes difficiles à appliquer en temps normal. Les conditions pour qu'advienne, à terme, une nouvelle cohabitation seraient ainsi posées.

Si la majorité perd une troisième élection présidentielle consécutive, c'est que la logique de partis et des factions l'aura emporté sur le débat d'idées. On aura surtout porté un coup de plus à l'esprit des institutions de la Ve République. Qui dit débat d'idées dit affrontement de conceptions différentes de la France et de l'Europe. Aux Français de choisir, mais notre devoir est de leur permettre de choisir en toute connaissance de cause.