Débat entre M. Bernard Kouchner, ancien ministre de la santé et de l'action humanitaire, et M. Philippe De Villiers, député UDF et président de Combat pour les valeurs, à France 2 le 2 juin 1994, sur la lutte contre le chômage en Europe, le commerce à l'intérieur et à l'extérieur de l'Europe, la justice, l'élection de Silvio Berlusconi en Italie, le populisme et ce que représente Bernard Tapie.

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Média : France 2 - Télévision

Texte intégral

Q. : Êtes-vous sensibles aux risques de guerre en Europe ?

P. DE VILLIERS : L'héritage du 6 juin 1944, c'est l'idée de résistance. On peut tout abdiquer, sauf la souveraineté, nos prérogatives et nos libertés. Quand on perd la souveraineté, on met en péril la paix. L'Europe, telle qu'imaginée par le général De Gaulle, elle ne s'envisage que sur le socle des nations. Les piliers solides, ce sont les nations.

B. KOUCHNER : C'est un discours que je connais. Liberté, souveraineté, oui. Mais, si les autres n'avaient pas été là, nous serions peut-être, nous, pas ici. Il a fallu que des pays, au nom de l'État de droit, des libertés fondamentales, nous libèrent. Le monde est devenu dangereux depuis la chute du mur de Berlin, je pense que tout en restant sur notre socle culturel, nous avons besoin des autres, sinon, à nos portes, ce sera de plus en plus dangereux.

Q. : Que faire contre le chômage en Europe ?

B. KOUCHNER : Il y a 19 millions de chômeurs dans le plus grand marché du monde et la plus grande puissance économique du monde. Cette puissance crée donc du chômage. Il faut penser à lutter contre le chômage, mais se poser la question de savoir si l'Europe actuelle peut en venir à bout. Nous sommes dans la logique de Maastricht, nous pourrons, au Parlement, contrebalancer la Commission. Est-ce que l'Europe peut offrir des emplois ? Oui, bien sûr. Il y a une initiative de croissance, l'idée d'emprunt Delors. Sur la liste de Michel Rocard, on propose sept emprunts puissants, 50 milliards d'écus, qui permettraient de créer des emplois. Je pense que l'Europe doit s'investir, elle doit être volontaire, elle ne doit pas être uniquement un cadre institutionnel, elle doit inventer des remèdes au chômage. Je pense qu'elle peut le faire.

P. DE VILLIERS : L'Europe est endettée de 2 300 milliards d'écus, 16 000 milliards de francs. L'endettement actuel ne nous permet pas de charger un peu plus nos entreprises avec le risque immense d'assécher le marché financier. Depuis 20 ans, il y a eu 80 % de croissance et 800 % de croissance du chômage, pourquoi ? Parce que l'Europe, quoi que nous fassions dans nos pays, est devenue une passoire. Mais Maastricht a consacré le libre-échangisme mondial, l'idée qu'il n'y a plus de marché commun protégé. Vous ne pouvez pas créer en même temps une Europe qui soit forte à l'extérieur, et libre à l'intérieur, si vous n'avez pas la préférence communautaire. Qu'est-ce que cela veut dire, la préférence communautaire ? C'est notre première proposition, qui est de faire en sorte qu'on donne la priorité à l'espace de production européen, c'est-à-dire à nos travailleurs. Si vous êtes apiculteur, producteur de vélos, pêcheur, agriculteur, dans n'importe quel domaine, il faut pouvoir se protéger et donner la priorité à l'Europe. C'est-à-dire un marché libre, au sens de la concurrence interne. Tout le monde est en concurrence interne, il faut accepter la concurrence, l'émulation, la compétition, l'innovation, c'est pas toujours facile. Mais, à la condition que ce marché libre soit protégé. Cela veut dire qu'on ne laisse entrer, depuis les pays extérieurs, que les produits et les services qui viennent détruire nos emplois. Si je suis apiculteur et que l'on ne met en concurrence avec le miel des Hollandais ou des Espagnols, d'accord. Mais si, en même temps, on fait rentrer le miel de Chine 30 fois moins cher, parce que c'est une autre planète sociale, alors nous sommes dans la situation d'un blessé au bord de la route qui perd son sang.

B. KOUCHNER : Comme vous employez les mêmes images, je les connais, donc je vais tenter d'y répondre. C'est un point essentiel, vous posez de bonnes questions, vous y apportez, pardon, pas toujours de bonnes réponses. Or je comprends très bien cette démonstration, elle est nécessaire. Vous dites, en somme, il y a les Douze, pour le moment, avant les Seize, et on doit privilégier les rapports et les échanges commerciaux à l'intérieur. Bien sûr, cette préférence communautaire existe déjà, ne ressortons pas les textes, elle existe à l'intérieur. Ce qui est important, et là vous avez raison, c'est qu'il faut renforcer cela. C'est que les produits venus de l'extérieur, vous n'allez pas ressortir votre chaussure, mais pour le miel, par exemple et autre chose, c'est un vrai problème et répondons-y. Les produits moins chers, faits avec des heures de travail et des ouvriers mal payés ailleurs, moins bien payés, sans protection sociale, ils viennent chez nous et c'est peut-être un problème. Prenons au cas par cas, il y a des clauses de sauvegarde qui sont très longues à manier, il faut raccourcir. Je vais vous donner un exemple, prenons la banane, il me semble que vous connaissez, la banane produit Martinique-Guadeloupe, c'est-à-dire dans des pays qui étaient extérieurs. Il a fallu, en effet, se battre, et nous l'avons fait, en particulier Louis Le Pensec, pour protéger cette banane, qui est de taille plus réduite, et qui coûte plus cher que des bananes d'Amérique centrale. Ceci a été fait, donc nous protégeons et nous devons protéger, mais il y a une vraie adaptation au monde qui tourne. Lorsque des produits arrivent moins chers, faits par des ouvriers qui, en Asie du Sud-Est en particulier, sont moins bien payés, qu'est-ce qu'on peut faire pour se protéger ? D'abord, il faut absolument, dans un certain domaine, que nous soyons concurrentiels, il faut donc donner du souffle à cette Europe et à cette France, bien sûr, sur cela vous êtes d'accord.

P. DE VILLIERS : Ce n'est pas ce que les socialistes on fait.

B. KOUCHNER : Si je ne m'abuse, vous aviez voté une censure contre Michel Rocard pour demander plus d'Europe, vous aviez bien fait à ce moment-là.

P. DE VILLIERS : Non, non, c'était à l'occasion du 10 mai 1989 contre François Mitterrand.

B. KOUCHNER : Excellente occasion, cela revenait au même plus ou moins. Qu'est-ce que cela veut dire, cela veut dire que des produits qui sont produits, là-bas, meilleur marché, doivent venir chez nous, pourquoi ? 5 % seulement de notre commerce extérieur s'exerce – importations et exportations – vers l'Asie du Sud-Est. C'est peu de chose, mais en revanche nous avons, en France, des chaussures, comme vous l'avez montré, qui sont moins chères, et tout le monde s'équipe avec cela. Nous avons des postes de télévisions, peut-être faudrait-il en produire plus en France, pourquoi pas. Mais lorsqu'on les produit, vous allez me dire qu'on les délocalise, qu'on prend l'usine française et qu'on la met ailleurs. C'est en effet ce marché-là qu'il faut absolument maîtriser, en étant plus performant et en comprenant que, là-bas, dans les pays du tiers-monde, ils ont aussi besoin de vivre, et ils sont très nombreux. C'est normal que leur niveau de vie s'élève. La Corée, qui nous a acheté le TGV, et qui produit ces postes de télévision pas chers, a rattrapé le Portugal et la Grèce. C'est une balance, c'est un équilibre entre les riches et les pauvres.

P. DE VILLIERS : La vente du TGV à la Corée du sud, vous savez combien elle va créer d'emplois en France ?

B. KOUCHNER : Elle va en créer, je sais qu'il y a un certain nombre de wagons qui se sont construits là-bas bien entendu. Mais c'est un marché que nous avons conquis contre des Allemands – préférence communautaire ou pas – et ça fait du chômage en moins. Je suis désolé, mais si on n'avait pas vendu de TGV, en effet GEC-Alsthom aurait perdu des ouvriers. Donc, il faut, en permanence, moduler cela, c'est-à-dire que les pays pauvres doivent élever leur niveau de vie. Nous devons introduire dans toutes les négociations – cela aurait dû être fait dans le GATT, mais ça n'a pas été fait, nous nous en chargerons depuis ce Parlement européen -, des clauses sociales qui font que nous ne perdons pas notre protection sociale, mais là-bas ils en gagnent une. Ça s'équilibrera comme ça. On ne peut pas les laisser mourir de faim, sinon ce sera pire encore.

P. DE VILLIERS : On ne peut pas les laisser mourir de faim, oui, le système de libre-échangisme mondial est absurde à cause de ça. Parce que ce sont les pauvres des pays riches qui enrichissent les riches des pays pauvres. Je vais vous donner un exemple, Taïwan, les quatre dragons représentent 35 millions de travailleurs en population active, sur quatre milliards d'hommes qui ont fait irruption sur le marché du travail, depuis quelques années seulement, du fait de la révolution des transports. Qu'est-ce qui se passe aujourd'hui ? N'importe quel entrepreneur a le choix entre deux hypothèses : première hypothèse, il dit qu'il veut rester avec son personnel ici, parce que c'est eux qui ont fait l'entreprise. Il n'est pas question pour lui de déménager son entreprise. Il reste sur place, fait faillite parce que tout est délocalisable aujourd'hui. Du fait de l'Europe passoire, il est sûr de faire faillite. J'ai, dans mon cartable, des exemples précis, voilà des brassières.

(Philippe De Villiers sort deux brassières)

B. KOUCHNER : Vous êtes spécialiste en bonneterie maintenant, vous sortez de votre sac à chaque débat votre petit exemple !

P. DE VILLIERS : Voilà l'Europe de Jacques Delors ! Vous avez ici exactement les mêmes brassières.

B. KOUCHNER : Je vous rappelle que l'Europe est majoritairement libérale, ce n'est pas l'Europe de Jacques Delors.

P. DE VILLIERS : L'Europe de Jacques Delors, c'est l'Europe de la technocratie de Bruxelles, c'est-à-dire de 17 commissionnaires, des politiciens haut-fonctionnaires reconvertis, et qui ont tous les pouvoirs. L'une est vendue 120 francs, la française : l'autre 54 francs et vient du sud-est asiatique.

Q. : Et la justice en Europe ?

P. DE VILLIERS : L'Europe qui est à faire, c'est l'Europe de la justice. Si il y a bien une Europe à inventer, c'est celle de la justice. M. Delors le dit lui-même. L'Europe de la justice doit être implacable et organisée sur deux piliers : le pilier de la souveraineté, chacun son droit, à la condition que la justice soit la même pour tous, notamment pour ce qui concerne la nouvelle criminalité économique et financière. Le deuxième pilier, c'est la coopération. Parce que le crime est souvent transnational. Sur la drogue, selon le rapport du Sénat de P. Masson, c'est affolant. On a démantelé non seulement les contrôles fixes sur les frontières au Nord de la France, on a démantelé aussi les postes de la police de l'air et des frontières. Le rapport du Sénat dit qu'il arrive chaque jour des semi-remorques garnis de cannabis qui arrivent d'Amsterdam, alors qu'on appelle le TGV entre Amsterdam et Hambourg, « le Haschich express ». Si on ne rétablit pas les contrôles aux frontières, la France sera le réceptacle de la drogue. Donc, il faut rétablir le contrôle aux frontières. La deuxième condition nécessaire, c'est la proposition du juge Jean-Pierre de créer un FBI européen pour faire face aux crimes de demain, les crimes de la mafia.

B. KOUCHNER : Comme d'habitude, vous agitez les peurs. Ce n'est pas bien. La drogue, et en particulier la drogue douce, cela fait parti de tout un ensemble qui ne sera pas seulement vaincu la répression, c'est un symptôme de l'angoisse de notre jeunesse, des difficultés à penser, du rêve brisé. Je pense, et je suis d'accord que c'est un fléau, qu'il faut une réflexion, car c'est un vrai problème social. Dans notre pays, nous avons aussi nos drogues, l'alcoolisme, le tabac. Nous avons le record du monde de consommation d'alcool. Comment faire pour changer cela ? Nous avons essayé de faire le tout répressif, mais les barrages à la frontière, cela ne suffira jamais. Le volume de l'argent du trafic de la drogue est tel, deux ou trois fois le budget de la France, qu'il faut procéder différemment. L'Allemagne vient de dépénaliser, nos sommes le dernier pays avec le Luxembourg, à adopter cette attitude répressive qui ne sert qu'à peupler nos prisons. Il faut réduire les risques, discuter avec nos partenaires. Je ne suis pas partisan de la dépénalisation, je suis partisan d'une réglementation, de voir avec l'ensemble de notre population ce qu'on peut faire pour que cela cesse. Je ne suis pas partisan de ces camions qui arrivent sur notre territoire, mais je ne sais que nos méthodes, jusque-là, n'ont pas marché. Un débat, des réflexions, des actions.

P. DE VILLIERS : Pour moi, la drogue, c'est la guerre. Quand il y a la guerre, ont fait la guerre à la guerre.

B. KOUCHNER : Cela n'a pas marché. Vous agitez les peurs. Il faut être plus ouvert à la réflexion. La répression n'a rien amené. Si cette jeunesse est accoutumée parfois aux drogues, il faut comprendre pourquoi d'abord, pour l'empêcher de continuer.

Q. : Votre avis sur la détention de D Pineau-Valencienne ?

B. KOUCHNER : Je n'ai pas d'avis. Je ne connais pas D. Pineau-Valencienne, j'ai confiance dans la justice belge. Je suis désolé de dire que je n'ai pas d'éléments d'information et que je ne considère pas la Belgique comme un pays sous-développé en matière judiciaire. Il y a des juges, Philippe De Villiers le disait lui-même, une justice qui doit suivre son cours. L'Europe que nous construirons, elle sera à la fois douce pour tous et ferme sur la justice et l'État de droit.

P. DE VILLIERS : Je suis d'accord. La justice fait son travail. La justice a pour but la manifestation de la vérité. J'ajoute que je connais bien D. Pineau-Valencienne, puisqu'il est vendéen. C'est un opposant politique, mais j'ai beaucoup d'estime pour lui. Il y a des moments dans la vie où on ne comprend pas. Mais malgré tout, il y a des principes auxquels on ne peut pas déroger. Je ne peux pas dire que, dans un cas, il faut que la justice soit la justice, dans l'autre cas, elle se trompe. J'ai confiance dans la justice de notre pays. Il n'y a pas de raison que la justice belge soit différente de la justice française. Il faut que la justice passe et qu'elle soit impitoyable à l'égard des citoyens et des puissants.

Q. : Vous comprenez l'émergence du pouvoir des juges ?

B. KOUCHNER : Cette opération mains propres en Italie, menée par les juges, correspondait à un état de décrépitude de l'État italien dans des affaires de corruption qui étaient manifestes. Cela nous a choqué de voir cet acharnement, mais quand il est fondé sur la justice, il n'y a rien à dire, que de déplorer ce qui s'est passé dans ce pays jusque-là. Ce qui m'effraye, c'est que derrière cette justice, cette façon légitime de châtier, il y a une opinion publique qui tourne au populisme, l'opprobre jetée sur la classe politique. C'est dangereux pour la démocratie, l'État de droit. On en vient à ce que Silvio Berlusconi soit cher du gouvernement, à côté des néo-fascistes. Pour moi, les néo-fascistes sont des fascistes. J'ai lu ce panégyrique de Mussolini. Je suis en colère contre cela, j'espère que cela ne durera pas. Derrière ce populisme, ce goût de laver plus blanc, il y a des dérives très dangereuses qui, si elles atteignent notre continent, mènent à des situations que nous avons connu avant-guerre ; chômage, dérive, pas de rêves, populisme, attention.

P. DE VILLIERS : Les néo-fascistes en Italie, les communistes en Hongrie. Tout cela est inquiétant. Pendant longtemps la gauche en France a tout fait pour réduire la cause de la droite à Jean-Marie Le Pen, les médias aussi. Aujourd'hui, la gauche se trouve prise au piège parce que le danger est écarté, mais elle se trouve face au problème du populisme, Bernard Tapie. Prenez garde que la gauche ne se réduise à la personnalité de Bernard Tapie.

B. KOUCHNER : Ne comparez pas Silvio Berlusconi à Bernard Tapie. L'un a des ministres fascistes, l'autre est résolument antifasciste.

Q. : Quand Bernard Tapie dit de vous que vous êtes le Canada dry de Le Pen, vous sentez-vous insulté ?

P. DE VILLIERS : Quand Bernard Tapie parle de moi, je me sens insulté. J'aurais en face de moi quelqu'un comme lui, je lui poserais une question simple : est-ce que, vraiment, il est à l'aise quand il fait de la politique dans un pays qui a quand même, encore, des références morales, c'est-à-dire l'honnêteté ? Le crédit des hommes politiques, c'est quelque chose de très important. Si on veut qu'ils aient du crédit, et je pense que Bernard Kouchner est d'accord, il faut qu'ils ne soient pas soupçonnables, qu'ils ne soient pas soupçonnés. Et pour cela, il faut que la justice soit impitoyable pour tous, c'est-à-dire que les quelques brebis galeuses – parce que moi, je ne crois pas du tout au tous pourris – mais les quelques brebis galeuses, les Français ont le sentiment qu'elles sont protégées par le milieu politique et que la justice ne peut pas faire son travail. Et pardonnez-moi de vous le dire, François Mitterrand a une responsabilité particulière dans ce phénomène.

B. KOUCHNER : Quel phénomène ?

P. DE VILLIERS : L'impression que les Français peuvent avoir que la justice arrête son cours ou le ralentit lorsqu'il s'agit des hommes politiques.

B. KOUCHNER : Je ne le pense pas. Et il se fait insulter par sa propre majorité, et je voudrais le défendre à ce propos ! Et avec quelle dureté !

Q. : Bernard Kouchner… ! (Inaudible).

P. DE VILLIERS : Et vous par Bernard Tapie ! Il va vous bouffer !

Q. : Quand Bernard Tapie dit que même des hommes de gauche sont aussi contaminés par des idées du FN, vous sentez-vous insulté ?

P. DE VILLIERS : Bernard Tapie donneur de leçons de morale…

B. KOUCHNER : Je ne me sens pas une seconde insulté parce que loin de moi les idées du FN. Je voulais demander à Philippe De Villiers son attitude rigide, un peu repliée sur elle-même, cette frilosité par rapport aux progrès et à l'avenir n'a pas amené vers lui un certain nombre de gens qui votaient FN ? Comment avez-vous réduit M. Le Pen ?

P. DE VILLIERS : J'appartiens à la majorité.

B. KOUCHNER : Elle vous refuse. Je ne vous en veux pas pour autant.

P. DE VILLIERS : J'appartiens à la majorité de la majorité qui a voté non à Maastricht. Ma liste s'appelle « la majorité pour l'autre Europe ». Ça veut dire qu'il y a d'un côté les appareils, les états-majors.

B. KOUCHNER : C'est vrai.

P. DE VILLIERS : Ils sont décalés par rapport au peuple français. Je prends rendez-vous avec vous le 12 juin pour vous dire que nous allons créer la surprise et pour vous dire que l'Europe de la préférence communautaire, de la démocratie et de la sécurité, c'est ce que veulent les Français. Ce que vous appelez la peur. Ils veulent une Europe qui ne détruise pas la France, qui protège la France. C'est ce que veulent les Français.

B. KOUCHNER : D'accord ! Mais pourquoi ce symptôme paranoïaque ? Nous ne voulons pas que ces peurs existent et nous allons les supprimer, mais avec plus d'Europe ! Ne me ressortez pas votre brassière !

P. DE VILLIERS : Quelqu'un m'a dit « Kouchner, il est proche du FN, il a parlé de Jeanne d'Arc dans son discours de mai 1992 !

B. KOUCHNER : C'est vrai, mais c'était à Orléans. N'agitez pas les épouvantails et cette manière de se méfier des autres. Il faut, à travers une Europe forte, leur tendre la main, construire avec les 12 pays la lutte contre le chômage et la protection. On n'a pas parlé de la paix, de Sarajevo. C'est plus d'Europe qu'il nous faut. Nous avons là une position divergente. Derrière ce que vous dites, il y a un vrai refus de l'Europe. Vous avez le droit de la refuser. Moi, j'ai confiance en l'Europe car c'est la chance de la France.

Q. : Il faut conclure, chacun à votre tour.

P. DE VILLIERS : Avec J. Goldsmith, Charles De Gaulle, le juge Jean-Pierre, nous sommes profondément français et profondément européens. Passionnément européens. Mais il y a deux manières de construire l'Europe : il y a l'Europe actuelle, la grande dérive, la passoire, la grande dérive, la peau de chagrin, la pagaille, et puis l'autre, c'est-à-dire une Europe forte à l'extérieur, libre à l'intérieur. Alors qu'aujourd'hui, elle est tatillonne à l'intérieur, et faible à l'extérieur. Et avec une double perspective : une Europe forte à l'extérieur et libre à l'intérieur, et la perspective continentale. Le monde dans lequel on est entré n'est plus le monde de Maastricht, c'est plus le monde de Yalta. C'est un monde avec de nouvelles menaces, de nouveaux espoirs. Et je voudrais dire aux jeunes générations, n'acceptez jamais qu'on vous donne à choisir entre la France et l'Europe.

Comme si la France était une queue de comète et que l'Europe était notre seul avenir. Je dis qu'il faut une Europe forte à l'extérieur, libre à l'intérieur. Et pour avoir l'Europe, il faut la France, parce qu'il ne faut pas éteindre, dans le cœur des jeunes générations, dans leur âme, ce qui, plus tard, donne Shakespeare, Cervantès, Goethe ou Molière, c'est-à-dire les créateurs de demain. La France est un grand pays créateur : ne multiplions pas nos racines. Il faut une Europe qui soit l'Europe de nos cultures, de nos nations, de nos souverainetés. N'abdiquons jamais la souveraineté.

B. KOUCHNER : Il n'est pas question d'abdiquer la souveraineté. Il est au contraire question de la renforcer et de l'adapter face aux périls du monde. Je suis, comme vous, attentif à ce que la jeunesse croit et pense. À ce qu'elle rêve, aussi. Et le rêve, pour la France, pour renforcer la France, la chance de la France, c'est, à mon avis, l'Europe bien conçue, ouverte, généreuse, pas laissez-faire, pas passoire, comme vous le dites. Au contraire, nous allons renforcer ces cultures. Vous n'avez pas parlé des religions qui sont différentes. Ça aussi, il faut les mettre ensemble. C'est très difficile, de construire. Ça n'a jamais été fait, c'est une aventure formidable. L'Europe, en effet, c'est à la fois la compassion et les droits de l'Homme. À la fois ces racines religieuses et cette volonté politique qui s'enracinent dans les Lumières. Vous pensez, en effet, que la culture est importante. Mais on ne sait pas encore, et nous allons le faire, construire une démocratie à 350 millions. Ça veut dire qu'elle combattra le chômage plus facilement, qu'elle se défendra plus facilement au nom des droits de l'Homme. Nous allons construire ce droit d'ingérence qui est la prévention des guerres, avant qu'il ne soit trop tard. Ça, c'est l'Europe. Notre pays est trop petit, à l'échelle du monde, face aux périls, face à la démographie dont nous n'avons pas parlé, face à tout ça, il nous faut de l'Europe. Ça ne perd pas la France, ça lui donne du sel, et nous en donnons à l'Europe. La différence, entre nous, c'est que je veux remettre la France en marche. Vous pensez devoir la replier : je ne suis pas d'accord avec vous.