Article de M. Louis Viannet, secrétaire général de la CGT, dans "Le Peuple" du 3 février 1994, sur la ligne d'action de la CGT face à la politique gouvernementale et la situation économique, intitulé : "Des enjeux qui grandissent".

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Média : Le Peuple

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L'action collective, la pression revendicative, les avancées de l'unité d'action, ne sont pas seulement des perspectives à l'ordre du jour, mais elles marquent déjà les réalités de la vie sociale. N'est-il pas significatif de relever que le thème de la « crise du syndicalisme » ne fait plus guère recette ! Pour autant, il serait dommageable de ne pas mesurer l'écart qui subsiste entre les potentialités de développement du mouvement revendicatif, les exigences dont peut être porteur, et ce qu'il reste à insuffler d'énergie mobilisatrice pour contribuer à donner sa pleine dimension au processus en cours. 

Chaque jour se confirment les changements intervenus dans l'état d'esprit des salariés, des retraités, des chômeurs. La résignation, toujours présente, n'est plus dominante. Le développement des luttes sociales, les succès qu'elles permettent contribuent à faire perdre encore du terrain à la résignation, jour après jour. Les progrès réalisés dans l'unité d'action, nourrissent l'aspiration à agir ensemble pour être plus forts. Cette dynamique naissante, certes freinée par la persistance des clivages anciens, ou de considérations partisanes voire politiciennes, fait reculer les préventions et ouvre des perspectives plus affirmées. 

Gouvernement d'un côté, patronat de l'autre, en osmose sur les objectifs et la conduite des stratégies à long terme, sont contraints de manœuvrer, de louvoyer, voire de reculer, sans renoncer le moins du monde à leur objectif essentiel : mettre tous les rouages de la société au service de la rentabilité maximum du capital. Alors que la crise est profonde, la concurrence acharnée, les contradictions de plus en plus exacerbées, les conséquences de leurs choix portent, en germe, des risques de césure grave de la société française qui, poussée à son paroxysme, pourrait conduire à une véritable implosion sociale. Les conflits d'Air France, les luttes des cheminots, EDF-GDF, la Poste ou France-Télécom, l'impact des journées de lutte des 12 octobre, 18 novembre, la ténacité remarquable des Chausson, Sud-Marine, La Ciotat et d'autres, qui refusent de plier l'échine, ou, encore, le combat remarquable des dockers, des Champagne... Tous ces exemples illustrent les conditions nouvelles d'un affrontement de classes qui se durcit tandis que les enjeux s'élèvent. 

Le nombre grandit de ceux et celles qui refusent de se laisser faire. 

Mais pour imposer des choix différents dans les domaines décisifs de la politique économique, sociale, fiscale du gouvernement, ou peser sur les choix de gestion des entreprises et faire prendre en compte des revendications de salaires, de création d'emploi, de réduction de la durée du travail sans perte de salaire, de formation, de développement de la protection sociale ou d'amélioration des retraites, nous avons besoin d'un niveau et d'une qualité de mobilisation nettement supérieure. 

Les mois à venir sont lourds d'enjeux importants, sur des aspects décisifs du devenir du pays. Le cap des 3,5 ou 4 millions de chômeurs recensés est maintenant largement admis, le nombre d'hommes et de femmes qui, sous des formes diverses, sont en dehors des normes de la vie sociale, avoisine sept millions. Or, non seulement les mois qui viennent vont être secoués par la mise en œuvre de la loi quinquennale contre l'emploi, le plein effet des hausses déjà décidées de la CSG, de nombreux tarifs publics, des carburants, du tabac etc., mais le patronat continue son forcing pour obtenir encore plus de cadeaux financiers, d'allègement de charges et parvenir, enfin, à se dégager du financement de la protection sociale. Il pousse les feux pour élargir le champ des privatisations, vider le service public de sa substance, accélérer la déréglementation etc. 

Autant d'éléments qui, sur ce fond de combativité grandissante et d'unité d'action en progrès, peuvent conduire à une qualité nouvelle du combat social dans ce pays. 

Au sein du gouvernement, du patronat, les observateurs sociaux, les plus lucides mesurent que l'exaspération actuelle, relativement contenue, par l'argument « récession économique », peut devenir colère explosive, dès lors qu'il sera évident que reprise de l'activité économique va de pair avec maintien d'un haut niveau de chômage. 

Les efforts pour multiplier les faux remèdes tels que partage du chômage, les faux emplois (temps partiel etc.), les ersatz de réduction du temps de travail, les nombreuses publications ou réflexions proposant d'abandonner la notion de travail pour lui substituer celle « d'activité », de passer de la conception d'emploi rémunéré à celle d'emploi utile, visent à permettre de poursuivre la gestion de l'économie, des entreprises, sans rien changer ni à la finalité (recherche du profit) ni aux moyens (pression sur les coûts salariaux, sur l'intensification du travail etc.), tout en évitant que les tensions qui en découlent ne finissent par mettre en cause le capitalisme lui-même. La responsabilité du syndicalisme est donc considérable. 

Construire une action revendicative à partir des besoins, développer l'unité d'action autour d'objectifs revendicatifs démocratiquement élaborés, travailler à la construction de solidarités nouvelles rassemblant actifs, retraités, chômeurs, etc., est vraiment une grande exigence de l'heure. 

La journée du 16 janvier, forte à la fois de la volonté de défendre l'enseignement public et de l'angoisse de l'avenir des enfants, a confirmé l'existence d'une réelle combativité et d'une profonde aspiration unitaire. 

Il est aujourd'hui essentiel de tout faire pour rassembler dans cette volonté d'agir ceux et celles qui ont un emploi et ceux et celles qui, objectivement, se considèrent exclus, rejetés de la société, car les dégâts d'une césure entre ces deux parties de la population serait considérable. 

L'idée même de syndicalisme ne survivrait pas à une telle cassure. 


Le sens et la portée du 12 mars 

Toutes ces données constituent le socle de notre proposition d'une initiative de très grande ampleur, portant l'ambition de rassembler très largement salariés, retraités, chômeurs, précaires, de toutes catégories et de toutes tranches d'âge. 

Les thèmes du droit à l'emploi, du droit de vivre, sont rassembleurs puisque chacun de ceux et celles que nous invitons à s'engager dans l'action, peuvent y inscrire leur préoccupation. Mais, au-delà, ces thèmes vont s'enrichir dans chaque profession, localité ou lieu de travail, d'objectifs fixés par les intéressés eux-mêmes, pour des embauches, pour des hausses de salaires, pour une réelle formation, pour la défense des services publics, pour l'amélioration de la protection sociale. 

C'est dire que cette initiative tient une place privilégiée dans le formidable mouvement combatif, unitaire, tenace qu'exige la situation. 

Sans doute, l'engagement de toutes les confédérations syndicales, dans cet effort de mobilisation, aurait été un point d'appui sérieux, mais tout peut être gagné dès lors que la démarche de recherche systématique d'unité d'action, de convergences, d'engagements parallèles, sera portée par l'ensemble des organisations CGT. 

Cet effort de tenir tous les créneaux de notre démarche revendicative est essentiel et – en particulier – l'effort de renouveau de nos pratiques, pour mettre le maximum de syndiqués dans le coup, susciter le maximum de débats avec les salariés et, surtout, impulser l'élaboration démocratique des objectifs revendicatifs avec les intéressés. 

Car c'est en définissant le contenu revendicatif avec les salariés, les retraités, les chômeurs, que nous parviendrons à donner à la mobilisation l'ampleur et la force nécessaires. 

Les sirènes ne manquent pas pour « couler » les objectifs revendicatifs dans le moule du possible, mais du possible enfermé dans les contraintes des choix du grand capital, choix de gestion du patronat ou choix du gouvernement. 

C'est aussi dans sa capacité à faire porter dans le mouvement revendicatif, les objectifs que les intéressés considèrent conformes à leurs besoins, que le syndicalisme, à partir d'une démarche autonome, contribuera à forger une réelle perspective pour d'autres choix. 

C'est aussi cela le renouveau du syndicalisme auquel nous devons travailler. Cet effort indispensable, fort éloigné de considérations politiciennes de l'indépendance syndicale, risque de bousculer bien des schémas conventionnels ou traditionnels. Mais n'y a-t-il pas précisément beaucoup de choses à bousculer ? Le courant unitaire que nous aspirons à construire, ne peut être ni conjoncturel, ni occasionnel. Il vise à permettre au monde du travail de peser durablement sur les orientations et décisions qui, aujourd'hui, poussent toutes dans le sens du remodelage conforme aux intérêts du capital. 

Pour cela nous ne serons jamais trop, ni en termes d'unité d'action entre organisations, ni en termes de rassemblement des catégories ou en termes de convergences de lutte. 

C'est sur l'ensemble de ces aspects que nous appelons toutes les forces de la CGT à intervenir. 


Unité d'action en Europe aussi ! 

Cette nécessité de faire grandir un rapport des forces favorable aux salariés, retraités, chômeurs, devient incontournable dans chacun des pays concernés par la construction européenne, et le traité de Maastricht. En Belgique, Italie, Allemagne, en Espagne, au Portugal et j'en passe, les forces syndicales sont confrontées à la même volonté patronale que les gouvernements s'efforcent de mettre en musique, qui à l'appui d'un pacte social, qui à l'appui de simples décisions gouvernementales. 

Les conséquences sont à ce point lourdes, que dans chacun des pays se développe une véritable poussée de rejet de ces différentes tentatives. La prise de conscience de la nécessité de faire grandir des convergences revendicatives, pour renforcer le combat des uns et des autres, tend à s'affirmer partout, d'autant que les prétentions patronales prennent de l'ampleur. Dans un rapport récent de la table ronde des industriels européens, les dirigeants des quarante groupes industriels les plus importants d'Europe exposent clairement leurs exigences. Priorité à la compétitivité et, pour cela, déréglementer, abaisser les coûts salariaux, réduire les dépenses publiques, privatiser. Bref ! Ce sont ces grands du capital européen qui dictent aux différents gouvernements ce qu'ils doivent faire pour « aider l'industrie » ; ils précisent même que le rôle de ces grands groupes est de créer des richesses et renvoient aux PME-PMI la responsabilité de créer des emplois. 

Le fait est que leurs desiderata imprègnent tout à la fois, les politiques conduites dans tous les pays d'Europe, et les axes essentiels de la Commission européenne. 

La question de l'intervention des forces sociales, les plus directement intéressées par une modification radicale des bases sur lesquelles se poursuit actuellement la construction européenne, est aujourd'hui posée avec une force sans précédent. 

Plus vont se durcir les positions, se renforcer les contradictions, plus vont grandir les exigences des salariés, retraités, chômeurs d'Europe à l'égard des différentes forces syndicales dans chaque pays, et à l'égard de la Confédération européenne des syndicats au niveau de l'Europe. 

La Confédération européenne des syndicats peut, en effet, jouer un rôle très important pour contribuer à la convergence de la pression revendicative, y compris en prenant des initiatives susceptibles de rassembler des forces considérables. 

La demande d'adhésion de la CGT à la CES prend en compte deux caractéristiques fortes de la situation actuelle. 

Le besoin d'initiatives d'action, regroupant toutes les organisations syndicales d'Europe, est condition première pour faire reculer les prétentions patronales. Une Confédération européenne des syndicats, regroupant tout le monde, serait un point d'appui, sans doute décisif, pour impulser le renouveau du syndicalisme international dont tout le monde ressent le besoin. La profondeur de la crise, l'incapacité du capitalisme à échapper aux contraintes de la recherche du profit et dégager d'autres réponses que des formes d'exploitation nouvelles, alors même que l'évolution technologique appelle une autre place pour l'individu, sa formation, sa qualification, son salaire, ses conditions de travail et de vie, donnent à l'action collective et à son contenu revendicatif, une importance décisive.

L'avenir est à la construction de convergences revendicatives dont la force sera, précisément, déterminée par le caractère démocratique de leur élaboration.

L'avenir est à l'unité d'action et à la construction d'un syndicalisme à la hauteur des enjeux. 

Ne soyons pas impatients mais, vraiment, ne perdons pas une minute.