Interview de M. Henri Emmanuelli, premier secrétaire du PS, à RTL le 11 septembre 1994, sur la polémique autour du passé du Président François Mitterrand, la politique du gouvernement en matière de chômage et de politique étrangère, les élections présidentielles de 1995, la stratégie du PS et son souhait d'une direction homogène.

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Média : Emission Le Grand Jury RTL Le Monde

Texte intégral

LE PASSÉ DE FRANCOIS MITTERRAND

Ceux de mes amis qui ont lu le livre de M. Péan (…) me disent que c'est un bon livre. (…)

À partir de cet ouvrage, s'est développée dans ce pays une campagne qui regroupe des choses très différentes. (…) Les interrogations de certains sur les relations éventuelles entre le Président de la République et M. Bousquet (…) me paraissent légitimes.(…) Cela dit, je ne suis pas très qualifié pour parler de ce sujet à la place du Président de la République lui-même. (…) Il y a aussi un procès en sorcellerie (…) : à en croire certains commentaires, François Mitterrand serait devenu un collaborateur (…). Tout cela me parait inconvenant (…).

LA FIN DU MITTERRANDISME ?

À ceux qui, à gauche, appellent la fin du mitterrandisme, je voudrais les interroger car je ne comprends pas ce qu'ils veulent dire (…). Si le mitterrandisme est la stratégie d'union de la gauche (…), je reste farouchement pour. Si le mitterrandisme, c'est gagner l'élection présidentielle, je suis tout aussi pour.

QUESTION : Dans le journal le Monde*, Gilles Martinet a défini le mitterrandisme par un réseau de relations qui transcende les frontières entre la gauche et la droite. Qu'en pensez-vous ?

R. : D'après un proverbe touareg, quand le lion commence à saigner, les hyènes reprennent du courage. (…)

Un « réseau de relations » ne veut strictement non dire en politique (…).

Tous ceux qui ont combattu la stratégie de François Mitterrand, la stratégie du rassemblement de la gauche (…), donnent de la voix et appellent la fin du mitterrandisme. (…) Sans vouloir les décevoir, je leur dirai que cela n'est pas conforme à la vision majoritaire des socialistes aujourd'hui (…).

Quant au dépôt de fleurs sur la tombe du maréchal Pétain, François Mitterrand n'a lait qu'imiter ses prédécesseurs. Quand on m'a interrogé, j'ai répondu : « je ne comprends pas. » (…) Par la suite, j'ai pu constater que François Mitterrand a été le premier Président de la République française à mettre un terme à cette pratique. (…)

QUESTION : Êtes-vous troublé par les relations du Président de la République et de M. Bousquet ?

R. : Je suis venu à la politique parce qu'un homme, François Mitterrand, m'a donné de l'espoir en rassemblant la gauche. Je lui garde toute mon amitié et tout mon respect. Je ne fais pas partie des gens troublés. Être troublé, c'est commode : cela permet d'avoir un pied de chaque côté (…).

Si, par anti-mitterrandisme (…), on entend une remise en cause des alliances et de la stratégie du P.S., le sujet sera abordé au prochain congrès (…).

Que ceux qui parlent de morale et d'éthique mettent leurs actes sur la table, et nous jugerons sur ces actes et non pas sur des paroles. (…)

LA SANTÉ DU PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE

Il y a eu une campagne hallucinante sur la santé du Président de la République (…). Cela est indigne d'une démocratie. (…) Tout comme M. Séguin, je pense qu'il faudrait des règles de déontologie (…).

M. Mitterrand a fait publier régulièrement des bulletins de santé, ce que n'a jamais fait M. Pompidou (…). Il a donc fait un effort de transparence sans précédent (…). La ‘dignité commanderait de respecter la souffrance de cet homme (…) au lieu de se livrer au voyeurisme (…).

LE BILAN DE M. BALLADUR

Je ne crois qu'aux chiffres, et non pas aux commentaires qu'ils suscitent (…).

Depuis mars 1993, M. Balladur a ajouté 330 000 ou 340 000 chômeurs. La progression est sans précédent (…).

On dit que le chômage vient de baisser. Ce n'est pas la première fois que cela se produit. Mais c'est la première fois que cela arrive depuis que M. Balladur est Premier Ministre (…).

Les salaires du secteur privé ont baissé de 0, 6 % (…) ; on a attaqué la protection sociale (…) ; les prestations sociales n'ont pas été revalorisées ; on a tenté d'attaquer le SMIC ; on déplore mille milliards de plus sur la dette de l'État et 120 milliards de déficits des comptes sociaux, qui préoccupaient M. Balladur lorsqu'il était opposant.

Quand je regarde ce bilan, je n'ai pas de raison d'être satisfait de la politique de M. Balladur (…).

LA REPRISE

Il y a quinze jours, on parlait d'une reprise française. M. Alphandéry parle maintenant d'une reprise européenne. Il a bien raison.

Cette reprise est de l'ordre de 1,5, de 2 ou de 2,5 %, Elle est commune à toute l'Europe de l'Ouest, mais la France a été la dernière à y entrer (…) du fait de la faiblesse de la consommation et de l'investissement (…).

On a prélevé 80 milliards sur le pouvoir d'achat des ménages, ce qui est une erreur de politique économique considérable. De plus, on a mené une politique de déflation salariale (…).

Je souhaite que la reprise soit forte et durable, mais tout le monde sait qu'elle est contrastée et compte tenu de l'évolution des taux d'intérêt, nul ne peut être assuré de sa pérennité.


LA POLITIQUE ETRANGERE

Il est vrai que, lorsque M. Balladur suit le Président de la République, il n'y a pas de problèmes. Quand il est réticent, il peut y en avoir.

S'agissant, par exemple, du Rwanda, tout le monde sait que M. Balladur, contrairement au Président de la République et au Ministre des Affaires étrangères, ne souhaitait pas envoyer des troupes dans ce pays (…). Lorsque les choses se sont bien terminées, M. Balladur a dit qu'il s'était agi d'une belle opération (…).

Le Président de la République a exprimé son point de vue sur le blocus de Cuba. Je n'ai pas eu le sentiment qu'il était très partagé par le Gouvernement.

QUESTION : Partagez-vous les critiques de Lionel Jospin sur la politique africaine de la France ?

R. : En ce domaine, j'ai dit que nous aurions peut-être pu faire mieux. Je constate que, depuis le discours de La Baule, le multipartisme est installé dans la plupart des pays africains (…). Les progrès ont sans doute été insuffisants, mais les choses sont allées dans le bon sens (…)

LE CHÔMAGE

Si le chômage a baissé en juillet 1994, il en a été de même en juillet et en août 1992. Régulièrement, c'est la période de l'année où il baisse (…)

Aujourd'hui, le taux de chômage est de 12,7 % et l'INSEE ne prévoit pas de diminution. À l'arrivée de M. Balladur, on en était à 11,3 % (…) Et je ne parle pas des personnes que l'on a radiées ni de la multiplication des contrats emploi-solidarité ! (…) Rappelons-nous ce que disait le RPR sur ces contrats (…) Et l'on entend dire que le chômage a baissé ! (…) Le fait est que nous sommes passés de 11,3 à 12,7 % (…)

LA POPULARITÉ DE M. BALLADUR

Beaucoup de membres de l'opposition s'expriment plus pour parler d'eux-mêmes ou des difficultés de leur propre camp que pour faire un bilan lucide. J'encourage les socialistes à ne pas tomber dans ce type d'erreur (…)

La popularité de M. Balladur est forte. Les gens rentrent de vacances (…) et ils ont entendu dire que tout allait bien, Madame la Marquise (…). Mais quand on les interroge, on s'aperçoit que les choses ne vont pas mieux (…). Il m'étonnerait que la cote de popularité de M. Balladur reste à son niveau actuel (…).

Le 30 novembre 1980, un sondage avait été fait pour l'élection présidentielle de mai 1981 (…). D'après ce sondage, M. Giscard d'Estaing devait l'emporter, au second tour, avec 64 % des suffrages, contre 33 % à M. Mitterrand. Alors…

On voit que ce disent les sondages n'a pas grand-chose à voir avec ce qui se passera au mois de mai prochain (…).

M. CHIRAC ET M. BALLADUR

Je pense que M. Chirac et M. Balladur ont eu le même professeur qui s'appelait M. Pompidou (…) Je ne crois pas qu'au pied du mur, les choses seraient fondamentalement différentes. Ce qui me choque un peu dans l'attitude de M. Chirac, c'est qu'il semble découvrir que la situation sociale est grave sans se rendre compte que c'est le résultat de l'action de ses propres parlementaires qui ont la majorité à l'Assemblée. Tout cela me paraît d'une transparence douteuse ! (…)

L'ACTION DE CHARLES PASQUA

J'ai dit cet été que la politique de M. Pasqua n'était pas une politique de sécurisation mais une politique à hauts risques (…) On accumule dans certains secteurs de l'opinion des frustrations graves et on exacerbe dans d'autres secteurs la tentation du racisme. (…) On risque d'avoir des troubles graves. Je souhaiterais avoir tort (…)

Sa politique à l'égard de l'Algérie est semée d'erreurs. D'abord, M. Pasqua, ministre de l'intérieur, n'a pas à devenir le ministre des affaires algériennes. Ensuite, il n'a pas à dire qu'entre les terroristes et les forces de sécurité n'y a rien : il y a 2 500 000 de personnes qui, en 1991, ont voté pour la démocratie et le développement économique (…). Il n'a pas à dire non plus que tous les membres du FIS sont par définition des terroristes en puissance : l'actualité nous montre que c'est bien plus compliqué que cela. Enfin, il n'a pas à pousser à une politique de radicalisation. Je suis en revanche plutôt d'accord avec ce que dit M. Juppé sur le sujet. (…)

LE PORT DU VOILE ISLAMIQUE

Je suis ravi que M. Bayrou comprenne enfin l'utilité de la laïcité. (…) Si j'étais lui, je ferais une directive aux chefs d'établissement leur disant : il ne faut pas accepter les signes religieux ostentatoires dans les écoles, mais il ne faut pas non plus traiter ce problème avec brutalité : je vous conseille donc de prévoir une période de conciliation pédagogique vis-à-vis des enfants et des parents (…). M. Bayrou peut compter sur les socialistes pour aider à expliquer ce qu'est la laïcité, c'est-à-dire la liberté de conscience. (…) Je pense que dans l'avis du Conseil d'État et la jurisprudence actuelle, il y a matière à rédiger une circulaire. Mais s'il faut légiférer un jour, pourquoi pas ? (…)

LE PARTI SOCIALISTE ET LES SALARIÉS

Si nous avons fait une campagne de rentrée en nous adressant plus particulièrement aux salariés, c'est pour deux raisons. (…) D'abord, parce que les salariés représentent 83 % de la population active. Ensuite, parce que depuis un an, ils ont été au centre de la cible (…) Nous avons perdu beaucoup de salariés car, à un moment donné, ils ont pensé à tort que nous ne les représentions plus. (…) Avec M. Balladur, il ont le chômage, plus la baisse des salaires, plus la remise en cause des systèmes de protection sociale, plus la remise en cause de leur dignité. (…)

L'ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE

Les socialistes auront un candidat, ils auront une plate-forme, ils auront un calendrier pour désigner ce candidat. (…) Il est clair que pour les socialistes, ce candidat exprimera clairement la volonté de rassembler toute la gauche. (…)

J'ai dit il y a un mois et demi que je considérais aujourd'hui que le meilleur candidat, au moment où nous parlons, celui qui aurait le plus de chances de gagner, tout le monde sait qu'il s'appelle Jacques Delors. (…) Il est évident que nous ne soutiendrons jamais quelqu'un qui n'acceptera pas la plate-forme que nous allons élaborer. (…) Il est souhaitable que le candidat du Parti socialiste soit aussi soutenu par d'autres formations. (…)

LES ENJEUX DU CONGRÈS DU PARTI SOCIALISTE

Je souhaite toujours qu'il y ait une majorité et une minorité. On dit qu'il faut sortir de la logique infernale des courants. Je pense que le meilleur moyen de le faire est de refaire de la politique, c'est-à-dire de constituer une majorité et une minorité. Cela dit, ce n'est pas à moi, en tant que Premier secrétaire, à prédéterminer s'il y aura ou non des gens en désaccord. (…) En toute hypothèse, de ce congrès sortira une équipe de direction homogène et, je l'espère, des pratiques différentes, un état d'esprit différent. Sinon, il faudra trouver quelqu'un d'autre. (…)

LE PARTI SOCIALISTE ET BERNARD TAPIE

QUESTION : Lionel Jospin dit que le parti socialiste paierait cher un engagement politique avec Bernard Tapie. Vous êtes d'accord ?

R. : Quand M. Jospin était Premier secrétaire du parti socialiste (…), je n'ai jamais noté qu'il exigeait que l'on choisisse à la place des partis qui sont nos partenaires leurs dirigeants. Je l'ai toujours entendu dire que nous, socialistes, n'accepterions pas qu'on le fasse pour nous. Il y a un problème, mais je ne pense pas que ce soit le problème central. (…)

LA PRÉPARATION DES ÉLECTIONS MUNICIPALES

Les socialistes souhaitent que l'on donne la priorité aux maires de gauche sortants, quels qu'ils soient, communistes, radicaux de gauche, qu'ils appartiennent à l'un des formations avec lesquelles nous travaillons dans le cadre des Assises de la transformation sociale, ou qu'il s'agisse de gens qui nous ont quittés et qui ont vocation à nous retrouver. (…)