Interview de M. Pierre Mauroy, sénateur PS et maire de Lille, à Europe 1 le 7 septembre 1994, sur la popularité d'Edouard Balladur, la politique gouvernementale et sur la préparation du congrès de Liévin dans la perspective de l'élection présidentielle et des municipales de 1995.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q. : Vous êtes « le roc » de la gauche, « un roc » indestructible. Mais n'est-ce pas décourageant d'être socialiste sous E. BALLADUR, avec de tels sondages pour lui ?

R. : Certainement pas. Je pense que M. BALLADUR fait une politique qui n'est ni bonne pour la France, ni bonne pour les Français. Elle plaît, mais c'est le paradoxe et ça ne peut pas durer. Je suis persuadé que ça ne le devrait pas au cours de l'automne qui arrive et de l'hiver. En particulier, si c'est déjà tout à fait insuffisant pour un Premier ministre, pour un candidat à l'élection présidentielle…

Q. : Il (E. BALLADUR, ndlr) est candidat pour vous ?

R. : Je crois qu'il est surtout candidat mais sans projet. Ce qui est essentiel c'est plutôt d'avoir un projet avant même de parler de candidature.

Q. : Comment expliquez-vous alors cette popularité ? Il doit bien y avoir une raison quand même ?

R. : Certainement. D'abord incontestablement, il y a une reprise, légère, elle vient de l'extérieur, mais il y a une reprise incontestable qui est attendue depuis fort longtemps et elle est là. Elle nous vient des USA, de l'Allemagne. Mais ce qu'on peut reprocher à E. BALLADUR, c'est que cette reprise, il ne la conforte pas, il ne profite pas véritablement de cette occasion. Il ne veut pas par exemple, la conforter en jouant sur la consommation, en favorisant la demande. En ce qui concerne le chômage, naturellement il y a une reprise, il y a une petite décrue du chômage.

Q. : Il y a des résultats quand même.

R. : Mais on oublie tout de même que sur une année, il y a eu tout un accroissement de 350 000 chômeurs ! La dernière année de la gauche, il n'y a eu une augmentation que de 130 000. Et que surtout, les programmes en faveur des jeunes, en faveur du chômage de longue durée, ont été plus ou moins démantelés. Donc, quand ces 800 000 jeunes vont arriver, que va-t-il se passer ? Autrement dit, E. BALLADUR bénéficie incontestablement d'une reprise qui est mondiale, et je me félicite que la France puisse en bénéficier, mais je ne vois pas de politique pour finalement, tirer parti de cette chance qu'il a.

Q. : N. SARKOZY a annoncé hier que « le gouvernement allait prendre des mesures pour alléger les charges des entreprises. » Vous êtes d'accord ?

R. : Je crois qu'ils ont fait beaucoup pour les entreprises, ils ont donné trop d'argent aux entreprises. La gauche a réconcilié les Français avec les entreprises et vous savez ce que nous avons fait pour l'industrialisation de la France. Sur ce plan, il faut un juste milieu et je crois que la politique de BALLADUR a été de donner trop d'argent pour finalement rien. BALLADUR paye, bon très bien. Mais il a trop payé sur ce plan-là.

Q. : Vous êtes très dur…

R. : Oui, mais c'est exact, c'est exact.

Q. : Vous parlez comme un chiraquien.

R. : Permettez-moi de dire que M. CHIRAC piaffe de balancer un projet, enfin son projet, je ne sais pas, il y aura du bon, du mauvais, davantage de mauvais que de bon, je n'en sais rien, j'attends son projet. Mais il piaffe au moins de le lancer ! BALLADUR paraît-il, est le meilleur candidat, j'entends dire ça partout. Je parle pour la droite, je ne suis pas très qualifié pour parler du candidat de la droite mais tout de même, je le dis. Et lui, BALLADUR, n'a manifestement pas de projet à ce jour pour la France.

Q. : Et si vous aviez à arbitrer le duel entre CHIRAC et BALLADUR, pour qui pencheriez-vous ?

R. : Je ne veux absolument pas arbitrer cette concurrence entre l'un et l'autre. Je pense qu'il appartient à d'autres de le faire et en particulier aux Français.

Q. : Vous parlez comme JP. CHEVENEMENT quand il dit : « E. BALLADUR, J. CHIRAC c'est la même chose » et il ajoute même : « J. DELORS c'est la même chose. » Vous êtes d'accord ?

R. : Là, il se trompe sur le dernier point. La candidature de J. DELORS, ça n'a rien de comparable, et permettez-moi de dire que c'est un peu scandaleux de mettre sur le même plan J. DELORS et MM. CHIRAC et BALLADUR. Je parle au point de vue des politiques naturellement, et non pas au point de vue des personnalités. Elles sont estimables les unes et autres.

Q. : Avant le congrès, les choses n'ont pas l'air d'aller tout à fait bien au PS. Vous n'avez pas participé à l'université d'été de La Rochelle. Vous boudez ?

R. : Pas du tout ! Vous savez que j'ai une ville et que c'était la grande braderie et que pour le moins, le maire de Lille doit être dans sa braderie. Il y a près de 2 millions de personnes qui viennent à Lille, vous ne voudriez tout de même pas que le maire de Lille soit à La Rochelle alors que tant de monde se donne rendez-vous à Lille ! S'agissant du congrès, je crois que les socialistes ne mesurent pas l'enjeu de ce congrès, surtout de la suite. Si le congrès se tient pour régler des problèmes intérieurs, alors là, ça risque d'être terrible pour les socialistes. Le vrai problème c'est que nous avons des élections présidentielles dans moins d'un an, que nous avons ensuite des élections municipales dans moins d'un an et que vraisemblablement, il y aura des élections législatives si la gauche l'emporte évidemment. Donc, tout va se jouer et les socialistes ont cette chance, après avoir perdu plusieurs batailles, cette chance de pouvoir jouer la belle. C'est formidable ! Si on la gagne cette belle, on efface tout. Et ça, il faut qu'ils le comprennent.

Q. : Pour ça il faut qu'ils aient un candidat…

R. : Ils l'ont. Je ne donne pas son nom mais tout le monde le dit, tout le monde en parle. À droite, on le craint et en ce qui concerne la gauche, on sait fort bien que ce candidat s'impose.

Q. : Vous avez intérêt à ce que ce soit lui, car sinon ça risque d'être vous.

R. : Je ne parle pas de moi, je ne parle que d'un seul, et celui-là s'impose.

Q. : C'est J. DELORS.

R. : Bien sûr. Dès lors que l'on sait ça, on peut gagner les présidentielles avec un candidat. Que faut-il faire ? Tout pour que sa candidature soit possible, tout faire pour se rassembler au congrès. Mais qu'est-ce que c'est que de chercher une minorité qui n'existe pas ! Qu'est-ce que c'est que de poser des problèmes intérieurs du parti en fonction de majorité, de minorité ! Tous ont été autour de ROCARD. ROCARD est parti, EMMANUELLI est le premier secrétaire. Le problème n'est pas de le remplacer, mais de bien choisir notre candidat et de se rassembler pour le taire gagner. Ensuite, d'avoir un programme tel au congrès, qu'on puisse naturellement établir la liaison avec le programme du président sans qu'il y ait un trop grand hiatus. Sinon, tout sera perdu et les socialistes auront des années et des années, peut-être même une génération, pour pleurer sur ce qu'ils n'auront pas fait aujourd'hui.

Q. : Grosse colère contre H. EMMANUELLI…

R. : Non, ce n'est pas une grosse colère, c'est pour tous les socialistes. Je les avais prévenus en ce qui concerne les élections législatives, ils n'ont pas voulu me suivre. Je les préviens à nouveau que s'ils ne sont pas rassemblés et s'il n'y a pas un projet qui soit un projet à gauche et un projet réaliste, avec des idées capables d'être portées au gouvernement demain, alors ils auront des années et des années pour se remettre de l'échec.