Texte intégral
Marianne : juin 1994
Marianne : Au cours de la présidence française, qui débutera le 1er janvier 1995, l'Autriche, la Finlande, la Norvège et la Suède devraient devenir membres de l'Union européenne… Comment jugez-vous, Monsieur le ministre, cette ouverture de l'Union vers le Nord ? Est-ce un bien pour l'Europe ?
Alain Lamassoure : Le résultat obtenu lors des négociations d'adhésion est, je crois, un succès pour l'Europe. L'entrée de ces quatre nouveaux pays va renforcer la puissance politique et économique de l'Union européenne. Tous les candidats ont accepté l'ensemble des dispositions du traité de Maastricht et notamment celles qui concernent la politique étrangère et de sécurité commune. La France tenait particulièrement à ce volet des négociations. Par ailleurs, nous ne souhaitions pas accorder de dérogations permanentes et aucune n'a été effectivement accordée. Naturellement, des périodes transitoires permettront à ces pays de s'adapter progressivement aux règles du marché unique, notamment en matière de normes environnementales, de fiscalité, de politique agricole commune et de pêche. Ils ont accepté d'aligner dès le premier jour de leur adhésion leurs prix agricoles sur les prix communautaires. L'ensemble des contrôles aux frontières seront donc supprimés. Pour atténuer le choc financier et social que cela représente pour leurs agriculteurs (sauf en Suède, les prix sont encore entre 20 et 100 % plus élevés que dans la Communauté), l'Union leur accordera des aides pour une période transitoire.
Les bénéfices à attendre de ce prochain élargissement sont d'abord d'ordre budgétaire. La France souhaitait que ces pays dont le niveau de vie est supérieur à la moyenne communautaire soient des contributeurs nets au budget communautaire. Tel sera bien le cas. Ce ne sont que des ordres de grandeur mais on estime qu'en 1995, les quatre futurs États membres devraient rapporter environ 605 mécus (4,2 milliards de francs de ressources nettes), 657 en 1996, (4,2 milliards de francs), 1242 en 1997 (8 milliards de francs), 1391 en 1998 (9 milliards de francs) et 1646 en 1999 (10,7 milliards de francs) première année du « régime de croisière ». Cette montée en puissance sur quatre ans a pour but de permettre aux pays candidats de compenser sur leurs propres ressources les baisses des prix que subissent leurs agriculteurs et de tenir compte des difficultés budgétaires de la Suède dont le déficit budgétaire atteint 13 % du PNB. Dès leur entrée dans l'Union, les quatre nouveaux membres devraient contribuer à hauteur de 8,5 % aux recettes de l'Union. Ils seront à l'exception de la Finlande des contributeurs nets. Leur apport financier soulagera d'autant le budget communautaire et permettra de respecter les engagements financiers pris lors du conseil européen d'Édimbourg.
Marianne : D'un strict point de vue français, peut-on également attendre quelque chose de positif de cet élargissement ?
Alain Lamassoure : Il ouvre de nouvelles possibilités pour notre économie. Si notre commerce extérieur est équilibré avec l'Autriche, il est fortement déficitaire avec la Norvège (4e déficit bilatéral en 1993), la Suède (8e déficit) et la Finlande (10e déficit). Rappelez-vous que l'Espagne était en 1986 notre premier déficit commercial, elle est devenue en 1992 notre premier excédent commercial.
L'ouverture totale de ces marchés devrait nous permettre de développer nos exportations notamment dans le domaine agricole. Nos exportations agricoles et agroalimentaires représentent 17 % de nos exportations totales, elles ne représentaient que 4 % de nos exportations en direction de ces pays du fait des obstacles tarifaires, sanitaires et techniques existants.
Marianne : Sans doute faudra-t-il aussi réformer les institutions. On ne fonctionne pas à Seize comme à Six ou même à Douze ?
Alain Lamassoure : Certainement et pour accueillir de nouveaux hôtes, la maison européenne doit être en ordre : ses institutions doivent être en mesure de faire vivre et travailler ensemble, dans la même communauté, deux fois douze nations indépendantes. Ce sera l'objet de la grande réforme institutionnelle de 1996.
Observons au passage que cela suppose l'invention d'un modèle institutionnel qui n'existe nulle part au monde. Ni fédéral, ni confédéral, communautaire.
Marianne : La Hongrie et la Pologne viennent de déposer leurs candidatures officielles. Elles seront sans doute suivies par celle d'autres pays de l'Est. Quelle attitude adopter à l'égard de l'Europe centrale et orientale ?
Alain Lamassoure : Il est grand temps que l'Union européenne se dote d'une doctrine de l'élargissement en répondant aux quatre questions : pourquoi ? Comment ? Jusqu'où ? À quel rythme ? L'adhésion à la CEE, devenue Union européenne, est une perspective offerte, depuis l'origine, à tous les États européens à partir du moment où ils constituent des nations libres, démocratiques et souverains. Mais l'Union n'a pas de vocation hégémonique. Elle ne s'arrête pas aux voisins de l'Allemagne, elle est aussi danubienne, balte et balkanique. Elle ne va pas, toutefois, c'est clair, jusqu'à Vancouver ou Vladivostok !
Tous les candidats savent qu'ils devront accepter toutes les règles du Club, en renonçant d'emblée à y déroger et a fortiori à les modifier à la faveur de leur adhésion. De son côté, l'Union doit être dotée de règles de fonctionnement capables de régir un ensemble politique de deux douzaines de nations indépendantes. Les pays d'Europe centrale et orientale nous posent cependant un problème inédit. Ils ont besoin tout de suite de garanties de sécurité : nous y contribuons à travers la future conférence sur la stabilité et le projet franco-allemand de statut associé à l'UEO, pendant que l'Alliance met en place le « partenariat pour la Paix ». C'est pays entendent aussi dès maintenant avoir leur part dans les débats sur les grands problèmes du continent. Nous sommes prêts à les associer à toutes nos réflexions. Mais il faut préciser avec eux le cheminement et les critères de leur marche vers l'adhésion.
Nous aurons besoin d'une volonté politique commune et d'une continuité sans faille pour réussir l'élargissement en cours et l'adaptation de nos institutions a une Europe plus large, plus efficace et plus démocratique, pour passer d'une communauté économique des Douze à une vraie union politique des deux fois Douze.
Mariannes : Vous disiez précédemment que les « concessions » ou les « chèques à l'anglaise » n'avait pas été acceptés lors des négociations en vue de l'adhésion des trois pays nordiques et de l'Autriche. Par contre les périodes de transition leur permettent de s'adapter. Pourra-t-il en être de même avec les pays de l'Est et ne faut-il pas prévoir une Europe à géométrie variable ?
Alain Lamassoure : Si on n'assure pas l'équilibre du navire, l'arrivée de nouveaux passagers peut le faire chavirer. Le problème est d'autant plus redoutable que le traité de Maastricht a formalisé l'existence précisément d'une Union à géométrie variable, tous les États membres ne participant pas de la même manière à toutes les politiques communes. Ainsi l'existence d'un « noyau dur » de pays participants avant les autres à l'union monétaire est implicite dans le traité. Demain, sur la PESC, sur la participation à l'UEO ou au corps européen, sur la liberté de circulation des personnes (convention de Schengen), sur la politique sociale, tous les États ne sont pas dans la même situation.
Cela n'est acceptable qu'à deux conditions. D'une part, si l'on peut admettre des périodes de transition différentes, tous les membres de l'Union doivent accepter le même point d'arrivée dans un délai raisonnable. Non à l'Europe à la carte, oui, à une Europe à cheminements variés. D'autre part, les pays qui sont prêts à progresser doivent pouvoir le faire sans attendre les autres. Et c'est pourquoi j'ai proposé un concept nouveau, celui des « nouveaux pays fondateurs ».
L'objectif serait qu'autour de la France et de l'Allemagne, tous les États membres qui en ont la volonté s'engagent à participer pleinement à toutes les politiques communes qui ne sont encore que des matières à option : la monnaie, la politique étrangère et de sécurité, la défense, la libre circulation des personnes et les problèmes de sécurité intérieure. En espérant que cet exemple sera très vite contagieux. C'est autour de ces fondations renforcées que s'achèvera la maison européenne.
Le Parisien : 9 juin 1994
1. Foie gras
André Goustat : Dans un rapport sur le bien-être des animaux présenté à Bruxelles en octobre 1993 par le député européen italien Amendola, il est prévu qu'on interdise le gavage des oies, ce qui entraînerait la suppression de la production du foie gras.
Alain Lamassoure : Il n'y a aucune réglementation européenne ou en projet visant à interdire le gavage des oies. Au contraire, la France vient de faire reconnaître au niveau européen que les appellations « foie gras », « foie gras entier » et « bloc de foie gras » soient réservés à des produits ne contenant pas certains types d'additifs, conformément à la tradition.
Quant au rapport Amendola, non seulement il n'a pas de caractère juridique, mais il n'interdit pas formellement le gavage des oies.
2. Camembert
André Goustat : L'Europe a bien failli passer à la moulinette le camembert. Les fromages à pâte molle non stérilisée ont été sauvés de justesse, mais les fonctionnaires de Bruxelles ont toujours en tête le projet de les supprimer, et si le camembert peut être commercialisé dans les pays de l'Union, c'est à condition qu'une directive sanitaire ne trouve pas quelque incompatibilité.
Alain Lamassoure : Non seulement la Communauté n'a pas programmé la mort du camembert, mais une directive de juin 1992 relative aux normes microbiologiques permet désormais aux fromages au lait cru d'être commercialisés dans l'ensemble de l'Union européenne.
Grâce à la nouvelle réglementation européenne des appellations d'origine, la France a demandé la reconnaissance au niveau européen de l'appellation « camembert de Normandie » qui sera donc réservée aux seuls produits réalisés en Normandie selon des règles précises.
3. Mirabelle et poire
André Goustat : Ces échantillons d'alcool illustrent la fin du privilège des bouilleurs de cru. Aujourd'hui, dans le cadre du droit européen, on veut encore diminuer les quotas et en arriver à supprimer toute production artisanale pour que quelques grands groupes de producteurs d'alcool se retrouvent dans une situation de quasi-monopole.
Alain Lamassoure : Il n'y a pas de réglementation européenne interdisant les alcools de fruits. S'il s'agit de protester par ce moyen contre l'abolition du privilège des bouilleurs de cru, il faut se souvenir qu'il s'agit d'une réglementation française qui remonte aux années 50.
4. Sardines
André Goustat : Les sardines, c'est le symbole même des quotas qu'on impose à la pêche. Nous avons choisi cette boîte parce que nous défendons les cultures et les traditions françaises qui sont aujourd'hui menacées.
Alain Lamassoure : Les sardines en boîte n'ont rien à craindre de personne sauf de ceux qui les mangent.
5. Pâté grivois
André Goustat : Une directive européenne interdit la commercialisation des produits issus de gibier appartenant à la famille des oiseaux migrateurs. Si on peut ainsi interdire un pâté de gibier, qui dit que demain, avec l'effet de contagion qu'on peut craindre, ce ne sera pas le tour du pâté de lapin ou de faisan ?
Alain Lamassoure : Ce qui risque le plus sûrement d'empêcher la confection de ces pâtés, ce n'est pas la réglementation européenne, inexistante en ce domaine, c'est la raréfaction des grives.
Le Quotidien : 16 juin 1994
Le Quotidien : Le Traité d'union européenne a été approuvé par référendum. Peut-on réellement par le biais d'un simple amendement lors de la conférence intergouvernementale de 1996, en revenir à une simple communauté européenne ?
Alain Lamassoure : Cela ne pourra se faire que par modification du traité. Maastricht a prévu une mise à jour en 1996. Il faudra alors une réforme profonde qui est, selon moi, en réalité, un nouvel acte fondateur de l'Europe pour simplifier les institutions et pour que la maison européenne puisse accueillir, notamment, les pays d'Europe centrale et orientale. Parmi les mesures qui me paraissent souhaitables, il y a ce changement de nom. Je pense que la dénomination « communauté » exprime mieux l'originalité de la construction européenne, mieux qu'« union » qui est plus banal. Ce que nous construisons, c'est bien, une communauté de nations qui gardent leur souveraineté mais qui ont besoin d'agir ensemble dans un certain nombre de domaines. Cela ne ressemble à aucun autre modèle d'union politique connu.
Le Quotidien : La notion de communauté engendre inévitablement une impression de retour en arrière…
Alain Lamassoure : Ce n'est pas un retour en arrière, c'est un retour aux sources. Au départ, cette communauté n'était qu'économique, puis elle est devenue aussi politique. C'est donc une communauté tout court.
Le Quotidien : Mais l'Union européenne englobait les acquis communautaires du traité de Rome et de l'Acte unique, auxquels s'ajoutaient l'Union économique et monétaire, la politique étrangère et de sécurité commune, les affaires intérieures et de justice… Revenir à une communauté peut laisser penser que l'on abandonne ces trois piliers de Maastricht…
Alain Lamassoure : Ce n'est évidemment pas du tout ce que je propose. Le traité de Maastricht dans ces domaines comme dans d'autres à abouti à des solutions compliquées. Il y a, en effet, à la fois la Communauté qui subsiste – et qui est la seule à avoir une existence juridique – à laquelle s'ajoute l'Union politique qui est compétente dans des domaines nouveaux que sont la politique étrangère et les problèmes de justice. Je suis naturellement favorable au maintien de ces compétences, mais il faut qu'elles soient développées et précisées. Pour donner deux exemples : la politique étrangère commune sera l'une des dimensions fondamentales de l'activité européenne dans les prochaines années. De même, la politique de maîtrise des flux migratoires doit maintenant être conduite à douze et demain à seize. Pour exercer cet ensemble de compétences, je le répète, le mot « communauté » traduit mieux l'originalité et l'esprit de ce que nous voulons faire.
Le Quotidien : Vous estimez qu'il faut « refonder et réinventer » l'Europe. Comment peut-on avoir une telle ambition sans renégocier Maastricht ? Il ne peut plus être question d'une simple révision du traité…
Alain Lamassoure : Le traité lui-même prévoit sa propre adaptation, donc sa propre renégociation en 1996.
Le Quotidien : Vous ne récusez donc pas le principe d'une renégociation ?
Alain Lamassoure : Il est dans le traité. Tout le monde en est d'accord. Sur les vingt listes qui se sont présentées aux Européennes, il n'y en a pas une seule qui refusait la conférence de 1996. Il ne s'agira pas alors de simples adaptations mineures des institutions européennes, mais d'un nouvel acte fondateur. Nous devrons donc poser la question de confiance au peuple français car seul ce que le peuple a fait, le peuple peut le modifier. Nous devons également poser la question de confiance à tous nos partenaires. En premier lieu à notre partenaire allemand, la construction européenne restant un ensemble bâti sur des fondations franco-allemandes.
Le Quotidien : Il y aura donc un nouveau référendum à l'issue de la conférence de 1996…
Alain Lamassoure : Exactement et si cette procédure peut être généralisée dans l'ensemble des pays concernés, cela n'en sera que mieux. Mais cela dépend de chacun d'entre eux.
Le Quotidien : Vous venez de réaffirmer votre préférence pour une Europe à plusieurs vitesses. Cette notion a-t-elle une limite ?
Alain Lamassoure : Il faut distinguer l'Europe à la carte et l'Europe à plusieurs vitesses, qui me paraît inévitable et même souhaitable. L'Europe à la carte voudrait dire que chacun prend dans la Communauté ce qui l'intéresse et laisse le reste. Ce serait le contraire de la solidarité. L'Europe à plusieurs vitesses veut dire que dans le nouveau contrat de confiance qui sera signé en 1996, nous devons être tous d'accord sur les compétences de la Communauté. Autrement dit, il faudra redéfinir clairement quels sont les sujets que nous voulons traiter en commun. Mais nous ne pouvons accepter que certains pays pour certains objectifs aient besoin d'un délai supplémentaire. Pour la monnaie, c'est déjà admis dans le traité de Maastricht.
Le Quotidien : Mais cela va plus loin puisque la Grande-Bretagne en est exemptée si elle le veut.
Alain Lamassoure : Il faudra remettre en cause cette exemption, on ne peut accepter qu'un pays puisse sur des sujets aussi essentiels que la politique sociale ou la monnaie unique, rester indéfiniment en dehors. Ces différentes vitesses sont le seul moyen pour permettre à ceux qui veulent aller plus loin et plus vite d'avancer sans être freiné par le véhicule le plus long du convoi. Les politiques où l'on peut admettre des vitesses différentes sont, outre la monnaie, la politique de défense commune, la suppression des frontières intérieures et la politique de contrôle des flux migratoires. À l'inverse, les règles économiques du marché intérieur et de la concurrence sont des matières qui resteront obligatoire pour tous les pays membres.
Le Quotidien : Face au succès de la liste de Philippe de Villiers, n'êtes-vous pas tenté de tempérer vos convictions européennes ?
Alain Lamassoure : En aucune façon. Les principes d'un nouveau contrat fondateur et d'une Europe à plusieurs vitesses, je les ai exprimés pendant la campagne électorale. La vérité, c'est que le débat européen a été caricaturé entre une vision de la petite Europe fédérale, qui était celle des pères fondateurs il y a vingt ans, et une Europe des nations. C'est une Europe communautaire, ni fédérale ni confédérale, que nous construisons.