Article de M. Laurent Fabius, député PS, dans "Le Monde" du 31 mars 1994, sur l'analyse des causes de la montée du populisme, intitulé "Attention populisme".

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Attention, populisme

Par Laurent Fabius, ancien Premier ministre, député PS de Seine-Maritime

Au moment précis où nos partis politiques se félicitent – avec des raisons inégales – de leurs résultats cantonaux, voici que paradoxalement tout s'organise pour une montée du populisme en France. Les Italiens, eux aussi, viennent de voter et nous multiplions les commentaires sur le berlusconisme triomphant. Mais sommes-nous sûrs, flamboyance et spécificités transalpines en moins, d'être à l'abri de cette dérive.

Au commencement du populisme, en effet, il y a le mal de vivre. Or, depuis vingt ans s'accumulent chez nous les ravages du chômage, plus forts qu'ailleurs et qui frappent désormais toutes les couches de la société. Depuis vingt ans, nous n'avons su ni faire échec à ce fléau ni mobiliser réellement contre lui. Aujourd'hui encore, on n'explique pas avec assez de franchise les vraies causes et les remèdes possibles. L'un disserte avec componction sur les conséquences de la baisse éventuelle des taux d'intérêt, l'autre jure qu'avec seulement une forte réduction de la durée du travail... La vérité, c'est que les trente années glorieuses de l'après-guerre constituaient non pas une régie mais l'exception. La vérité, c'est que la croissance ne sera plus jamais comme avant et qu'elle ne résorbera pas le chômage. Il faut certes tout mettre en œuvre pour la nourrir davantage, mais il faut aussi savoir qu'elle ne suffira pas.

D'autant plus que là où on pourra créer des emplois en grand nombre, là où les besoins sont immenses (formation, santé, environnement, sécurité, développement humain…), la crise des finances publiques exigera de nouveaux modes de fonctionnement et de financement pour rendre solvables ces besoins. L'essentiel est dans ce double constat : d'un côté, le freinage des taux de croissance ; de l'autre, l'usure de l'État-providence, leur combinaison rendant extraordinairement difficile la solution, pourtant indispensable, du chômage. Et on n'apporte pas de réponse sérieuse quand on galère sur "la reprise qui va venir et arrangera tout" : oui, elle viendra mais ce sera une reprise sans embauche. On ne commence à répondre que lorsqu'on trace des pistes prises pour le redressement : un plan français pour le logement social, des projets européens concrets pour les grands équipements, le développement des emplois de proximité, la redistribution du temps de travail et des revenus, une exonération totale de charges pour les emplois non qualifiés. Ce qui signifie, qu'on le veuille ou non, une autre logique de développement. Tant qu'on n'aura pas convaincu les Français de ces solutions-là, tant qu'on ne les aura pas mises en place, le chômage s'étendra et avec lui l'insécurité, la drogue, la violence, l'exclusion, la porte ouverte aux démagogues de tout poil et parfois de grand talent.

Le mal de vivre conduit au mal d'espoir. C'est le deuxième ingrédient du populisme. On connaît les grandes explications de cette désespérance : les bouleversements économiques, la montée du sida, l'effondrement du communisme, le recul de la religion et de la famille, l'essaimage des guerres ethniques, cette liste des barrières écroulées, des repères effacés, des peurs accumulées, Cette longue liste n'est d'ailleurs nullement exhaustive. L'horizon est d'autant plus brouillé en France que la gauche n'a pas encore refait toutes ses forces ni ses idées, cependant que la droite, un an après, déçoit. Or nos compatriotes, plus que d'autres peuples peut-être, ont par tradition besoin d'un grand dessein, Seulement on a tant chanté les vertus vraies de l'humilité et du pragmatisme qu'il comble désormais presque obscène de proposer un idéal. Il n'y a plus d’action qu'expérimentale, plus d'ambition que limitée.

Le futur est censé n'amener aucun mieux, sauf le futur long, celui des croyances et des religions. Mais l'avenir direct lient perceptible, l'avenir individuel et terrestre, celui-là ne promet rien de bon, D'où la mise en cause de notions essentielles : le progrès, la responsabilité, l'effort. Si demain est pire qu'hier, alors à quoi bon ? La vie se vit de plus en plus dans l'instant. Notre rapport même avec le temps, – le sens de notre propre existence – est en train sous notre regard de changer. Des menaces partout, des espoirs nulle part le scénario est prêt pour que la génération de la crise se transforme on génération du désespoir.

Car le mal d'espoir touche bien sûr d'abord la jeunesse. L'affaire du CIP, les manifestations à répétition ne constituent qu'un symptôme. Symptôme de l'incompréhension d'un pouvoir à l'égard de l'angoisse des jeunes. Symptôme de cette angoisse elle-même, s'exprimant avec raison quand le Journal officiel de la République française proclame que les diplômes seront dévalorisés et que l'emploi des jeunes sera sous-payé. Au-delà des modalités techniques, comment ce gouvernement a-t-il pu oublier à ce point que le besoin d'espoir est au cœur de la nature humaine – et encore davantage au cœur des jeunes ? Quand un pouvoir montre qu'il ne comprend pas les adolescents, quand il leur refuse les moyens de leur avenir, alors ce besoin court le risque d'être dévoyé. On ne gouverne pas contre la jeunesse. Sur le CIP le gouvernement a failli. Le texte doit être purement et simplement abrogé.

Changer de méthode

Le troisième ingrédient du populisme, c'est précisément le "mal gouverner". Au centre des débats actuels, il y a l'État et l'action publique. Un État qui aujourd'hui ne remplit plus suffisamment ses fonctions d’organisateur de solidarité, de correcteur d'inégalités, de défenseur de la sécurité, de réducteur d'incertitudes; un État dont le rôle est d'autant plus important en France qu'il a bâti la nation ; un État vilipendé, mais un État regretté. Or le populisme, lui, confond l'État et la bureaucratie ; il favorise les corporatismes récuse l'intérêt général. D'où le nécessité – pour lutter contre ces dérives –, de défendre les services publics en les adaptant, de rendre l'action publique plus efficace parce que plus sélective et plus juste. Et de réaffirmer des valeurs en traduisant concrètement celles-ci : égalité, laïcité, solidarité, vérité.

Cela signifie que dans toute une série de domaines il est nécessaire de changer de méthode. Car si on rejette le populisme, on ne peut pas à la fois, comme le gouvernement actuel, plaider pour le dialogue social et consulter les syndicats par simulacre. On ne peut pas se dire attaché au jeu des forces démocratiques et accuser tel parti de récupération lorsqu'il s'oppose à un projet néfaste. On ne peut pas rejeter la pression de la rue et refuser qu'on débatte des problèmes du pays là où ils doivent l'être, c'est-à-dire au Parlement. Revenons à des méthodes de gouvernement saines : avant toute décision importante, une consultation complète, réelle, qui signifie reconnaissance du rôle des partenaires sociaux ; pour la décision, le Parlement ; au cours de l'explication et du suivi, écouter et, lorsqu'une erreur se produit, corriger très rapidement et complètement la trajectoire. Avec partout, sans cesse, de la disponibilité et de la simplicité. Ces règles sont celles de la démocratie, il est grand temps qu'on les retrouve.

Mais le gouvernement, objecte-t-on, voudrait réformer. Seulement, voilà : le peuple, ou telle catégorie, ne vaut rien comprendre, toute réforme se trouve donc paralysée ! Thèse commode, mais thèse fausse. Les Français ne sont pas hostiles aux réformes, ils sont hostiles au mal réformer. La révision de la loi Falloux, quoi qu'en disent certains aujourd'hui, menaçait le financement de l'école publique c'était une mauvaise réforme. Le premier plan Air France – on le voit bien par comparaison avec le second – était injuste et mal ficelé : c'était un mauvais plan. Le CIP a réussi le tour de force d'être à la fois provocateur, inefficace et dangereux c'est un .mauvais projet. Ces trois exemples ne condamnent nullement la notion même de réforme, ils condamnent ceux qui en ont fait ou qui en font une application erronée. Le mal réformer n'est qu'une variante du mai gouverner.

La puissance de la télévision

La combinaison de ces ingrédients débouche souvent sur le populisme. C'est pourquoi, aujourd'hui, je suis inquiet. D'autant plus que s'ajoute un facteur aggravant : la perversion possible du rôle des médias – et notamment de la télévision. Sa puissance peut tout construire ou tout démolir. Sous le scalpel des images et des commentaires, les manipulations et les mensonges devraient être démontés par les médias. Or c'est souvent le contraire qui se produit. La télévision brésilienne – plus l'argent – a fait un Président de la République, ultérieurement destitué pour corruption, La télévision américaine, plus l'argent a fait un candidat populiste à l'élection présidentielle qui a obtenu un score considérable. La télévision italienne, plus d'autres éléments, vient de faire un président du conseil en puissance. Les conditions ne sont évidemment pas les mêmes, mais au nom de quoi notre système médiatique serait-il à l'abri ? Quand de tels intérêts sont en jeu, personne ne peut faire confiance à la seule loi du marché, aux mécanismes de la concurrence ou à la fermeté d'âme des journalistes – si courageux soient-ils – pour empêcher les dérives. Le débat est ancien, il n'en est pas moins urgent.

On me dira ; les risques ne sont pas si grands, vous exagérez. Et puis qui viser vous exactement ? Je réponds que chacun doit balayer devant sa porte, qu'il peut y avoir du populisme partout, que celui-ci commence avec la facilité, la démagogie, le mensonge, que les chômeurs, si nombreux aujourd'hui, sont une proie toute désignée pour cette aventure malsaine ; qu’une partie des salariés, dont la promotion professionnelle est aujourd'hui bouchée l'est aussi ; que beaucoup d'habitants de quartiers déshérités, beaucoup de familles, nombre de commerçants, d'artisans, d'agriculteurs ou de pêcheurs, se retrouvent dans la même situation; que la violence affleure désormais partout; qu'il suffit d'analyser les suffrages obtenus par le Front national ou de l'abstention pour le constater ; qu'on risque de voir ce mouvement s'amplifier encore lors des prochaines consultations électorales ; bref, que la mèche est prête et qu'elle commence même de se consumer.

En écrivant cela, je ne joue pas les mauvais prophètes. Je demande seulement que, face aux risques do populisme, on réagisse – contre le chômage, contre le mal gouverner, contre les dérives médiatiques – et d'abord que les responsables politiques développent des projets, des projets autres que celui, pour les uns, de garder te pouvoir, et, pour les autres, de le reconquérir. Car si les contraintes de toute nature, françaises, européennes, mondiales sont proclamées insurmontables, si l'action politique revendique de ne rien pouvoir améliorer, si les équipes alternatives sont perçues comme des clones, si tout vaut tout, alors rien ne vaut rien et l'opinion ne le supportera pas.

La démocratie, c'est le choc maîtrisé des projets. Les deux années de gouvernement Balladur vont échouer parce qu'elles prennent le même triste chemin que les deux années de gouvernement Chirac : au début la légitimité populaire, puis la tentative de bouclage, puis le creusement des inégalités, et, au milieu, la rupture avec les jeunes. Cet échec, on l'entrevoit déjà, même si le calendrier n'est pas connu, À la gauche donc – tôt ou tard – de se préparer. Abandonnant définitivement l'étatisme et l'uniformité, promouvant l'égalité des chances, l'épanouissement individuel, l'action publique efficace, l'imagination et la solidarité. Le pays a besoin d'espoir. Ou bien ce seront les populistes, ou bien ce sera nous.