Texte intégral
RMC le jeudi 4 juin 1998
Philippe Lapousterle : Le conflit des pilotes dure, vous le savez évidemment aussi bien que nous. Pensez-vous, dans cette affaires, que les pilotes sont fondés dans leur action, qu’ils ont raison ? Ou bien qu’ils doivent tenir compte des responsabilités particulières de la France dans les jours à venir et dans le secteur qui est le leur ?
Louis Viannet : « Si vous voulez, on pourrait élargir la réflexion. Parce qu’il y a effectivement le conflit des pilotes, mais il y a toute une série de mécontentements qui se manifestent et qui vont se traduire aujourd’hui par un nombre important de manifestations en région parisienne. »
Philippe Lapousterle : Quatre à Paris…
Louis Viannet : « Plus que ça : sept même, si l’on compte un certain nombre de rassemblements, puisqu’il y a l’arrivée de la marche des privés d’emploi ; il y a une grande manifestation unitaire du personnel EDF-GDF qui… »
Philippe Lapousterle : Les arsenaux…
Louis Viannet : « Les arsenaux, les employés de commerce qui se battent contre la dénonciation de la convention collective. Ce que je crois, c’est qu’évidemment, il y a un large accord pour que la Coupe du monde soit véritablement une grande fête populaire et ne soit perturbée par aucune difficulté. Mais s’il y a un large accord pour cela, pour autant, les problèmes ne disparaissent pas. Et non seulement ils ne disparaissent pas mais dans tous les secteurs où se pose un problème de manque d’effectifs, de conditions de travail difficiles, bref des raisons de mécontentement qui durent, la perspective d’un surcroit de travail qui va considérablement aggraver les conditions des horaires, les conditions de roulement, suscitent effectivement un mécontentement qui fait que les problèmes viennent avec une plus grande acuité. Maintenant, sur le conflit des pilotes lui-même, je ne porte pas de jugement sur la façon dont se positionne le Syndicat des pilotes, mais je prends en compte plusieurs choses. D’abord, il y a une question qui se pose : il y avait un plan à échéance du 31 mai, c’est une date qui était connue depuis longtemps. La date de la Coupe du monde était connue depuis longtemps. Je pose la question : pour quelle raison a-t-on attendu le dernier moment pour engager des discussions dont on savait qu’elles seraient forcément difficiles ? Et à partir de là, il y a un peu la tendance de discuter le dos au mur par rapport à la perspective… »
Philippe Lapousterle : Vous pensez que la direction a attendu de manière délibérée ?
Louis Viannet : « C’est à M. Spinetta qu’il faudrait poser la question. Mais en tout cas, je considère que ça a été pour le moins maladroit d’attendre la dernière limite pour engager des discussions sur un dossier d’autant plus compliqué qu’effectivement, on parle beaucoup du problème des pilotes, mais il y a d’autres catégories de personnels, à Air France, qui ont déjà eu à supporter des mesures qui ont pesé sur les salaires, des mesures de suppressions d’emplois, des mesures qui ont influencé les conditions de travail et qui sont également dans une situation de légitime défense par rapport à des problèmes essentiels. »
Philippe Lapousterle : Quand vous avez entendu le Président de la République appeler, hier, au sens des responsabilités des pilotes, vous pensez qu’il a raison, vous soutenez son appel ?
Louis Viannet : « Oui, moi je suis complètement attentif à tous les appels à l’esprit de responsabilité qui émanent. Mais cela ne peut pas jouer à sens unique. L’esprit de responsabilité, si l’on veut se situer par rapport à un événement que l’on considère important, il doit jouer des deux côtés. Il doit jouer bien sûr du côté du personnel, mais il doit jouer également du côté des directions qui doivent prendre en compte d’une part le surcroit de travail que va provoquer la Coupe du monde et, d’autre part, le fait que les problèmes qui viennent à la surface, dans la perspective de ce surcroit de travail, sont des problèmes pour lesquels il y a déjà eu des luttes, pour lesquels la CGT fait des propositions, et, pour le moment, pour lesquels les directions n’ont pas répondu. »
Philippe Lapousterle : D’une manière générale, un mot pour en finir avec cette affaire-là : est-ce que le Mondial mérite une trêve sociale de cinq semaines ou non ?
Louis Viannet : « Ça dépend ce qu’on appelle “la trêve sociale“. Moi, je dis que le Mondial c’est une chose, mais le fait qu’il existe ne supprime pas les problèmes. Il ne faut pas s’étonner, à partir du moment où des problèmes restent bloqués, qu’il y ait… Parce que le Mondial ne lève pas l’inquiétude des personnels de la Défense par rapport à leur devenir ; il ne lève pas le mécontentement des employés du commerce par rapport à la suppression de la dénonciation de la convention collective par le patronat ; le Mondial ne lève pas les inquiétudes légitimes du personnel d’EDF-GDF qui se bat contre l’application d’une directive qui risque, à terme, de mettre en cause et le statut de l’entreprise et le statut du personnel. Il faut quand même être sérieux. »
Philippe Lapousterle : Dans quelques heures vous serez chez le Président de la République : vous allez lui dire quoi : ça ?
Louis Viannet : « Je vais lui dire ça : encore dans le cadre de la répartition des responsabilités constitutionnelles, il n’est pas en prise directe avec ces dossiers-là. Ceci étant, je considère qu’à partir du moment où il reçoit le secrétaire général de la CGT, j’imagine difficilement qu’on puisse éviter d’aborder ces discussions qui sont au cœur des réalités sociales et économiques d’aujourd’hui. »
Philippe Lapousterle : Tout le monde a parlé de l’anniversaire du gouvernement Jospin. Vu de chez vous, secrétaire général de la CGT, quel bilan en faites-vous d’un point de vue social ?
Louis Viannet : « Je dirais d’abord qu’un an, c’est un anniversaire, ce n’est pas forcément un anniversaire propice à faire un… »
Philippe Lapousterle : S’il en reste un moment…
Louis Viannet : « Eh bien je dirais qu’il y a un certain nombre de choses intéressantes qui ont été faites, mais vraiment il en manque ; et il en manque sur un terrain essentiel : sur le terrain de la justice sociale. Il ne faut pas s’étonner que dans un pays où l’on a plus de quatre millions de chômeurs, on a sept à huit millions d’hommes et de femmes qui sont déstabilisés parce qu’ils sont en précarité, parce qu’ils ont des doutes sur leur avenir, parce qu’ils ont des conditions de vie difficiles, liées au manque de travail ou à des salaires insuffisants — alors que dans le même temps, les profits boursiers battent tous les records ! Il y a des gens qui sont en train de ramasser des fortunes sans que l’on sente une volonté politique affirmée de véritablement peser pour jouer dans le sens de la redistribution ! Il ne faut pas s’étonner si, effectivement, il y a à la fois une morosité certaine et un mécontentement qui peut ou va s’exprimer d’une façon ou d’une autre. »
Philippe Lapousterle : C’est ce que vous prévoyez ?
Louis Viannet : « Oui, mais non seulement je le vois mais… »
Philippe Lapousterle : Vous l’organisez ?
Louis Viannet : « Mais la CGT tiendra ses responsabilités. »
Philippe Lapousterle : Doit mieux faire, Jospin, alors ?
Louis Viannet : « C’est sûr, c’est sûr. Mieux faire et plus vite. »
RTL le mercredi 10 juin 1998
Olivier Mazerolle : La CGT est la seule confédération syndicale à soutenir le mouvement des pilotes à Air France. La CGT est isolée ?
Louis Viannet : « Je considère que c’est une façon un peu rapide de présenter la situation. Nous sommes en présence d’un conflit qui effectivement pose un certain nombre de questions. La première question, que je continue à poser : comment se fait-il qu’on ait attendu le dernier moment pour ouvrir des négociations sur un dossier aussi difficile ? On parle aujourd’hui d’un moratoire, on parle de reporter les négociations, mais pourquoi ne l’a-t-on pas décidé plus tôt ? Pourquoi n’a-t-on pas décidé que la date du 31 mai qui était connue depuis un an posait des problèmes compte tenu de la proximité de la Coupe du monde et fixé une autre date ? Deuxièmement, le Pdg considère que la baisse des coûts salariaux est la condition des conditions pour la survie de l’entreprise. Evidemment, il y a tout une campagne pour faire vibrer corde facile de la jalousie par rapport à la rémunération des pilotes, en oubliant de tenir compte de ce que sont leur niveau de qualification, leur niveau de responsabilité et les contraintes liées à leur métier ! Mais ce que je veux dire, c’est que ce ne sont pas seulement les pilotes qui sont concernés par cette politique, c’est l’ensemble des catégories qui est visé et par la baisse des salaires, et par l’aggravation des conditions de travail ! La double grille contre laquelle se battent les pilotes, elle a déjà été imposée aux personnels navigants commerciaux et le blocage des salaires a déjà frappé toutes les catégories ! »
Olivier Mazerolle : Mais le reste du personnel d’Air France en a assez de cette grève des pilotes parce qu’il redoute tout simplement le déclin de la compagnie et voire même la disparition de la compagnie.
Louis Viannet : « Oui, et ils redoutent également que la solution de ce conflit se fasse sur leur dos ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à partir du moment où chacun se sent effectivement visé par les mesures de déréglementation, par les menaces de privatisation, il y a maintenant une demande qui est soutenue par la majorité du personnel qui dit il faut ouvrir des négociations portant sur l’ensemble des problèmes et pas seulement sur le problème des salaires. »
Olivier Mazerolle : Mais vous n’avez pas le sentiment que c’est vraiment l’avenir d’Air France qui est en cause en ce moment ?
Louis Viannet : « J’ai surtout le sentiment qu’on est en train de mesurer la nocivité d’une certaine conception des rapports sociaux et des négociations sociales dans ce pays. Je reconnais que le cavalier seul du syndicat des pilotes, le fait qu’il n’ait rien fait pour faciliter la convergence entre les différentes catégories de personnel est un handicap pour la compagnie, un handicap pour l’issue de ce conflit, parce que je pense qu’avec l’ensemble des catégories de personnel, des pistes de solutions pouvaient être trouvées. Enfin, je voudrais comprendre une chose : personne n’a encore expliqué pourquoi on est passé en 24 heures d’une déclaration conjointe du PDG et du SNPL disant l’un et l’autre qu’on était à la veille d’une issue, pour se retrouver aujourd’hui dans une situation qui peut paraître inextricable. Qui joue la politique du pire dans cette affaire ? »
Olivier Mazerolle : La politique du pire, ce serait pour servir quoi ?
Louis Viannet : « Ce que je constate, c’est qu’on commence à voir remonter toutes les sirènes en faveur de la privatisation à partir de ce conflit. »
Olivier Mazerolle : Un de vos collègues, M. Deleu, de la CFTC, y est favorable.
Louis Viannet : « C’est sont problème ! Ce qu’il faut qu’il sache, Deleu, c’est que la majorité du personnel d’Air France est opposée à la privatisation de cette compagnie, ce qui explique d’ailleurs la grande vigilance avec laquelle le personnel suit l’évolution de la situation. »
Olivier Mazerolle : S’il s’agit de service public, est-ce que la réquisition des pilotes, comme certains l’évoquent, sera acceptable pour vous ?
Louis Viannet : « En France, s’il y a un problème qui est susceptible de susciter un élan de solidarité parmi les organisations syndicales et parmi les salariés, c’est quand on touche au droit de grève. Si le Gouvernement s’amuse à ça, alors, il ouvre une situation conflictuelle dont personne ne peut aujourd’hui mesurer la portée. »
Olivier Mazerolle : Mme Notat dit que le service public, il faut préserver le droit de grève, mais trouver aussi une méthodologie qui rende ce droit compatible avec ce qu’est le service public.
Louis Viannet : « Puisqu’on parle de méthodologie, je vous rappelle qu’à partir du moment où on savait qu’il y avait une date fatidique qui était le 31 mai, qui était connue depuis un an, il fallait éviter… »
Olivier Mazerolle : Pas d’amendement au droit de grève dans le service public ?
Louis Viannet : « Sûrement pas, non sûrement pas ! Ça, c’est vraiment le sujet conflictuel par excellence. »
Olivier Mazerolle : A propos de service public, vous avez toujours dit que la CGT ne voudrait pas se servir de la Coupe du monde, mais on voit que comme par hasard, dans plusieurs villes de France, les transports en commun vont se mettre en grève le jour où a lieu un match de la Coupe du monde.
Louis Viannet : « Pourquoi “comme par hasard“ ? Pourquoi la CGT toute seule, puisque la plupart de ces actions sont à l’appel de toutes les organisations syndicales ? Si elles sont à l’appel de toutes les organisations syndicales, c’est bien parce qu’elles portent comme exigences des problèmes qui touchent à la fois aux conditions de travail et aux conditions de vie, conditions de travail et conditions de vie qui, dans les villes où effectivement il va y avoir des matchs de Coupe du monde, atteignent un seuil insupportable. »
Olivier Mazerolle : Que répondez-vous à ceux qui disent « Dans le fond, le service public, c’est la pétaudière : ça favorise la grève, parce que de toute façon il y a la garantie de l’emploi, la conviction que l’Etat finira bien par céder et que les contribuables paieront » ?
Louis Viannet : « D’abord, je vous ferai remarquer qu’il y a un certain nombre d’entreprises publiques qui fonctionnent sans que ce soit les contribuables qui payent ; ensuite, le service public en France tient une place et joue un rôle dont à mon avis on se refuse à parler correctement : jamais les entreprises françaises n’auraient atteint le taux de productivité qu’elles ont atteint s’il n’y avait pas eu au niveau de l’énergie, au niveau des télécommunications, au niveau des transports, des conditions de satisfactions des besoins, y compris des besoins des entreprises et des grands groupes, s’il n’y avait eu les services publics. C’est cela que nous voulons défendre, en même temps que le statut des personnels, en même temps que la qualité de services à rendre aux usagers, qu’ils soient individuels ou collectifs. Ça, c’est une question sur laquelle nous ne transigerons pas. »
Olivier Mazerolle : Avez-vous le sentiment que MM. Gayssot et Jospin chantent la même chanson ?
Louis Viannet : « Je n’ai pas eu le sentiment qu’ils chantaient des chansons, mais ce que je constate, c’est qu’en définitive, on a là maintenant un conflit où effectivement il faut que le Gouvernement pèse de tout son poids pour qu’on arrive à une solution négociée. »