Interviews de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales de la santé et de la ville, à France-Inter le 1er et dans "Le Figaro" du 25 mars 1994, sur le film de M. Spielberg "La liste de Schindler", "sur le témoignage des anciens déportés et la transmission de la mémoire et sur le procès Touvier.

Prononcé le 1er mars 1994

Intervenant(s) : 

Circonstance : Inauguration, le 24 mars au cimetière du Père Lachaise à Paris, d'un monument à la mémoire des déportés de Bergen Belsen

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - France Inter - Le Figaro

Texte intégral

France Inter - Mardi 1er mars 1994

Question : Qu'avez-vous pensé du film de S. Spielberg ?

Simone Veil : C'est un tournant dans la représentation de la déportation. Il y a eu des documentaires, des films qui ont tenté des reconstitutions avec plus ou moins de succès, « Shoah », irremplaçable - j'espère que tout ce qu'a tourné Claude Lanzmann a été conservé - et puis, on entre désormais dans l'ère du cinéma, avec tous ses pouvoirs d'émotion et d'attraction. C'est le très grand mérite de ce film. Les gens se rendront compte du drame, de l'horreur, de la gratuité de l'assassinat par les SS. Il y a eu aussi des justes. L'exemple de Schindler est particulier et unique. Il y en a eu beaucoup d'autres, anonymes et généreux.

Question : Votre avis sur la représentation historique ?

Simone Veil : Les camps n'étaient pas tous pareils, tout comme les ghettos. Les juifs de France ont été déportés rapidement de Drancy vers Auschwitz. Comme tous les gens qui ont de tels souvenirs, quand ils vont voir un film, ils veulent retrouver ce qu'ils ont vécu. Là, ce n'est pas le cas : l'histoire de Schindler est unique ; Auschwitz n'est pas reconstitué ; cette histoire est vécue du point de vue d'un narrateur extérieur ou de Schindler. Ce n'est pas un miroir.

Question : Des déportés ont pourtant tenu à ce que se fasse ce film.

Simone Veil : Oui, mais nous avons un vécu différent. C'est celui d'un groupe qu'il a sauvé de la mort. Ils ont voulu lui rendre hommage, ce que je trouve tout à fait normal. Pour les autres, cela peut ne rien rappeler puisque c'est un vécu dont ils n'ont pas eu conscience que ça pouvait exister. L'image des SS n'est pas celle que nous avons. Là, on a des SS fous, alors qu'ils nous apparaissaient comme des hommes ordinaires. Les déportés, sauf un dans les films, le comptable, subissent tous. Ils sont broyés par la machine et n'existent guère. Il est difficile pour un déporté de se remettre dans cette histoire.

Question : Fallait-il faire ce film ?

Simone Veil : Bien sûr ! Il est très important de rappeler l'Histoire. C'est toujours par la fiction que l'on attire les gens.

Question : L'indicible peut-il être dit, l’immontrable montré ?

Simone Veil : Notre indicible n'est pas montré : l'odeur, le silence, l'angoisse de la mort. Le silence ne parle pas. Beaucoup de gens se rendront compte de ce qu'a été une partie de cette horreur et le compléteront en allant voir « Shoah ». Il faut voir les deux.

Question : Est-ce que ces horreurs s'arrêteront un jour ?

Simone Veil : Mon pessimisme et mon optimisme m'amènent à penser que beaucoup de choses vont mieux entre juifs, chrétiens et arabes. Ce film est la traduction de ce que je pense depuis les camps : il y a dans tout être humain le meilleur et le pire. Ce Schindler n'est même pas sympathique, mais il sait avoir pitié et être courageux. C'est ce que j'ai appris au camp. Chez beaucoup d'êtres humains, et parmi les déportés, c'est vrai. C'est souvent l'amour d'un autre qui venait transcender cette férocité. Il faut toujours garder l'espoir, même petit.


Entretien au « Figaro » - 25 mars 1994

Le Figaro : En moins d'un mois, l'Histoire a été d'actualité par le biais d'un film grand public américain (La liste de Schindler de Spielberg, sept oscars), puis l'ouverture du procès d'un ancien collaborateur, Paul Touvier. Dans un tel contexte, quel est le rôle d'un ancien déporté dans la transmission de la mémoire ?

Simone Veil : Les anciens déportés ont été les victimes, mais aussi les seuls témoins. Très peu ont survécu à la déportation. Sur 75 000 déportés juifs de France, moins de 3 000 sont rentrés. La plupart sont aujourd'hui morts ou âgés. Vis-à-vis de tous ceux qui sont morts dans les camps, de nos parents, de nos amis, exterminés dès leur arrivée ou dont nous avons partagés les souffrances avant de les voir mourir dans des conditions atroces, nous avons tous pris un engagement : celui de témoigner. Ce que, pour la plupart d'entre nous, nous avons fait, même si notre parole a été souvent occultée parce qu'il était plus facile de ne pas nous entendre.

Naturellement, les historiens prennent de plus en plus la relève, et je m'en réjouis. Leurs travaux sur les faits eux-mêmes et sur leurs origines fournissent une réponse irréfutable à tous ceux qui nient qui relativisent des réalités incontestables. Ils ont un rôle pédagogique essentiel pour l'éducation des jeunes, même s'il subsiste dans la folie nazie une part d'absurdité et d'inexplicable. Après le temps du témoignage, vient inévitablement celui de l'histoire, également celui de la fiction. Il y a toujours un moment où les évènements, même les plus cruels, entrent si je peux dire dans le domaine public. Il en est ainsi de tout ce qu'il remonte au plus loin fond la mémoire des hommes, des plus belles pages de l'Histoire comme des plus sinistres.

La volonté d'informer, le recours à l'expression picturale, littéraire ou cinématographe, les analyses et les interprétations, comportent évidemment des risques de déformation, voire de désinformation. C'est encore plus vrai pour ce qui touche à la déportation, dont le vécu est incommunicable, d'autant que les nazis ont pris soin d'effacer le maximum de preuves. Pourtant, une telle représentation de l'Histoire et à la fois inévitable et utile. Les romans, les films peuvent jouer un rôle positif, dans la mesure où ils touchent davantage la sensibilité de ceux auxquels ils s'adressent, en faisant appel à l'émotion par un processus d'identification aux personnages. Tel document filmé qui montre des tas de cadavres, de cheveux, de paires de lunettes trouvés à la libération des camps laissera toujours une impression d'horreur indélébile. Mais une série télévisée comme « Holocauste », diffusée dans le monde entier, a permis à des centaines de milliers de personnes de comprendre comment en Allemagne, une famille « ordinaire » a pu subir ce destin, simplement parce qu'elle était juive.

Le Figaro : Avez-vous toujours eu cette ouverture sur la transmission du témoignage ou est-ce le fruit d'une évolution ?

Simone Veil : Oui, j'ai toujours voulu témoigner, même si j'éprouvais la difficulté de communiquer ce qui est, dans une certaine mesure, indicible et si j'ai souvent ressenti combien nos proches, ceux qui nous aiment le plus, étaient réticents à entendre des choses qui les bouleversaient. D'autant que nous relations souvent avec une précision presque cynique, des faits insoutenables. Tout de suite après la guerre, les déportés mais aussi ceux qui avaient vécu la guerre, avaient aussi envie de tourner la page, ne serait-ce que pour avoir plus de force pour survivre. Les premiers récits sur les camps, les plus admirables, ceux de Primo Levi, n'ont eu que quelques centaines de lecteurs, pour une raison qu'il avait lui-même pressentie : « On ne nous croira pas, on ne nous écoutera pas… »

Le Figaro : Quand on regarde ces évènements avec cinquante ans de recul et ce qu'a apporté la recherche historique, a-t-on la même analyse ?

Simone Veil : Oui, parce que nous-même avons parfois du mal à croire que nous avons vécu des épreuves non seulement aussi horribles mais aussi absurdes. Un exemple parmi d'autres : le camp d'Auschwitz avait été vidé progressivement à partir du mois d'octobre 1944 et je suis partie dans un des derniers convois qui a quitté Birkenau et qui a fait un très long périple pour arriver à Bergen-Belsen. Tout était absurde : de nous avoir emmenés si loin pour nous exterminer et de nous évacuer ensuite dans un si piètre état, en laissant des cadavres dans chaque gare, alors que, devant l'avance russe, les Allemands ne pouvaient pas toujours évacuer les soldats et leur propre population. Les durs travaux qui nous étaient imposés à Auschwitz ne servaient à rien, sauf à nous exténuer et à nous humilier, poser des rails de chemins de fer qui ne menaient nulle part, déplacer des pierres d'un endroit à l'autre pour les remettre ensuite à la place où elles étaient précédemment. David Rousset a très bien analysé cette absurdité dans son livre Le Pitre ne rit pas.

Le Figaro : Un procès comme celui du milicien Paul Touvier pose-t-il les mêmes problèmes de compréhension, cinquante ans après les faits ?

Simone Veil : J'ai toujours pensé que le travail des historiens apporterait plus que des procès tardifs, surtout compte tenu de l'interprétation donnée au concept de « crime contre l'humanité ». La dramatisation qui intervient lors d'un procès, grâce à une certaine personnalisation, a sans doute un effet émotionnel plus grand. Mais, en tant qu'ancien magistrat, je reste perplexe quant aux moyens et à la valeur d'exemplarité d'une justice qui intervient longtemps après les crimes, alors que les témoins n'ont plus toujours des souvenirs très précis, que les magistrats et les jurés ont du mal à comprendre le contexte des faits incriminés. Même Touvier a aujourd'hui l'air d'un homme âgé qui peut paraître pitoyable et qui fait oublier l'homme jeune et impitoyable. Mais, dans ce cas, ce qui rend le personnage fidèle à ce qu'il était, c'est qu'il a lui-même provoqué ce procès. Alors que sa peine principale était elle-même prescrite, il a voulu être gracié des peines d'interdiction de séjour et de privation de ses biens. Il recherchait une restitution de tous ses droits sans avoir jamais exprimé le moindre sentiment de culpabilité ou de repentir. Je reste cependant réservée ayant quant à la notion d'imprescriptibilité, même pour des crimes contre l'humanité.

Le Figaro : Les jeunes générations vous paraissent-elles plus à même d'accepter de comprendre, vos témoignages ?

Simone Veil : Oui, les jeunes sont très curieux de ce douloureux passé, mais ils ont du mal à comprendre, à imaginer ce que fut la guerre et a fortiori la déportation. Ils ont tendance à faire un amalgame avec tous ses crimes liés à la guerre, à la répression, à la violation des droits de l'homme qui se sont hélas multiplié depuis. Il est important - ne serait-ce que dans un souci de vigilance et de prévention - de marquer la spécificité du génocide hitlérien, fondé sur une idéologie raciste, dirigée contre les juifs et les tziganes, uniquement parce qu'ils étaient nés juifs et tziganes, et visant une extermination systématique, comme celles dont furent victimes les Arméniens ou toute une partie de la population du Cambodge.

En effet, l'assimilation de tous les drames de l'Histoire, à laquelle mène une analyse trop succincte de leurs causes et de leurs conséquences, peut avoir des effets pervers. Mais, pour empêcher que de telles catastrophes ne se reproduisent, il faut être attentif à tous les phénomènes qui peuvent les favoriser et, même s'ils ne présentent pas le même degré d'horreur, les dénonce inlassablement.