Interview de M. Jacques Toubon, ministre de la culture et de la francophonie, dans "Le Monde" du 26 mai 1994, sur la gestion de l'Opéra de Paris notamment le plan de licenciement collectif et le partage de la programmation entre l'opéra Bastille et l'opéra Garnier.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Le Monde

Texte intégral

M. Toubon : "J'appuie sans restrictions le plan de licenciement collectif" à l'Opéra national de Paris.

Moins de neuf mois après son entrée au ministère de la culture et de la francophonie. Jacques Toubon annonçait, le 25 novembre 1993, son intention de mettre un terme aux maladies endémiques de l'Opéra de Paris : valse des administrateurs généraux, ambiguïtés structurelles, mécontentement des personnels, qui s'est traduit depuis l'ouverture de Bastille, en juillet 1989, par des préavis de grève fréquents (même s'ils furent rarement suivis d'effets). Hugues Gall fut alors nommé au poste de directeur unique de Bastille et de Garnier. Et la décision fut prise de fermer Garnier pour travaux, pour une période de dix-huit mois à compter de la fin de cette saison.

Le nouveau directeur ne prendra ses fonctions qu'en août 1995 après que Jean-Paul Cluzel, directeur par intérim, aura réglé les affaires courantes et les conflits sociaux. Un rapport avait en effet été demandé antérieurement à Hugues Gall. L'ancien bras droit de Rolf Liebermann, patron du Grand Théâtre de Genève, y souhaitait que l'Opéra national de Paris se donne les moyens de mieux assumer son destin d'industrie "rentable". Différentes mesures étaient proposées (meilleure gestion des salles et des productions, captations télévisuelles systématiques, etc.). En ce qui concerne le personnel, était publié par M. Cluzel, au début du mois de mai, un projet de plan social qui prévoyait la suppression de cent dix-neuf postes et, par le biais de certains départs en retraite ou en préretraite, cent trente-six autres départs au total, répartis entre Bastille et Garnier, assortis des "mesures d'accompagnements" d'usage. Depuis, les préavis de grève n'ont cessé de pleuvoir sur les productions de Garnier et, plus encore sur celles de Bastille, pour aboutir à l'annulation du projet de vidéotransmission de Tosca, mercredi 25 mai, dans une quarantaine de villes en régions. L'opéra de Puccini voyait sa première représentation lundi 23 mai dans la mise en scène de Werner Schroeter (Le Monde du 25 mai). Mais un préavis de grève pesait toujours sur la seconde, à Bastille, mercredi. Les consultations de l'ensemble des personnels se poursuivant dans l'après-midi, le public ne pouvait être fixé qu'in extremis.

Tout en se déclarant entièrement solidaire de l'attitude ferme de Jean-Paul Cluzel face aux syndicats (dont le mot d'ordre reste : "zéro licenciement"). M. Toubon, ministre de la Culture et de la Francophonie, était resté discret sur le sens à donner à ce plan social. Nous lui avons demandé de préciser sa position.

Le Monde : Vous n'avez jamais prononcé le mot de licenciement.

J. Toubon : Que les choses soient claires. L'Opéra de Paris est l'un des dossiers sur lesquels j'ai été le plus rapidement amené à prendre des décisions. J'ai décidé de resserrer les boulons, demandé des économies dès 1993 et fait en sorte que les productions de l'année 1994 soient moins onéreuses. J'ai lancé Hugues Gall en missionnaire. En dehors de sa proposition de réactiver la salle modulable, j'ai accepté l'ensemble de son plan qu'il faut maintenant mettre en œuvre. Préparer des programmations à long terme, négocier avec les metteurs en scène, afin d'éviter les surprises et les annulations, réduire globalement les frais généraux, rendre techniquement possible les coproductions internationales, s'engager à mettre au niveau actualisé de la loi de finances 1993 la contribution de l'État, soit 532 millions de francs.

Ces mesures laissent apparaître, malgré tout, en année moyenne, un déficit de 25 millions de francs. Je ne vois pas comment un ministre pourrait accepter cette perte structurelle. Mon souci n'est pas seulement de gérer, de faire des économies, mais aussi de créer un terrain stable pour de vraies ambitions artistiques. Afin de résorber ce déficit, je dois réduire le personnel.

Tous les anciens dirigeants de Bastille étaient conscients de la nécessité de ce "dégraissage", aucun n'a osé l'opérer, faute peut-être d'un appui clair du côté de la tutelle. Aujourd'hui, j'appuie sans restriction le plan de licenciement collectif : cent dix-neuf suppressions de poste, compensées par 30 millions de francs de mesures d'accompagnement.

J'aime trop l'opéra pour ne pas prendre mes responsabilités. Cela implique à un moment quelconque une épreuve de vérité. Qu'elle ait lieu ou non dépend désormais des syndicats. Ils s'acharnent à refuser le dialogue, la balle est dans leur camp. Mais j'aimerais que l'ensemble des personnels qui travaillent dans les entrailles des deux grands théâtres participent à l'effort de redressement et nous aident à maintenir le cap.

Le Monde : Jean-Paul Cluzel aime rappeler que les annulations dues aux dernières grèves ont fait perdre, depuis le 13 mai, 3,6 millions de francs à l'Opéra de Paris. Mais 6 millions de francs se sont envolés, il y a plus d'un an, à la suite d'un détournement de fonds. La direction est restée discrète sur ce vol.

J. Toubon : Une instruction est en cours. S'il faut la relancer, je serai le premier à m'y employer. Que les grèves diminuent les recettes, c'est un fait, on ne peut pas le cacher. Mais il faut surtout se demander si l'on ne va pas, avec ces grèves à répétition, vers une extinction pure et simple des activités de l'Opéra. Je ne suis pas un croquemitaine, ni un obsédé de budget. Je pense que l'Opéra est trop important pour qu'on le laisse dans cet état.

"Bastille n'est pas un enfant mal né"

Le Monde : Le pari d'une grande cité lyrique à la Bastille a-t-il vraiment été tenté ? Le sera-t-il jamais ?

J. Toubon : Une mise au point, pour commencer. Si j'avais été ministre de la culture en 1982, je n'aurais pas donné mon accord pour que l'on construise la Bastille. Certains pensaient alors que les difficultés de Garnier étaient endémiques et qu'on en finirait en construisant un second établissement. Je pense, bien au contraire, qu'il fallait à tout prix faire fonctionner Garnier.

Aujourd'hui, nous nous retrouvons avec deux théâtres, dont l'un ultra-moderne et l'autre qui va être mis à niveau. On n'en est plus à la "cité lyrique" préconisée par Pierre Berger et par son dernier administrateur général, Jean-Marie Blanchard. Il faut que les deux théâtres se partagent une programmation lyrique, chorégraphique et symphonique équilibrée. Il faut utiliser Bastille pour des spectacles adaptés à ses dimensions. L'excellence des spectacles, une plus large ouverture au public : voilà les ingrédients de la réussite. Bastille n'est pas un enfant mal-né. Mais il faut cesser de programmer à Bastille des productions inadaptées à sa technique de scène et inexploitables en coproductions.

Le Monde : Cent dix-neuf postes sont aujourd'hui supprimés. Que se passera-t-il lorsqu'on rouvrira Garnier ?

J. Toubon : Le plan social a été prévu pour que le personnel restant suffise exactement aux besoins des deux salles en exercice. Éventuellement, certains contrats à durée déterminée seront transformés en postes fixes. Mais il n'y aura ni charrettes ni réembauches lorsque Garnier rouvrira ses portes.