Interviews de M. Alain Lamassoure, ministre chargé des affaires européennes, à RTL le 9 septembre 1994, dans "La Tribune Desfossés" le 22 et "Le Figaro" le 29, sur l'idée d'un nouveau contrat fondateur entre les pays européens, sur les contours de l'Europe élargie autour d'un "noyau dur" et sur les priorités de la présidence française.

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Média : RTL - La Tribune Desfossés - Le Figaro

Texte intégral

Q. : Le chef de l'État a sur l'Europe une attitude plus réservée que le gouvernement et notamment Édouard Balladur ?

R. : Je ne le crois pas. Sous réserve de précisions de sa part, il a critiqué la formule d'Europe à géométrie variable mais dans l'interview qu'il a donnée au Figaro, il a repris de manière assez longue, des positions qui correspondent aux nôtres. L'histoire va très vite actuellement en Europe. Après avoir réalisé le grand marché unique économique, nous nous rendons compte qu'il faut faire plus à Douze. Nous nous rendons compte que, notamment avec la crise monétaire de l'année dernière, il faut faire l'Union monétaire vite pour achever ce marché. Nous nous rendons compte quand nous voyons les difficultés pour régler la tragédie en Bosnie, que nous avons maintenant une politique européenne commune, une action commune en Bosnie, mais faut d'un outil militaire au service de cette action, nous sommes obligés de recourir à l'OTAN, la communauté internationale. Et nous sommes en partie paralysés. Enfin, nous voyons qu'un sujet comme la politique migratoire, la maîtrise des migrations ou la lutte contre la grande criminalité, la drogue, nous devons désormais les traiter en Européens.

En même temps, nous voyons des pays nouveaux qui souhaitent nous rejoindre. L'Autriche et les pays scandinaves sont en train de le faire. La Pologne, la Hongrie, tous les pays d'Europe de l'Est veulent nous rejoindre. Il faut donc réinventer l'Europe. D'où la formule de l'Europe à plusieurs cercles, l'image qu'a proposée le Premier ministre, j'ai parlé moi-même de nouveau contrat fondateur nécessaire entre les pays européens. Nous devons et nous avons une date, 1996, nous mettre d'accord entre les pays européens, pour savoir qui veut faire quoi. Il faut faire plus entre ceux qui veulent aller plus loin pour traiter la politique étrangère, la monnaie. En même temps, il faut essayer d'associer à la vie de l'Europe et notamment à la vie économique tous les États qui veulent le faire. D'où cette image des cercles concentriques.

Q. : Parce que pour le Président, l'idée de géométrie variable impliquait confusion et immobilisme ?

R. : Ce que je présente est très différent de la situation actuelle. Nous avons fondé une Europe nouvelle, nous avons travaillé depuis 1957 sur la base d'un accord qui est un accord économique, commercial, au départ entre six pays puis douze. Maintenant nous voulons faire une véritable Union politique à deux fois douze pays. Ce sera compliqué et dans ce grand débat d'ailleurs, chacun aura à s'exprimer. La CDU a fait des propositions différentes des nôtres, elle a eu, à mon avis la maladresse de dire à l'avance : voilà les pays avec lesquels nous aimerions travailler, nous considérons que les autres sont de moins bons élèves. Ce n'est pas l'approche de la France. La France dit : c'est à chacun d dire ce qu'il veut faire et jusqu'où il veut aller. Le Premier ministre britannique s'est exprimé lui-même il y a deux jours, il a dit des choses dont certaines sont intéressantes et rejoignent nos analyses, notamment sur la nécessité d'avoir une Europe très décentralisée en appliquant ce qu'on appelle le principe de subsidiarité. Il a dit aussi des choses que nous n'acceptons pas. On voit bien qu'ils voudraient à la faveur de l'élargissement à l'ensemble du continent, essayer de noyer l'Europe dans une zone de libre-échange. Le débat s'ouvre dans chacun de nos pays et nous avons rendez-vous en 1996 pour le conclure.

Q. : Cohabitation et politique étrangère, on a senti comme une certaine crispation peut-être plus sur la forme que le fond, notamment après l'interview d'Édouard Balladur. L'avez-vous ressenti lorsque le Président dit : la sagesse, c'est lorsque le Président dit : la sagesse, c'est lorsque chacun reste dans le domaine de ses compétences ?

R. : Nous sommes en période de rentrée des classes, il ne faut pas succomber au syndrome de la cour de récréation dans laquelle chacun dit : ce qui se fait de bien, c'est moi c'est pas lui, ce qui se fait de mal, c'est lui c'est pas moi. L'important, ce sont les choses incontestables. Depuis 18 mois, il y a eu unité de parole et d'action dans la conduite de la politique étrangère au sommet de l'État. Personne ne le conteste. D'autre part, aucune décision de politique étrangère au sommet de l'État. Personne ne le conteste. D'autre part, aucune décision de politique étrangère et européenne n'a été prise sans l'accord du Président de la République. Il y a eu continuité dans un certain nombre de domaines, il y a eu aussi un certain nombre d'inflexions par rapport à ce qu'était la politique européenne, la politique étrangère du gouvernement précédent. En ce qui concerne le GATT, le gouvernement précédent n'avait pas de stratégie. Nous avons mis au point une stratégie qui a permis de conclure une négociation très positive pour notre pays.

En ce qui concerne la Chine, vous annonciez tout à l'heure que le Président chinois est à Paris. La France n'avait plus aucune relation avec la Chine, il y a 18 mois, notre ambassadeur à Pékin n'était plus reçu et aujourd'hui, nous assistons à des retrouvailles et à la renaissance des liens économiques et politiques.

En ce qui concerne la Bosnie, la France avait une position qui n'était pas équitable et aujourd'hui, c'est autour de propositions franco-allemandes que s'est bâti le plan de paix de l'Union européenne qui est soutenu par l'ensemble de la communauté internationale. Et je crois donc qu'en matière de politique européenne et étrangère, la cohabitation a bien fonctionné et les inflexions qui ont été apportées, l'ont été au profit de la France.

 

22 septembre 1994
La Tribune Desfossés

Alain Lamassoure, ministre des affaires européennes, fait le point sur l'intégration des pays de l'Est.

La Tribune : Vous avez déclaré, mardi, que l'intégration des pays de l'Est provoquerait un doublement du budget communautaire. Comment parvenez-vous à cette évaluation ?

Alain Lamassoure : C'est un ordre de grandeur purement théorique. Mais, en tenant compte des mécanisme de soutien aux prix agricoles et de solidarité dont bénéficieraient les dix pays de l'Est s'ils étaient intégrés dès 1995, j'arrive à un surcoût net, pour le budget communautaire, de 87 milliards d'écus. Et cela en déduisant les recettes que ces pays apporteront au budget de la communauté.

La Tribune : On prétend que les Allemands présenteront un mémorandum sur l'intégration des pays de l'Est, au sommet d'Essen, en décembre prochain. Êtes-vous au courant ?

Alain Lamassoure : Non… Mais si l'Allemagne souhaite apporter sa contribution sur ce sujet, elle est la bienvenue. Ce que je sais, c'est que la présidence allemande demandera à la Commission européenne de rédiger un livre blanc sur ce sujet qui sera publié au cours de la présidence française qui commence le 1er janvier 1995.

La Tribune : Quel est votre avis sur le concept de "noyau dur" pour la construction européenne ?

Alain Lamassoure : Que les pays qui veulent aller plus vite le fassent sans attendre ceux qui ont besoin de plus de temps ! Mais le "premier cercle" de pays en point doit être le plus large possible. Et pourquoi ne pas le former à douze ?

 

29 février 1994
Le Figaro

La révision du traité de Maastricht sera, selon lui, la grande affaire du futur Président de la République. "Le premier cercle des États prêts à une solidarité plus forte, dit-il, doit être le plus large possible"

Alain Lamassoure, 55 ans UDF, est ministre délégué aux Affaires européennes depuis mars 1993. C'est lui qui, notamment, a négocié pour la France l'adhésion de la Suède, la Finlande, l'Autriche et la Norvège dans la Communauté. À trois mois de la présidence française de l'Union qui commencera le 1er janvier 1995, il répond à nos questions.

Le Figaro : La proximité de l'élection présidentielle ne va-t-elle pas entraver les initiatives françaises ?

Alain Lamassoure : Nous avons essayé de parer ce risque en nous y préparant un an à l'avance. Nous avons annoncé les priorités de notre présidence, ce qui nous donne une obligation de résultat. N'oubliez pas que le premier grand rendez-vous international du futur Président de la République sera le Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement qui se tiendra en France, en juin prochain.

Le Figaro : Pouvez-vous nous rappeler ces priorités ?

Alain Lamassoure : D'abord, le soutien à l'activité économique et le retour à la création d'emplois avec, entre autres, le programme de onze grands travaux confirmé au sommet de Corfou ; ensuite, la paix en Europe avec la réussite du Pacte de stabilité ; puis l'identité culturelle européenne avec la révision de la directive TV sans frontières qui arrive à expiration et, aussi, le maintien durable du rayonnement de la langue française en Europe : enfin, l'approfondissement des relations avec relations avec les pays de l'Est, sans oublier les pays méditerranéens et africains.

Le Figaro : Et la préparation de la grande conférence de 1996 ?

Alain Lamassoure : Elle est prévue dans le traité de Maastricht. Je me réjouis de voir le sentiment se répandre que ce rendez-vous ne conduira pas seulement, comme le pensaient les auteurs du traité de Maastricht, à une simple mise à jour du texte, mais à une révision en profondeur des institutions de l'Union, à ce que je ne n'hésite pas à appeler un nouveau "Pacte fondateur". Bien entendu, ce sera essentiellement l'affaire du prochain gouvernement. Et les grandes orientations seront données par le futur Président de la République.

Le Figaro : Le sujet mérite pourtant un grand débat, ne serait-ce que pour combattre le manque de soutien populaire à la construction européenne…

Alain Lamassoure : Ce qui va nous sauver, c'est le recours au peuple ! Le traité de Maastricht a été approuvé par référendum et je considère que sa révision devra être soumise au vote populaire. Plus vite cela sera annoncé et plus les participants aux travaux de la conférence de 1996 devront en tirer les conséquences. La perspective d'un jugement populaire, après celui de Maastricht, les obligera cette fois à bâtir un texte compréhensible pour tous les citoyens !

Le Figaro : Alors que le parti du chancelier Kohl, la CDU-CSU, a fait des propositions spectaculaires sur cette révision, on soupçonne parfois la France d'un attentisme timoré…

Alain Lamassoure : Ce n'est pas exact. En quelques jours, le Président de la République, le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères et moi-même nous nous sommes exprimés sur le sujet pour rappeler la position française. Avec nos partenaires, il y a convergence d'analyse pour constater l'importance égale d'une urgence interne et d'une urgence externe. L'urgence interne, c'est adapter l'Union aux compétences nouvelles du traité de Maastricht. L'urgence externe, c'est répondre à l'appel des pays qui frappent à la porte, en particulier les pays d'Europe centrale et orientale. Mais deux approches s'opposent sur le principe directeur qui doit guider les travaux de 1996 : l'approche britannique de l'"Europe à la carte" – dont nous ne voulons pas – où chacun ne prendrait ou ne donnerait que ce qui lui convient ; et l'approche des cercles de solidarités – que nous défendons – qui affirme la nécessité d'un accord sur la définition des politiques communes et les "matières obligatoires" de l'Union, tout en tenant compte des besoins de l'ensemble du continent.

Le Figaro : Ici, vous vous différenciez de la CDU qui prône un "noyau dur" restreint de cinq ou six pays…

Alain Lamassoure : Il ne faut pas annoncer à l'avance le nombre des élus car, dans la vie communautaire, nuire peut stipuler pour autrui et le critère déterminant est la volonté politique de chaque peuple. Le "premier cercle" des États prêts à la solidarité plus forte doit être le plus large possible. Je rappelle que dix pays ont accepté l'objectif de la monnaie unique à Maastricht, en espérant que les deux autres – tout comme les quatre nouveaux membres qui devraient entrer dans l'Union le 1er janvier 1995 –  les rejoindront. Il y a enfin un sujet sur lequel les documents publiés jusqu'ici sont peu précis. Il est proposé de faire adhérer les pays d'Europe centrale vers l'an 2000 : mais dans quelle Union ? En appliquant à ces nouveaux membres les règles actuelles sur la politique agricole et la politique régionale, il faudrait doubler la contribution au budget européen de pays comme la France ou l'Allemagne…

Le Figaro : Or, le budget européen n'est pas élastique…

Alain Lamassoure : Le Traité nous fait obligation d'adopter un budget en équilibre et les dépenses communautaires sont rigoureusement contenues à l'intérieur des "perspectives financières" fixées jusqu'en 1999. Si l'on veut dépenser plus, il faudra d'abord trouver des économies.

Le Figaro : Seriez-vous favorable à un impôt européen ?

Alain Lamassoure : Il faut d'abord poser le principe de constance. L'Europe doit se faire à coût fiscal constant, autrement dit à charge constante pour le contribuable : si l'on dépense plus à Bruxelles, il faut économiser l'équivalent à Paris, et inversement.

Le Figaro : La future présidence française se veut aussi une "présidence méditerranéenne". Pourquoi ?

Alain Lamassoure : Parce qu'il s'agit d'une constante de notre politique et que les hasards du calendrier s'y prêtent. Dans les prochains mois, nous espérons finaliser l'union douanière avec la Turquie, de nouveaux accords de partenariat avec le Maroc et la Tunisie, un accord avec Israël, et une conférence méditerranéenne sera réunie fin 1995 pour redessiner les relations financières et commerciales de l'Union européenne avec les pays du Sud.

Le Figaro : Et l'Afrique ?

Alain Lamassoure : Il y aura, toujours dans les mois prochains, la révision des accords de Lomé et la redéfinition de la masse financière du Fonds européen de développement (le FED) ; la France entend maintenir le niveau d'aides de l'Union aux pays d'Afrique et voir s'ajouter aux sommes déjà existantes les contributions des nouveaux États membres. Nous souhaitons aussi réviser tout le système de préférences généralisées avec les pays d'Afrique qui existe en marge du GATT. Un système qui permet à un pays développé d'accorder unilatéralement des avantages à un pays en développement. Contrairement à certaines dérives actuelles, le nouveau système en préparation devra d'abord profiter à ceux qui en ont le plus besoin…

Le Figaro : Pour en revenir aux affaires intérieures, où en sont les accords de Schengen sur la libre circulation des personnes ?

Alain Lamassoure : L'été a été profitable. Nous sommes en train de surmonter enfin les difficultés de mise au point du système informatique commun aux polices des frontières ? Nous tiendrons une réunion ministérielle le 21 novembre pour faire le point.

Le Figaro : Et la coopération en matière de justice et de police, ce qu'on appelle le "troisième pilier" de Maastricht ?

Alain Lamassoure : On en découvre l'importance tous les jours, même si les procédures sont lourdes. Nous travaillons actuellement sur les statuts d'Europol et tous les policiers aujourd'hui sont acquis à l'intérêt de ce projet qui marquera un progrès énorme par rapport à Interpol. Si vous permettez la comparaison on passera de la boîte aux lettres à un véritable standard…

Le Figaro : Comment lutter contre la tendance de Bruxelles à vouloir se mêler de tout ?

Alain Lamassoure : La conférence de 1996 va devoir revoir et préciser la répartition des compétences entre l'union et les États membres. Mais il faut appliquer dès maintenant le principe de subsidiarité : je compte beaucoup sur l'Assemblée nationale et le Sénat pour en être les gardiens vigilants. Il faut aussi mettre en place un système pour sanctionner les infractions au droit communautaire. Pour l'instant, les sanctions sont laissées à l'appréciation des États membres ce qui permet toutes les échappatoires… Nous préparons donc un mémorandum sur le [mot illisible]

Le Figaro : Êtes-vous satisfait des premiers de la politique étrangère et de sécurité commune (la Pesc) ?

Alain Lamassoure : Il y manque deux outils : d'abord, un outil administratif et diplomatique. Il faut qu'un organe ou au moins une personne fasse en politique étrangère, pour le conseil des ministres, ce que la commission de Bruxelles fait pour le marché intérieur : évaluation de l'intérêt commun, proposition d'action, coordination de l'application. Ensuite, un outil militaire. Nous devons accélérer le rapprochement entre l'UEO et l'Union européenne et la mise en place de moyens militaires concrets comme l'eurocorps ou le projet de force d'action rapide avec l'Espagne et l'Italie. Le moment est propice ; l'administration américaine se montre ouverte sur le partage des rôles entre l'Otan et l'UEO ; le verrou constitutionnel sur les opérations dites "hors zone" a sauté en Allemagne ; les pays d'Europe centrale sont très intéressés par leur statut d'associés-partenaires au sein de l'UEO. Bref, partout – même en Grande-Bretagne – il y a une évolution des esprits et la mayonnaise est en train de prendre.

Le Figaro : Pour conclure, comment définiriez-vous les grands choix qui s'offrent à la France et aux Douze ?

Alain Lamassoure : J'en vois quatre : voulons-nous accomplir l'Union économique et monétaire selon les critères et le calendrier prévus ? Voulons-nous conférer à l'Union les moyens d'une vraie politique étrangère et de défense commune ? Devons-nous, dans l'optique de l'élargissement, choisir la voie de l'Europe à la carte ou celle des cercles de solidarité ? Enfin, quel type de contrôle politique de la part des États, d'un côté, et des citoyens de l'autre, faut-il donner à l'Union ?