Déclaration et interview à Europe 1 de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, sur l'embargo à la frontière entre la Serbie et la Bosnie qui conditionne la suspension des sanctions à l'encontre de la Serbie, la nécessité du dialogue entre forces politiques en Algérie et la situation en Haïti, Paris le 15 septembre 1994.

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Circonstance : Point de presse de M. Juppé à l'issue de son audition par la Commission des affaires étrangères et de la défense du Sénat, le 15 septembre 1994

Média : Europe 1

Texte intégral

Je voudrais d'abord remercier le Président de Villepin de m'avoir donné l'occasion de m'exprimer aujourd'hui devant la Commission des Affaires étrangères du Sénat et de me permettre de m'exprimer devant vous dans la salle de la Commission. 

Je voudrais aborder rapidement trois sujets, deux plus un, en réalité. Des deux grands sujets que j'ai eu l'occasion de développer devant les commissaires, le premier est la situation dans l'ex-Yougoslavie. J'ai rendu compte des évolutions qui se sont produites au cours des dernières semaines et qui permettent de considérer aujourd'hui qu'une fenêtre de négociation s'est ouverte. 

Le changement d'attitude des autorités de Belgrade, qui ont accepté le pin de paix du groupe de contact, changement d'attitude concrétisé par un embargo à la frontière entre la Serbie et la Bosnie constitue un fait nouveau important dont il faut tenir compte. C'est d'ailleurs ce qu'ont fait les douze pays de l'Union européenne, qui étaient réunis, vous le savez, en Allemagne durant le week-end en présence d'ailleurs des quatre candidats à l'adhésion. Nous avons été unanimes à soutenir la stratégie actuellement en place. En quoi consiste-t-elle ? D'abord à déployer le long de la frontière entre la Serbie-Monténégro et la Bosnie environ 135 observateurs internationaux qui pourront vérifier la réalité du blocus. Sur la base des informations qu'ils lui communiqueront, le Secrétaire général des Nations unies établira un rapport. Si ce rapport fait apparaître que le blocus est réel et durable, alors nous pourrons mettre aux voix devant le Conseil de sécurité deux projets de résolutions qui sont maintenant prêts après des discussions approfondies au sein du groupe de contact. Le premier renforcera les sanctions sur les Bosno-serbes, avec notamment deux aspects importants : premièrement, l'isolement total des personnalités de Pale, avec qui tout contact extérieur sera proscrit, et deuxièmement des sanctions financières et la confiscation des avoirs financiers à l'extérieur en particulier. Avec le deuxième projet de résolution, une première étape sera franchie dans la suspension des sanctions à l'encontre de la Serbie-Monténégro, avec notamment la réouverture de deux aéroports internationaux au trafic international et le rétablissement des relations culturelles et sportives avec le monde extérieur. 

Voilà le schéma qui est maintenant arrêté par le groupe de contact, soutenu par l'Union européenne, et qui je l'espère pourra se concrétiser très rapidement à New York au Conseil de sécurité. Vous m'interrogerez peut-être tout à l'heure sur le point de savoir dans quel délai le dispositif sera efficace ? Je suis évidemment pour l'instant dans l'incapacité de vous le dire. Mais c'est la carte qu'il faut jouer. Nous n'avons pas le droit de ne pas explorer à fond cette voie de négociation car nous continuons à penser – je le rappelle pour mémoire et j'ai été très rassuré, de voir l'unanimité qui s'est faite à Usedom, en Allemagne, sur ce point – nous continuons à penser que la levée de l'embargo sur les armes serait une très mauvaise solution. Nous avons dans le même temps tenu à rappeler la détermination de l'Union européenne et de la communauté internationale de façon générale, à dénoncer les opérations de purification ethnique qui continuent à se dérouler dans certaines enclaves serbes de Bosnie, et à traduire leurs auteurs devant le Tribunal international qui s'est constitué. 

Deuxième sujet que nous avons abordé : la situation en Algérie. Là, je voudrais dire que les évolutions qui se sont produites depuis quelques mois montrent le bien-fondé de la ligne qui a été suivie par la France depuis maintenant plus d'un an. 

Quelle était cette ligne ? Nous avons dit très clairement depuis plusieurs mois, depuis l'été 1993, premièrement, que l'Algérie devait réformer son économie et que l'isolement dans lequel elle s'était enfermée en refusant tout dialogue avec le FMI était une voie sans issue. Nous avons été entendus. Un accord a été passé avec le FMI, un certain nombre de décisions ont été prises, dévaluation de la monnaie, rééchelonnement de la dette, etc. Et je lisais hier le premier bilan que le FMI vient d'établir de cette réforme économique, qui est relativement encourageant. Les premiers signes montrent que l'évolution se fait dans le bon sens. Il n'y a pas eu d'inflation galopante, le dinar se tient bien. Un certain nombre de mesures de réformes sociales ont été prises par les autorités algériennes. Il est beaucoup trop tôt évidemment pour parler de reprise économique, la croissance reste encore inférieure aux prévisions, mais les premiers éléments sont plutôt positifs. Il faut donc accélérer, continuer dans cette voie. 

Deuxième ligne de la diplomatie française : inviter les autorités algériennes à sortir du tout répressif pour tracer une perspective politique, ce qui voulait dire l'ouverture d'un dialogue avec les forces politiques acceptant d'interrompre la violence. Là encore, il semble que l'on ait franchi une étape importante au cours des derniers jours. Je ne reviens pas sur les faits, vous les connaissez. Il faut s'en réjouir mais il faut le faire bien sûr avec prudence car, rien n'est acquis, il y aura des rivalités et des luttes d'influence de chaque côté. On sait bien que certains groupes extrémistes armés, tels que le GIA, ne veulent pas entendre parler de l'interruption de la violence ni du dialogue politique. On sait aussi, certaines déclarations récentes le montrent, que de l'autre côté, il y a de fortes réticences à engager le dialogue. Je viens de prendre connaissance d'une déclaration d'un porte-parole du FIS indiquant que le FIS ne participerait pas à la rencontre qui est prévue mardi prochain. Vous voyez que le processus sera encore très long et très difficile, mais j'insiste sur ce point, il nous renforce dans l'attitude que nous avons prise et autour de laquelle nous sommes arrivés – je m'en suis rendu compte là aussi en Allemagne – à rallier nos partenaires de l'Union européenne. 

Je voulais évoquer un troisième point, qui n'est évidemment pas du degré d'importance et de gravité des deux précédents, enfin, je voulais éviter que des de fausses idées ne se répandent. Je voudrais vous dire que, si les fuites que l'on voit dans la presse aujourd'hui se confirment, la Cour des Comptes devrait mettre en cause dans son prochain rapport public la gestion des crédits du ministère des Affaires étrangères sur les exercices 1990 à début 1993. Ces observations, que je connais bien entendu puisqu'elles m'ont été communiquées et que j'y ai répondu, rejoignent totalement les constatations que j'ai faites moi-même en arrivant dans ce ministère au mois d'avril dernier. 

J'ai constaté que de très mauvaises habitudes de gestion avaient été prises, que le désordre régnait dans bien des secteurs et que des réformes en profondeur étaient nécessaires. Et c'est la raison pour laquelle j'ai engagé cette réforme que le Premier Ministre est venu lancer lui-même en septembre 1993, lors de la première conférence des ambassadeurs. Cette réforme, les critiques d'abord, puis les réformes portaient sur grands secteurs : la façon dont étaient attribuées les subventions à des associations ; c'était le désordre et la gabegie, nous avons remis de l'ordre. Ensuite la gestion de l'hôtel du ministre : j'ai remis les choses en ordre et en conformité avec les règles de la comptabilité publique, ce qui n'était pas le cas avant. En troisième lieu, la passation des marchés publics : même traitement. Et enfin la gestion immobilière, j'ai réformé le service compétent qui s'appelait le SIAG. Je répète donc que ces observations de la Cour des Comptes correspondent tout à fait aux constatations que j'ai faites moi-même. 

Je lisais sur une dépêche d'agence que mon prédécesseur critiquait la politique étrangère de la France. Il aurait mieux fait de mettre de l'ordre dans la gestion de son ministère, ce qui lui donnerait plus de qualité et de compétences pour critiquer ce qui se passe aujourd'hui. 

Voilà une mise au point rapide que je voulais faire car, on ne donne pas toujours les dates dans les propos que j'ai entendus sur les exercices vérifiés par la Cour des Comptes dont je rappelle bien qu'ils sont antérieurs à mon arrivée au ministère des Affaires étrangères. 

Q. : (Sur Haïti).

R. : Nous avons depuis le début avec les Américains une très large convergence de vues sur ce qu'il faut faire en Haïti, nous appartenons d'ailleurs au groupe des Amis d'Haïti qui réunit les États-Unis, le Canada, le Venezuela et la France. Nous pensons que l'on ne peut s'en sortir que par le rétablissement du régime légal en Haïti, c'est-à-dire du Président Aristide, le départ des militaires qui usurpent le pouvoir, qui contraignent la population à un état de misère et de dictature insupportable, par l'application de l'accord dit de l'île des Gouverneurs, et par le retour à la démocratie, c'est-à-dire par l'organisation d'élections législatives. Nous avons donc appuyé les résolutions du Conseil de sécurité qui allaient dans ce sens, nous avons approuvé et voté les résolutions durcissant les sanctions, nous approuvons l'intervention américaine. Nous ne pouvons pas y participer compte tenu des charges que nous avons par ailleurs – je vous rappelle que nous sommes le deuxième pays contributeur en troupes aux opérations de maintien de la paix dans le monde. Mais nous avons confirmé notre participation à la phase deux, qui est la phase civile, c'est-à-dire la phase de formation de la police débarrassée des comportements actuels et à ce titre, nous avons annoncé que nous enverrions une centaine de policiers et de gendarmes. 

Q. : Pensez-vous que cette intervention militaire soit la meilleure pression pour rétablir la paix et l'ordre en Haïti ? 

R. : Personne ne la présente comme la meilleure solution, pas même l'administration américaine, mais toutes les autres ayant échoué, il y a des moments où le recours à la force devient le seul moyen de faire plier ceux que l'on peut appeler des usurpateurs, des dictateurs. 

Q. : Votre soutien aux États-Unis est-il comparable au soutien américain à la France pour le Rwanda ? 

R. : Non, ce paramètre ne m'est pas venu à l'esprit. 

Q. : Cent hommes, n'est-ce pas symbolique à vos yeux ? 

R. : Non, ce n'est pas du tout symbolique. Il y aura cent hommes pour former la police, ce n'est pas du tout symbolique. Et je le rappelle nous avons un contingent très important ne serait-ce que dans l'ex Yougoslavie, nous ne pouvons pas multiplier nos interventions. 

Q. : Sur l'Algérie, la politique française est-elle la même que celle qui était menée avant les événements d'hier ? 

R. : Pourquoi ? Excusez-moi de répondre à une question par une question ! La politique de la France était premièrement, qu'il faut changer l'économie algérienne. Il y a des résultats non négligeables. Deuxièmement, il faut sortir du tout répressif et engager le dialogue. On essaye de le faire. J'ai lu quelque part que la France était à la recherche d'une politique de rechange, j'avoue que je ne comprends pas cette interprétation. Je le rappelle, ce qui se passe démontre le bien-fondé de ce que nous avons dit depuis le début. C'est vrai que j'ai entendu aussi certains leaders du FIS inviter la France à se mettre à discuter avec le FIS. J'avoue que je ne comprends pas non plus ; je n'ai aucune intention moi, d'aller me mettre à discuter avec le FIS. Ce n'est pas mon problème. C'est aux Algériens de discuter entre eux, qu'ils discutent entre eux. Qu'ils trouvent la solution qui leur convient et à ce moment-là, s'ils souhaitent parler avec la France, sur le plan international si je puis dire, bien sûr, nous parlerons. Je n'ai pas du tout l'intention d'aller m'immiscer dans des tractations internes à l'Algérie. 

Q. : Ne craignez-vous pas pour nos compatriotes restés en Algérie, et d'autre part, les crédits des Affaires étrangères n'ont pas diminué, vous allez pouvoir faire un effort pour nos compatriotes rapatriés ? 

R. : Nous faisons le maximum d'efforts, qu'il s'agisse du domaine social ou du domaine du logement. Nous sommes très vigilants sur ce point. Qu'il y ait des risques de violence, oui, nous en sommes parfaitement conscients, et c'est la raison pour laquelle nous avons pris toutes les précautions que vous savez, en regroupant notre dispositif sur le terrain. J'ai dit, je continue à dire que ces précautions ne nous mettent pas à l'abri à 100 % hélas, mais enfin, cela n'est pas une raison pour déplorer le processus de dialogue, au contraire nous l'appuyons. 

Q. : Le fait que vous souteniez l'ouverture d'un dialogue implique-t-il l'existence d'Islamistes modérés ? 

R. : Ce n'est pas à moi d'en juger. C'est aux autorités algériennes de juger avec qui elles comme cela peuvent se mettre d'accord et à quelles conditions. Si il existe des islamistes paraît le cas – qui disent : mettons un terme à la violence, acceptons la Constitution algérienne, acceptons un certain nombre de principes démocratiques en particulier celui de l'alternance, grâce aux élections, c'est aux autorités algériennes de juger si les conditions du dialogue sont réunies. Mais je voudrais bien insister sur ce point, ce n'est pas à moi, ministre des Affaires étrangères français de faire le tri entre les interlocuteurs. Ce n'est pas moi qui négocie, ce n'est pas la France qui négocie, c'est l'Algérie.


Algérie 

Interview du ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé à Europe 1 (Bamberg, 15 septembre 1994) 

R. : Je ne cesse de dire qu'il faut ouvrir un dialogue en Algérie avec toutes les forces politiques qui acceptent de rompre avec la violence. Nous avons été d'une certaine manière, enfin entendus, c'est donc un pas très important dans la direction que nous souhaitions. Est-ce à dire que tous les problèmes sont réglés ? Évidemment non. On sait très bien que dans la mouvance islamiste, certains sont prêts à respecter la Constitution, et à jouer le jeu du dialogue, d'autres pas ; il est possible également que, du côté des autorités et de l'armée algériennes, il y ait des points de vue différents. Donc, il faut rester très vigilants car les discussions qui viennent de s'engager sont loin d'avoir réglé tous les problèmes, bien entendu. 

Q. : Rabah Kébir qui est l'un des porte-parole du FIS à l'étranger parle d'un dialogue avec les autorités françaises. Y a-t-il dialogue ou y aura-t-il prochainement dialogue entre la France et le FIS ? 

R. : Je vous avoue que je ne comprends pas bien cette invitation au dialogue ; la France n'a rien à faire dans les discussions internes à l'Algérie. Que les Algériens se mettent autour de la table et trouvent des solutions à la crise profonde de l'économie et de la société algérienne ! Lorsqu'ils auront trouvé ces solutions, si collectivement, en tant qu'autorités algériennes, ils veulent parler à la France, nous sommes bien entendu disponibles ; mais nous n'avons pas du tout l'intention de nous mêler du dialogue entre Algériens.