Tribune de M. Valéry Giscard d'Estaing, ancien Président de la République, et membre du bureau politique de l'UDF, dans "Le Monde" du 5 septembre 1998, sur les prochaines élections en Allemagne, la poursuite de l'entente entre la France et l'Allemagne, la mise en place de l'Union monétaire et de l'Europe sociale, intitulée "l'enjeu européen des élections allemandes".

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Circonstance : Elections en Allemagne le 27 septembre 1998

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Les électeurs allemands vont voter le 27 septembre, à la date normale, et avec une loi électorale inchangée depuis quarante ans, double signe d'une démocratie stable et paisible.

Ils vont élire leurs députés au Bundestag, et le leader du parti qui recueillera le plus grand nombre de voix  sera le prochain chancelier. S'appellera-t-il Helmut Kohl ou Gerhard Schröder ?

Les sondages de popularité donnent un net avantage à Gerhard Schröder, en raison de la nouveauté du personnage, de son aspect télégénique et du langage différent, plus direct et plus moderne, qu'il a introduit dans la politique allemande.

L'image du chancelier Kohl souffre évidemment de sa longue présence de seize ans au pouvoir et de l'usure qu'elle entraîne, mais son bilan est considérable, avec la réunification pacifique de l'Allemagne et le redressement en cours de l'économie allemande, malgré le point noir persistant du chômage. Et Kohl reste un formidable animal de campagne.

L'écart paraît se resserrer entre les deux grandes formations. Trois formules de gouvernement sont envisageables : une coalition rouge-vert ; le maintien de la coalition entre la CDU et les libéraux ou - ce qui parait maintenant le plus probable - une grande coalition réunissant la CDU et les sociaux-démocrates.

Le leader de cette grande coalition sera le dirigeant du parti - CDU ou SPD - qui aura recueilli le plus de voix. Dans tous les cas de figure, la participation au gouvernement des ex-communistes de l’Allemagne de l'Est est exclue.

Les enjeux de cette élection sont d'abord allemands : la réforme fiscale retardée depuis deux ans, l'adaptation du régime de protection sociale, coûteux et rigide, aux données de la concurrence mondiale, la solvabilité future des régimes de retraite et, évidemment, la réduction du chômage. Auxquels s'ajoutent les problèmes de société, tels que l'insécurité et l'immigration illégale, qui alimentent une poussée de l'extrême droite.

Les électeurs allemands discutent de ces problèmes. C'est leur affaire et les partenaires européens de l'Allemagne n'ont aucune raison d'intervenir dans cette campagne, si ce n'est pour souhaiter le succès du parti dont ils se sentent le plus proches.

Mais ces élections ont aussi un enjeu européen, et celui-ci nous concerne directement.

L'Allemagne n'est pas, comme on le croit souvent - c'est le cas de beaucoup d'Américains -, la puissance dominante en Europe. Sa population représente, après tout, moins du quart de la population de l'Union européenne, son PIB moins du tiers du PIB européen. Mais il est exact qu'elle est aujourd'hui la première puissance européenne. Les choix qu'elle est appelée à faire ont des, conséquences concrètes sur la vie de ses partenaires.

Cela est d'autant plus vrai aujourd'hui que nous allons adopter, trois mois après les élections allemandes, la monnaie unique européenne, qui va renforcer la tendance à l'harmonisation des régimes fiscaux et sociaux.

Le calendrier des décisions européennes à venir dans les années prochaines est particulièrement chargé : entrée en vigueur de l'euro et mise en place de son accompagnement politique ; solution des problèmes financiers toujours en suspens, concernant les fonds structurels et la politique agricole commune ; réforme des Institutions européennes ; enfin, élargissement de l'Union par l'entrée de nouveaux membres.

Or, aujourd'hui, l'Europe piétine. A l'exception, considérable il est vrai, de l'adoption de l'euro, elle est en état d'hibernation depuis 1991 : aucune avancée sur les problèmes institutionnels, aucune solution en vue pour les besoins financiers futurs et une démarche devenue plus hésitante concernant l'élargissement, après les promesses fracassantes et imprudentes faites aux pays candidats d'une entrée dans l'Union européenne pour l'an 2000 !

Comment, sur ces grands dossiers, les candidats à la chancellerie allemande se positionnent-ils ? Constatons d'abord qu'il s'agit moins d'une position de partis politiques que de la conviction personnelle des dirigeants.

En effet, le projet d'Union européenne est parti d'une initiative transpartisane, inspirée par le socialiste Jean Monnet et lancée par les démocrates-chrétiens Schuman, Adenauer et De Gasperi. Les progrès de l'Union européenne doivent beaucoup à des chanceliers allemands sociaux démocrates, comme Willy Brandt et Helmut Schmidt, mais également au chancelier démocrate-chrétien Helmut Kohl. La coopération franco-allemande pour faire avancer l'Union européenne a été particulièrement active sous l'impulsion de tandems transpartisans, tels que ceux qui ont été formés par Helmut Schmidt et moi-même, puis Helmut Kohl et François Mitterrand.

L'élément décisif me paraît être l’engagement intime des dirigeants sur l'objectif final de l'Union européenne. Depuis son origine, la construction européenne est en effet tiraillée entre deux conceptions contraires :
- l'une est celle d'une entente renforcée entre les États européens, respectant leurs intérêts nationaux lorsqu'ils sont divergents et fondée sur une coopération plus étroite entre leurs gouvernements. C'est depuis toujours la conception de la Grande-Bretagne et, plus récemment, celle de l'Europe du Nord ;
- l'autre est celle de la mise en commun des compétences qui ne peuvent plus être exercées à l'échelle nationale, en raison de leur dimension ou de leur nature, et qui sont transférées à des institutions nouvelles et permanentes. Le cas-type est celui de la monnaie, avec la création de l'euro. Cette approche est celle de l'Europe fédérative. Elle répond à la démarche des six États fondateurs du Marché commun, dont l'Allemagne, l'Italie et la France.

Le chancelier Kohl se prononce, sans équivoque possible, en faveur de l'Europe fédérative. Même s’il est tenu à certaines prudences de langage, sa conviction paraît inébranlable sur ce point. La position de Gerhard Schröder est plus ambiguë. A s'en tenir à ses déclarations publiques, il a été hostile, jusqu'à l'an dernier, à la création de l'euro, et il ne s'y est rallié - tardivement - qu'au moment où son adoption est devenue inévitable. Il affirme que « l’ère des grandes décisions est révolue, que l'histoire occupe déjà les hauteurs stratégiques, et qu'il aura, lui, à gérer les problèmes du quotidien à basse altitude ». Cela répond, sans nul doute, à une certaine attente de l'opinion publique allemande, mais exclut les grandes initiatives qui sont aujourd'hui indispensables pour arracher le grand projet d'Union de l'Europe à son risque d'enlisement. Gerhard Schröder ne donne jamais la moindre précision sur sa vision future des institutions européennes. Il écarte le projet de Jacques Delors de lier la désignation du président de la Commission au résultat des prochaines élections européennes. Sa position est voisine de celle des dirigeants socialistes français actuels, qui paraissent s'éloigner de la ligne Jean Monnet-Guy Mollet-Jacques Delors, pour évoluer en direction d'une Europe des nations à coopération gouvernementale renforcée.

Alors que Helmut Kohl a fait de l'entente franco-allemande, comme ses prédécesseurs Adenauer et Schmidt, le pilier fondamental de l'Union européenne, Gerhard Schröder ne dissimule pas sa « grande sympathie » pour la Grande-Bretagne. Cette sympathie n'exclut pas, précise-t-il, la poursuite d'une « bonne entente » entre la France et l'Allemagne, qui « continuera de fonctionner comme actuellement ».

Ces prises de position appellent plusieurs remarques. L'entente franco-allemande n'est pas une simple roue de secours de la construction européenne. L'expérience de tous ceux qui ont exercé le pouvoir en Europe leur a enseigné qu'aucune avancée de l'Union européenne n'a été réalisée, et ne sera réalisable, hors d'une entente intime et réfléchie entre l'Allemagne et la France. Je tiens à formuler une mise en garde : toute banalisation des relations franco-allemandes porterait un coup d'arrêt fatal au progrès de l'Union européenne.

La grave crise en cours en Russie comporte deux enseignements, éclatants pour les Européens, l'un d'ordre financier, l'autre d'ordre politique. Si les monnaies européennes avaient continué d'exister en ordre dispersé, les événements financiers russes auraient déclenché une crise de change entre les monnaies européennes, selon leur degré d'implication dans le financement des investissements en Russie. Nous serions aujourd'hui en pleine tempête monétaire. Cela confirme la justesse de l'initiative, prise en 1978, de créer une monnaie unique européenne.

On peut affirmer, sans paradoxe, que les progrès européens en matière sociale ne viendront que d'une démarche fédérative

A l'inverse, chacun peut entendre le lourd silence de l'Europe politique sur le déroulement de cette crise russe : pas un geste, pas un mot significatif, pas une initiative. Et quand un dirigeant européen s'exprime, c'est au titre de son pays, et non de l'Union européenne, ce qui explique d'ailleurs l'écho réduit donné à ces prises de position.

Cette situation illustre l'impuissance politique dans laquelle nous enferme l'état actuel des institutions européennes, Il n'y a pas lieu de s'en étonner. Qui peut attendre en effet de réunions de concertation de quinze ministres, ou d'une présidence tournante, exercée aujourd'hui par la sympathique mais toute nouvelle participante qu'est l'Autriche, les propositions fortes qui permettraient à l'Union européenne de contribuer à la stabilisation politique et financière de sa grande voisine russe ?

Pour dissimuler le flottement de leur pensée sur le projet européen, certains responsables politiques ont recours à l'argument selon lequel l'Europe devrait avoir une politique sociale plus marquée. Et ils paraissent associer le progrès de l'Europe sociale à des choix électoraux en faveur des Partis socialistes. Si je suis d'accord avec l'affirmation de Gerhard Schröder selon laquelle l'économie de marché est un instrument de modernisation de la société à des fins de justice sociale, je suis surpris par son affirmation selon laquelle, « en matière de politique sociale, chaque pays aura sa voie à suivre ! ».

Il n'est pas démontré que l'exercice des responsabilités européennes par des dirigeants socialistes ait été déterminant pour assurer des avancées sociales. Ni la présidence de la Commission par le socialiste Jacques Delors, qui s'est révélée positive dans d'autres domaines, ni la présidence du Conseil européen, exercée pendant le premier semestre de cette année par le talentueux néo-socialiste Tony Blair - sur les résultats de laquelle chacun est resté discret - n'ont enrichi de manière significative le contenu de l’Europe sociale.

Cette absence de résultats concrets tient au fait que la nature même de la méthode de coopération intergouvernementale, appliquée à l'heure actuelle aux matières sociales, conduit à cloisonner les débats à l'intérieur des frontières et à protéger les habitudes de penser nationales. On peut affirmer, sans paradoxe, que les progrès européens en matière sociale ne viendront que d'une démarche fédérative. Celle-ci distinguerait ceux des domaines sociaux où il est légitime que les compétences demeurent nationales, mais délimiterait, en même temps, ceux de ces domaines qui appellent une action commune, menée alors selon les règles qui régissent les institutions européennes.

Ce coup d'œil jeté sur l'enjeu européen des élections allemandes me conduit à souhaiter que nos amis d'outre-Rhin décident de poursuivre l'action, telle qu'elle a été engagée pendant les dernières décennies, pour bâtir une Union européenne forte, démocratique et respectée dans le monde. N'en déplaise aux sceptiques, cette action pourra compter sur le concours des hommes et des femmes de notre continent, inquiets de vivre dans un monde dépourvu désormais de direction, et qui placent leur espoir dans l'émergence d'une Europe à vocation fédérative.