Déclaration de MM. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères, et Alain Lamassoure, ministre des affaires européennes, sur les modalités de passage de l'Union européenne à l'Union de la "grande Europe" et la coopération diplomatique entre la France et l'Allemagne, Paris le 20 septembre 1994.

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Circonstance : Conférence des ambassadeurs français et allemands dans les pays d'Europe centrale et Orientale (PECO) à Paris le 20 septembre 1994

Texte intégral

Merci d'être venu à ce point de presse. Vous savez que se tient à Paris depuis hier, la deuxième conférence des ambassadeurs d'Allemagne et de France en poste dans les pays d'Europe centrale et orientale.

C'est la deuxième, disais-je à l'instant. La première s'était tenue en Allemagne en 1991. Je voulais remercier M. Kinkel, malgré la lourdeur de ses engagements, d'être venu participer à la séance de conclusion de cette conférence qui a été animée par M. Kastrug, secrétaire d'État, et par Alain Lamassoure, ministre délégué chargé des questions européennes.

Quel était l'objet de cette conférence, qui a été préparée par nos ambassadeurs tout au long de l'été. Ceux-ci ont rempli des questionnaires et fait des rapports permettant de confronter leurs points de vue sur la situation dans chacun de leur pays de résidence. Il s'agissait de réfléchir à ce que j'ai moi-même formulé dans un débat récent à l'Assemblée nationale de la manière suivante : comment réussir le passage de la communauté d'Europe de l'ouest, que nous avons bâtie au cours des dix dernières années à l'union de la grande Europe, qui est le défi qui nous est proposé pour la prochaine décennie ?

Cette conférence nous a d'abord permis de faire le point des changements considérables qui se sont produits en Europe depuis la dernière conférence de Weimar en mai 1991. Je ne vais pas les passer en revue. Vous les connaissez aussi bien que moi. Nous avons tenu, pays par pays, et sur la base des rapports de nos ambassadeurs, à faire le point des réformes politiques et économiques réalisées dans chacun des pays d'Europe centrale et orientale. Nous avons constaté qu'elles étaient très importantes, quelles allaient dans la bonne direction, mais qu'évidemment beaucoup restait encore à faire. Nous avons également tenu à souligner que depuis deux ou trois ans, l'Union européenne avait pris un très grand nombre d'initiatives positives vis-à-vis des pays d'Europe centrale et orientale. Lorsqu'on s'y rend, on sent un peu partout une très grande impatience, souvent un reproche adressé à l'Union européenne, qui est taxée de ne pas en faire assez. Nous avons fait, déjà je le répète, beaucoup. Nous avons d'abord, au sommet de Copenhague, clairement indiqué que ces pays avaient vocation à entrer dans l'Union européenne. La question n'est donc plus de savoir s'ils vont entrer mais quand et comment.  Nous avons mis également en place tout un cadre juridique dans le domaine économique : il s'agit des accords d'associations conclus avec les pays d'Europe centrale et orientale. Deux d'entre eux sont déjà en vigueur. La France a ratifié l'ensemble des autres. Il s'agit aussi, dans le domaine de la sécurité, des initiatives que vous connaissez : le statut d'association à l'UEO ou la conférence sur la stabilité. Bref, beaucoup déjà a été fait.

Comment aller de l'avant ?  C'est le thème sur lequel nous avons également travaillé.

Il nous semble d'abord qu'il faut faire vivre les accords qui ont été déjà conclus et dont certains ne sont entrés en vigueur, je le rappelle, qu'il y a quelques mois à peine. Faire vivre le dialogue politique : c'est dans cet esprit que le 21 octobre prochain, la présidence allemande a pris l'initiative d'une réunion 12 + 4 + 6 qui se tiendra à Luxembourg. Les 12 et 4, vous les connaissez. Les 6, ce sont les pays d'Europe centrale et orientale qui ont vocation à concrétiser la proposition qu'avait faite la France et l'Allemagne d'une réunion annuelle au niveau des chefs d'État et de gouvernement.

Faire vivre également l'intégration économique des pays d'Europe centrale et orientale au sein de l'Union. De ce point de vue, il nous a semblé que les instruments existants notamment le programme Phare, devaient être mieux utilisés qu'ils ne le sont peut-être aujourd'hui ? Faire vivre les initiatives prises dans le domaine de la sécurité : des exercices communs vont avoir lieu : tout prochainement en France, en octobre, un exercice associant la brigade franco-allemande et une unité polonaise. D'autres initiatives de ce type seront prises. Faire vivre également le Pacte de stabilité qui se poursuit avec les tables régionales, qui vont avoir lieu d'ici la fin du mois, et la séance de conclusion que nous souhaitons pour les premiers mois de l'année 1995.

À cela peuvent s'ajouter un certain nombre d'initiatives nouvelles auxquelles nous avons réfléchi, qu'il s'agisse d'initiatives politiques et d'initiatives économiques. Lors de la réunion à trois à Bamberg, nous avons par exemple décidé de la création d'un groupe de travail franco-germano-polonais pour réfléchir à ce que pourrait être une liaison de fret ferroviaire entre Paris-Berlin-Varsovie et Moscou. Initiatives culturelles : là, toute une série de projets ont été évoqués ce matin, qu'il s'agisse de la formation des cadres des futurs membres de l'Union européenne ou de la coopération universitaire ainsi que des projets plus spécifiquement culturels. Je n'entre pas dans le détail.

Pour conclure, je voudrais dire ce que je disais à l'instant même en guise de remarque, devant nos ambassadeurs. Nous attachons les uns et les autres, ici bien entendu, une importance plus grande que jamais à ce que l'on appelle le couple franco-allemand ou l'axe franco-allemand. Non pas pour en faire une sorte de directoire, qui imposerait ses vues aux autres, mais tout simplement parce qu'on a partout conscience que si la France et l'Allemagne ne marche pas la main dans la main, l'Europe n'avance pas. Je pose un peu partout cette question là où je passe : le séminaire franco-espagnol il y a 48 heures et lorsque j'étais hier à Lisbonne, et la réaction est partout la même. Oui, tous les Européens sont bien conscients que la France et l'Allemagne ont une responsabilité particulière à condition de l'assumer dans un esprit d'ouverture et de coopération, comme nous essayons de le faire. Voilà ce qui, au fond des choses, justifie cette conférence qui, je crois, a été fort utile et permettra à nos deux ministères d'adresser à nos ambassadeurs dans leur pays de résidence des instructions communes, sur la base desquelles ils pourront maintenant y travailler plus efficacement.

Q. : Est-ce que, dans les sujets que vous avez évoqués, figurent également la montée du nationalisme en France ?

R. : Nous n'avons pas la prétention d'avoir épuisé l'ensemble des sujets, mais dans les rapports qui nous ont été faits par nos ambassadeurs, nous avons bien fait le partage entre le cadre de l'État de droit qui a été mis en place dans à peu près tous les pays d'Europe centrale et orientale – je crois même qu'on peut dire dans tous – et puis la pratique. Les déficiences qui subsistent, l'exacerbation de certains comportements ou de certains nationalismes politiques, c'est vrai que nous avons intégré cela. Je crois que la bonne réponse, c'est celle de l'Union européenne essaie d'apporter : cette intégration progressive qui permettra d'accompagner le mouvement des réformes économiques et d'enraciner la démocratie qui s'est instituée dans ces pays. Nous avons effectivement intégré cet aspect politique des choses. Comme me le souffle à l'oreille Alain Lamassoure, le pacte de stabilité, je le répète, pour l'avoir cité tout à l'heure, est aussi un des éléments qui doit permettre de faire baisser ces pressions nationalistes et, sans paraître d'un optimisme excessif, j'ai retiré par exemple le sentiment de mon récent voyage à Budapest qu'entre la Roumanie et la Hongrie, on s'est mis autour de la table. C'est peut-être déjà une des retombées positives de cette initiative prise par le Premier ministre français que de permettre d'aborder des sujets très sensibles comme celui des minorités.

Q. : Vous nous avez parlé tout à l'heure d'un Livre blanc qui serait publié sous présidence française. Pouvez-vous nous en dire plus ?

R. : Klaus Kinkel a évoqué ce point tout à l'heure. Il s'agit pour nous – je pense que c'est celle qu'il avait en tête – sur la lancée des propositions que la Commission a déjà élaborées à la demande du Conseil européen de Corfou, de voir comment enrichir les relations entre l'Union européenne et les pays d'Europe ventrale et orientale, comment progresser au-delà des accords qui ont déjà été conclus. C'est donc une réflexion qui est en cours, sur la base de ce qui est déjà en cours d'examen à Bruxelles.

Q. : Est-ce que vous en avez déjà discuté avec M. Santer, le Président élu de la Commission, et si oui, a-t-il donné son accord pour préparer ce Livre blanc ?

R. : comme je vous l'ai dit, c'est une idée qui se situe dans la suite de ce qui a déjà été demandé par le sommet de Corfou à la Commission. Elle a fait des propositions. On est en train d'y réfléchir, dans l'esprit que vient de rappeler Klaus Kinkel. Nous verrons comment formaliser cela dans les mois qui viennent, en liaison avec la nouvelle Commission, cher Monsieur, ce qui ne nous empêche pas d'avoir des contacts fréquents avec lui.

Q. : Est-ce que la coopération diplomatique entre l'Allemagne et la France est devenue plus difficile ou plus facile depuis cette ouverture vers l'Est ?

R. : Est-ce que c'est plus facile ou plus difficile ? Je n'en sais rien, je n'étais pas là avant, mais j'ai l'impression que c'est comme d'habitude. Pourquoi ? Il y a la même conviction que rien ne peut se passer de véritablement efficace en Europe si nous ne sommes pas d'accord. Je le répète, cela ne choque personne quand on dit cela comme ça. Il ne s'agit pas d'imposer aux autres, il s'agit de fonder la construction européenne sur la bonne entente entre la France et l'Allemagne ? Seulement, il faut que vous vous mettiez en tête que lorsqu'il y a des points de friction, ce n'est pas le drame. Dès qu'il y a un petit différend, on dit : "c'est affreux, l'entente franco-allemande est compromise". Non, c'est comme cela, c'est la vie.

En ce qui concerne la passion que nous mettons à élargir l'Europe à l'Europe centrale et orientale, on dit souvent : "l'Allemagne a des idées claires" - on dit cela en France, peut-être pas en Allemagne – "elle sait où elle va, elle est très active et très allante". En France, on dit :" les Français ne savent pas ce qu'ils veulent". Nous savons parfaitement ce que nous voulons : nous voulons élargir l'Union européenne aux pays d'Europe centrale et orientale. Il n'y a aucune espèce d'ambiguïté là-dessus. Nous abordons ce sujet – je le constate lorsque nous allons au fond des choses - avec le même pragmatisme, en étant bien conscients que cela pose des problèmes. Voilà. Je ne vois pas, là non plus, de divergences profondes sur l'objectif ni même sur la méthode.

Q. : (adressé à M. Kinkel) L'Allemagne est-elle satisfaite de ce qu'a pu faire la France, à ses côtés, pour rééquilibrer l'Europe du Sud vers l'Est ?

R. : Je vais répondre à une question qui ne m'a pas été directement posé. Vous disiez Madame : "il faut rééquilibrer ma Communauté du sud vers l'Europe centrale et orientale". Je ne formulerais pas le problème exactement comme cela. Nous sommes tout à fait favorables, je n'y reviens pas, à l'élargissement vers l'Europe centrale et orientale, mais nous pensons, nous, qu'il faut rééquilibrer aussi un per vers le sud. D'ailleurs, Klaus vient de le dire de son côté, j'ai évoqué ces questions tout récemment lors du séminaire franco-espagnol ou lors de mon voyage au Portugal. Le président Delors citait récemment ces chiffres. L'Union européenne fait aujourd'hui cinq fois plus – je parle sous le contrôle d'Alain Lamassoure – vers l'est que vers le sud. Il faut aussi prendre en considération la dimension méridionale ou méditerranéenne, parce que c'est notre intérêt. En particulier du point de la stabilité et de la sécurité, il se passe là des choses qui nous concernent très directement, d'où certaines initiatives que nous avons prises : le Forum méditerranéen, qui se tiendra en France au printemps prochain, la conférence méditerranéenne, prévue à Corfou, qui se prépare pour l'année 1995 également. Nous avons aussi cette dimension en tête.

Q. : Au cours des deux jours de vos travaux, avez-vous étudié en profondeur l'impact inévitable qu'aura l'élargissement sur la contribution de pays comme l'Allemagne et la France au budget européen ?

(Le ministre donne la parole à M. Alain Lamassoure)

R. : M. Lamassoure – Nous nous sommes surtout intéressés à la situation des pays d'Europe centrale et orientale, puisque nous avons invité nos ambassadeurs dans ces pays non pas nos spécialistes de l'Union européenne proprement dite. Nous avons donc essayé d'évaluer quelle était la situation, le progrès des réformes politiques, des réformes économiques, de l'amélioration des relations de ces pays entre eux, dans la perspective de leur rapprochement et de leur adhésion avec l'Union européenne. Naturellement, nous avons évoqué aussi, mais de manière moins approfondie, ce que pourrait être les conséquences sur l'Union de diverses modalités d'adhésion, puisque nous parlons d'une adhésion progressive de ces pays d'Europe centrale et orientale à l'Union. Les chiffres qui sont actuellement sur la table, c'est que si l'on appliquait l'année prochaine, dans l'hypothèse d'une adhésion de l'ensemble de ces pays d'un coup de l'année prochaine, les règlements communautaires existants, en particulier en matière de politique agricole commune et de fonds structurels, ceci conduirait à un doublement du budget communautaire.

R. : Le ministre – Ce qui fait réfléchir les pays contributeurs nets.

Q. : Faisant, tous deux, partie du groupe de contact, avez-vous évoqué, parallèlement à cette conférence, la situation en Bosnie ?

R. : Ce n'était pas à l'ordre du jour de nos travaux d'aujourd'hui. Nous en avons parlé dimanche dernier, à Usedom à 12 et même à 12 + 4. Pour répondre brièvement, je ne vois aujourd'hui aucune raison de changer la ligne politique que nous avons adopté, ce qui consiste vous le savez, à isoler les Bosno-serbes qui continuent à refuser le plan de paix, à tirer les conséquences du changement d'attitude de Belgrade, à vérifier que ce changement d'attitude est réel (et, de ce point de vue, les choses progressent puisque les observateurs de la Conférence de Londres vont se déployer dans les tout prochains jours à la frontière entre la Bosnie et la Serbie) et à essayer également de promouvoir un règlement plus global incluant la Croatie. Voilà la ligne qui est la nôtre. Il faut s'y tenir.

Ce qui me préoccupe très gravement, c'est la situation sur le terrain, aussi bien dans la région de Bihac qu'à Sarajevo, où les violations des résolutions du Conseil de sécurité, de ce que l'on appelle les zones de sécurité voire les zones d'exclusion, sont nombreuses et graves. Cela n'est pas acceptable et il me semble – c'est l'orientation du gouvernement français, nous en avons parlé hier soir à Matignon sous la présidence du Premier ministre – que la FORPRONU et l'OTAN doivent faire respecter très strictement les résolutions qui ont été prises en utilisant au besoin les moyens de force. On s'est aperçu au cours de ces derniers mois que chaque fois que l'on réagit, les serbes reculent. Il ne faut donc pas laisser petit à petit se dégrader une situation que nous avons eu beaucoup de mal à stabiliser depuis le mois de février dernier.

Q. : Avant que vous ne vous éclipsiez, Messieurs les ministres peut-on avoir votre commentaire sur l'évolution de la situation en Haïti ?

R. : Ce n'est pas précisément en Europe centrale et orientale, mais enfin, on peut vous en parler aussi. Là aussi, la ligne que nous suivons est tout à fait claire : nous pensons qu'il faut restaurer à Haïti le pouvoir légal, celui du Président Aristide ; nous pensons qu'il faut chasser les usurpateurs ; nous pensons qu'il faut appliquer les accords qui ont été signés à l'Ile des Gouverneurs et les résolutions du Conseil de sécurité. Nous avons soutenu tout ce qui allait dans cette direction, y compris le projet d'intervention américaine à Haïti. Je rappelle que nous sommes toujours disposés à participer à la phase deux de cette opération, celle qui permettra de mettre en place des forces de sécurité démocratiques en Haïti, car, j'insiste bien sur ce point, l'objectif, c'est la démocratie qui doit déboucher sur des élections permettant au peuple Haïtien de se prononcer. Il y a eu cette mission Carter. Tout ce qui permet d'éviter la confrontation et l'effusion de sang est bienvenu. Je voudrais être sûr que l'accord qui a été signé soit clair. Il y a peut-être des points à préciser. Cela sera fait, je l'espère, au cours des prochains jours. Si tel est le cas et si l'on revient à la stabilité en Haïti, nous pensons qu'il faut en tirer les conséquences, là aussi : lever les sanctions et reprendre une coopération pour mettre fin aux souffrances de ce peuple qui est extraordinairement frappé depuis des années, en particulier au cours des derniers mois.

Q. : Pouvez-vous nous dire sur quels points il vous semble que les accords conclus par M. Carter ne sont pas clairs ? Est-ce qu'ils pourraient expliquer le silence du Président Aristide ?

R. : Je n'ai pas de complément à apporter à ce que je viens de dire Mesdames et Messieurs, nous vous remercions.