Texte intégral
FORUM RMC-L'EXPRESS - 3 juin 1994
Sylvie PIERRE-BROSSOLETTE : Pour l'instant les sondages ne vous sont guère flatteurs ; est-il possible de redresser la situation, et allez-vous prendre une initiative en ce sens ?
M. ROCARD : Les sondages ne sont flatteurs pour personne. Il y a 20 listes, c'est tout record battu, il n'y en avait que 15, ce qui était déjà beaucoup trop, à la dernière campagne électorale européenne en 89. La part de marché de chaque liste, puisqu'il n'y a que la moitié des électeurs qui disent qu'ils vont aller voter, donc on joue sur 50% des inscrits, et avec 20 listes, la part de marché de chaque liste est à 5% des inscrits. C'est évidemment dérisoire, et ça pèse sur tout le monde, sur moi comme les autres. Je demeure relativement optimiste pour une raison simple, c'est que la campagne commence à peine à démarrer. On vient quand même de passer trois semaines à parler uniquement de la manière dont les hommes et les femmes se disputent et fabriquent leurs listes, ce qui a été un bon argument pour ne pas parler des enjeux centraux : le chômage et la Bosnie, mais aussi la perspective de ce qu'on veut faire de l'Europe. On y vient maintenant. J'ajoute que d'ailleurs que j'ai eu la joie de constater depuis une semaine que nous retrouvons nos très grandes salles enthousiastes des grandes époques. Et je n'avais pas revu ça depuis très longtemps. Nous venons de faire des triomphes de présence publique à Besançon, à Toulouse, à Montpellier, à Saint-Brieuc, à Lille, surprenant. Et de telles présences, 2000, 2500, 1800, ça dépend de la taille des villes, représentent beaucoup plus que nos membres et nos sympathisants habituels. Donc, quelque chose se passe, probablement seulement parmi les électeurs qui lisent la presse et qui suivent vraiment les affaires politiques, ce n'est le cas que du quart du corps électoral. Je ne me sens pas encore capable de dire que ça jouera sur l'ensemble de l'électorat, et que ça aura une vraie traduction en voix.
S.P.B : Et pour réveiller les autres, vous allez proposer quelque chose d'un peu étonnant dans les jours qui viennent ? On l'a entendu dire…
M. ROCARD : Non, erreur, une bonne idée demeure toujours une bonne idée, même quand elle n'est plus nouvelle, si depuis longtemps on ne l'a jamais exploitée. L'idée la plus forte qu'on ait pour attaquer le chômage, et c'est la plus importante c'est la plus ample, c'est la réduction de la durée du travail qui exige une concertation que nous proposons de placer au niveau européen. C'est une idée qui est séculaire, mais elle n'a pas encore rendu tout ce qu'on peut en attendre, elle n'a rien de nouveau. Et d'une certaine façon, il y a une usure de la démocratie à toujours exiger dans la zone du bavardage, du nouveau, quand les idées lancées depuis un certain temps n'ont pas été appliquées, et par conséquent qu'elles n'ont pas eu le temps de donner leur résultat. Je compte beaucoup plus sur l'audace, la continuité, la ténacité et la combativité dans cette campagne, et ce sont ça mes armes.
Ph.L : VGE, qui était notre invité ce matin regrettait la multiplicité des listes…
M. ROCARD : Il a raison.
Ph.L : … parce qu'elles encombreraient et dénatureraient le scrutin. C'est votre avis ?
M. ROCARD : tout à fait, mais c'est aussi le vôtre, je suppose, c'est l'avis de tout citoyen.
S.P.B : Regrettez-vous que le Pr. SCHWARZENBERG maintienne sa liste, fasse imprimer des bulletins ; dans cette affaire, regrettez-vous un des épisodes qui s'est passé entre vous et eux ?
M. ROCARD : Aucun, je regrette que vous me parliez de ça plutôt que du chômage.
S.P.B : Vous pensez que son score, enfin qu'il peut vous encombrer ?
M. ROCARD : Peu importe, je voudrais parler d'autre chose, mon score à moi dépend du fait que les français ont le sentiment qu'on a quelque chose à leur proposer, venons-y je vous en supplie. Vous savez que si la campagne a secrété tant d'ennui, c'est à cause de ça. L'indifférence et le dégoût des électeurs, il vient de ce qu'on leur a trop parlé de choses qui les intéressent peu. Alors venons-y, l'Europe est en difficulté, aussi bien sur la Bosnie que sur le chômage, ce sont les points principaux, l'Europe n'est pas très claire non plus, personne ne sait ce qui s'y passe, qui décide, comment on décide, et ce que l'Europe fait ou ne fait pas, je propose qu'on écrive la constitution de l'Europe, on peut détailler ce sujet, mais il faut parler de ce sur quoi nous nous battons.
Philippe LAPOUSTERLE : Lors de votre face à face avec Dominique BAUDIS, comment l'avez-vous trouvé ?
M. ROCARD : Un bon interviewer, et un homme sans idées ni propositions, c'était tout à fait surprenant. J'avais un souhait, le fond de l'affaire européenne c'est : va-t-on se contenter d'un marché, d'une Europe ouverte, béante, où personne ne pilote l'économie, ou veut-on faire de l'Europe le moyen de prendre en charge nos destins ? Et j'ai là-dessus des idées claires, des propositions, elles sont sociale-démocrates c'est bien clair. Je voulais extraire de M. BAUDIS une idée, une proposition pour la décortiquer, et pour montrer en quoi il y avait de grandes chances qu'elle se rallie à cette vision de l'Europe paralysée et acceptant de ne rien faire. Mais il n'a même pas pris le risque, il n'a pas avancé une seule proposition, ce qui veut dire une chose très nette, la droite d'aujourd'hui se contente de l'Europe comme elle est. Et en fait dans cette campagne, il y a des électeurs orphelins, les vrais européens qui ne se sentaient pas socialistes, et ça c'est un point tout à fait central. Depuis une trentaine d'années, on a entrepris la construction de l'Europe dans une alliance profonde entre les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates. C'est vrai en Allemagne, c'est vrai en Italie, c'est vrai en France, ce sont les démocrates-chrétiens et les socialistes qui ont construit cette Europe petit à petit en se battant contre les forces nationalistes, les forces qui ne voulaient que nos vieilles nations, qui se sont tellement battues, mettent en commun leur souveraineté. Moyennant quoi, le rapport des forces nous a été défavorable jusqu'à présent, et l'Europe qui s'est faite, c'est une Europe du marché, donc une Europe des marchands. Il fallait déjà la faire, nous ne regrettons rien. Mais je dirai loyalement aux électeurs vraiment européens, qui nous ont accompagné, nous socialistes, dans toute cette démarche où nous avons marché côte à côte, parce qu'ils se sentaient la garantie qu'on n'irait pas plus loin, qu'on ne ferait pas une Europe du pilotage économique, une Europe de l'intervention pour provoquer de la relance, ils ont fait cette marche pendant 30 ans avec nous à leurs côtés, nous battus, ne faisant pas l'Europe que nous souhaitions, maintenant il faut continuer l'édification européenne, Maastricht le permet, on va voter plus souvent à la majorité, on va voter dans une Europe un peu plus claire, et je dis que les vrais européens doivent accepter de nous accompagner, même si nous devenons majoritaires au parlement européen, ce qui est possible, et ce qui est le grand enjeu de ces élections.
S.P.B : il y a eu aussi le débat LE PEN-TAPIE, alors est-ce que là vous avez glané une idée, et est-ce que au moins les idées de TAPIE en matière de chômage et d'Europe, vous seriez d'accord avec lui ?
M. ROCARD : Oui, oui, nous sommes tout à fait sur la même longueur d'onde. Je vais un peu plus loin que lui, non, il y a un point, clarifions tout ça : premièrement nous sommes européens tous les deux, les deux listes, c'est bien clair, c'est bien affirmé, et deuxième élément, nous nous battons pour la création des emplois de proximité, et pour une responsabilité de l'Europe dans l'accélération de la relance qui vient, dont le fait de pousser à la croissance, j'appelle ça la nouvelle donne européenne, et on va y venir. Le point qui fait désaccord, c'est celui de la réduction de la durée du travail, quand Bernard TAPIE parle de travailler 6 jours par semaine, je ne sais pas où il trouve les commandes. Là, on est dans le bizarre.
Ph.L : Il dit qu'on ne peut pas produire plus en travaillant moins, et que le problème c'est de produire plus si on veut partager quelque chose…
M. ROCARD : Et alors il oublie l'histoire. Nos arrières grands-parents, Madame et Monsieur, vos arrières grands-parents comme les miens, travaillaient vers 1880 12 heures par jour, sans congés payés ni retraite. Total, au moins 3 200 heures par an. Nous sommes à mi-temps, nous travaillons 1600 heures par an, la moitié. Le pouvoir d'achat, pendant tout cette période, n'a pas cessé d'augmenter. Pourquoi ? Parce que les gains de productivité, comme on dit, le mot est compliqué, le fait que les outillages permettent chaque année, avec le même temps de travail humain et la même force de travail humain, de produire un peu plus. Ces gains-là ont été partagé moitié-moitié. Moitié pour le pouvoir d'achat, moitié pour la durée du travail. Ce lent mouvement, qui explique d'ailleurs qu'on soit resté en plein-emploi jusque vers les années 70, c'est comme ça que ça s'explique puisqu'on avait une productivité déjà invraisemblable, ce lent mouvement il est arrêté depuis 1970 à peu près, plafonnant à peu près à 39 heures dans tous les pays d'Europe, et c'est depuis ce moment que le chômage a commencé à se développer, ce qui est formidable. On est sur une montée absolument ininterrompue du chômage depuis 1972, la seule période où il baisse un peu est celle où j'étais premier ministre, je n'en tire pas de gloire particulière, il y avait de la croissance, nous nous sommes servis de cette croissance pour pousser à des accélérations d'emplois ou baisses des charges sociales, c'est moi qui ai commencé la politique du traitement économique du chômage, et j'en suis fier, mais elle n'a pas suffi. Alors je dis, rien ne s'oppose à ce que le mouvement reprenne, rien sinon nos habitudes, nos tabous et nos craintes. Mais on ne s'en est jamais sorti que comme ça, et le deuxième objectif de ma liste, après le premier qui est la nouvelle donne européenne, le deuxième c'est d'engager, depuis l'Europe et dès que possible, une concertation entre les états et les partenaires sociaux, vers la baisse de la durée du travail, comment la faire, comment compenser d'éventuelles charges supérieures pour les entreprises, par une diminution des charges sociales, par une compensation directe pour les embauches nouvelles, etc.
Ph.L : Et vous croyez que, en échouant sur le plan national, on peut trouver une solution au niveau de l'Europe aux problèmes de l'emploi ?
M. ROCARD : Pour la raison simple que le problème de l'emploi n'est plus traitable au niveau national, nos économies sont déjà beaucoup trop interdépendantes, nous sommes des pays qui échangeons avec les autres le quart de tout ce qu'ils produisent, tant à l'import qu'à l'export. C'est gigantesque et ça nous crée une immense dépendance vis à vis des autres. Tandis que l'Europe comme elle est faite, elle échange beaucoup à l'intérieur d'elle-même, dans le quart que nous exportons, 70% vont vers l'Europe. Et l'Europe prise en bloc, elle échange avec le reste du monde 12%. Elle a une formidable autonomie, c'est donc là et pas ailleurs, c'est là qu'il faut traiter le problème du chômage, et c'est comme ça que ça se joue. D'où notre revendication de grand chantier européen pour reconstruire nos banlieues dévastées, pour faire toutes les infrastructures correctrices d'inégalités territoriales, et pour mettre derrière un financement européen, comme l'Europe n'est pas endettée, ce n'est jamais bon de s'endetter, mais tout de même il n'y a pas le choix.
Ph.L : On a remarqué que M. CHIRAC acceptait votre sentiment sur cette affaire d'emprunt européen…
M. ROCARD : Il commence à réfléchir. Vous savez, les choses sont simples, le chômage est tellement ravageur, et ses effets sont tellement cumulatifs dans le temps, d'abord il est toujours en train d'augmenter, mais surtout l'effet du chômage c'est la désertification dans certaines régions, et c'est l'appauvrissement total d'autres pôles, des villes à mono-industries qui craquent, ou des banlieues. Et quand se cumule l'échec scolaire, les non-paiements de loyers, l'impossibilité de réparer les vitres des HLM, la crasse, la saleté, la marginalisation, le chômage massif, l'absence d'espérance, la délinquance et la drogue, et c'est 10% de nos villes et 30% de nos banlieues, eh bien il faut attaquer le chômage massivement. Et je dis fermement que le statu quo, c'est une menace pour notre civilisation. La délinquance et la drogue ont en augmentation permanente, et c'est lié au chômage. Alors le déraisonnable, l'irresponsable, le risque énorme c'est le statu quo, c'est continuer à ne rien faire. Je ne comprends la position de la liste de droite, l'audace c'est la raison, la responsabilité c'est le culot et l'ambition sur cette affaire. Et que ça commence à frapper même des cerveaux conservateurs, moi ça ne me frappe pas, M. CHIRAC est quand même un homme qui réfléchit.
S.P.B : TAPIE attribue son score à vos propres défaillances, en expliquant que vous êtes coupé du peuple ; y a-t-il du vrai dans ce constat, et pouvez-vous parler plus proche du peuple, plus concrètement comme le fait M. TAPIE, ou serait-ce faire du populisme ?
M. ROCARD : Si vous voulez bien, on commentera les scores quand on les aura, rien n'est dit. Je constate moi, que nous avons beaucoup plus d'audience que lui dans les salles où nous passons, ce qui n'est pas rien, et je n'aime pas cet espèce de mépris du peuple qui se faufile derrière ce qui est dit là. L'électorat français est un des plus cultivé du monde, le peuple français est alphabétisé depuis maintenant 5 générations, nous fûmes parmi les premiers au monde, et c'est un électorat très responsable et très raisonnable, toute l'analyse historique de ce qui s'est passé le montre. Tout le monde sait en France, tous les électeurs, que gérer les affaires de l'état est difficile et compliqué, et qu'il y faut de la compétence, même si maintenant la nécessité c'est d'y mettre beaucoup d'audace et d'invention. Mais je ne doute pas un instant que les électeurs s'inquiètent un peu à l'idée que la France devienne imprévisible, et sur le plan de la représentation internationale, puisse poser quelques problèmes. Peu importe, il est vrai qu'il y a des façons de parler qui font plus populaires, je ne sais pas si elles se fraient leur chemin dans la diplomatie internationale qu'il nous faudra bien conduire, ce n'est pas vraiment mon problème. Quand je constate que à Lille, pour la région Nord-Pas-de-Calais, les autocars d'ouvriers mineurs ou de retraités de la mine étaient venus tout entiers, je me dis que ça ne doit pas être si vrai que ça. Et puis ce n'est pas mon problème.
Ph.L : vous n'êtes pas étonné que les électeurs ne semblent pas sanctionner M. TAPIE et les casseroles qu'il promène avec lui ?
M. ROCARD : Et comment vous préjugez de ce qu'ils vont faire, les électeurs, tout ça est un peu anticipé, et encore une fois, parlons plutôt de ce qu'on a à faire ensemble.
Ph.L : L'invité de la semaine dernière était précisément M. TAPIE, il vous a posé une question.
Bernard TAPIE : Je peux demander à Michel ROCARD quelque chose qui m'a un peu touché et qui m'a même fait de la peine : en disant d'une manière catégorique que tout ce qui m'arrive ne pouvait pas être le fait d'un complot, je veux simplement te demander, Michel, si tu estimes que tout ce qui se passe en ce moment est simplement le fait du hasard ?
M. ROCARD : Je crois qu'entre le complot et le hasard, il y a quand même une distance, il y a même un océan, et je ne souhaite pas y mettre ma voix, simplement par manque d'information détaillée. Je ne suis ni magistrat, ni commentateur, je n'ai pas à émettre de jugement, et je souhaite bonne chance à tout honnête homme pour faire triompher son point de vue s'il le mérite. Bernard TAPIE compris.
S.P.B : TAPIE aime beaucoup parler de morale en ce moment, en disant qu'il n'y a pas failli, est-il selon vous le mieux placé pour faire la morale ?
M. ROCARD : C'est un problème de jugement des électeurs et des commentateurs, moi je suis acteur, je conduis une liste, nous sommes en compétition même si nous sommes dans le même camp global. J'ai une certitude absolue, c'est que l'électorat français attend une redressement éthique, un redressement moral de toute sa classe politique. Dans le rapport avec l'argent, dans le rapport avec la responsabilité, dans le rapport avec les résultats de l'action, là je pense à la Bosnie, nous avons besoin de réaffirmer que l'action publique est une grande fonction, un grand métier, mais qu'elle n'a de sens qu'à l'abri d'une éthique absolument intransigeante.
Ph.L : Quand TAPIE dit être candidat à la mairie de Marseille l'an prochain, c'est quelque chose que vous pouvez soutenir éventuellement ?
M. ROCARD : C'est en tout cas son droit de l'être, c'est un peu tôt pour parler d'élections qui ont lieu l'année prochaine, vous savez, la France vit mal d'être mise en campagne électorale permanente. Tout candidat à quoi que ce soit sait très bien qu'une élection se joue dans les 4 ou 5 mois qui la précèdent. On peut en parler avant, c'est dans toutes les têtes, rien n'est joué, les éléments variables, les accidents de l'histoire, la conjoncture économique, les chances et les malchances, les maladresses qui s'enregistrent et qui vont faire le scrutin ne sont pas acquises avant les 6 mois qui précèdent une campagne électorale. Avant on ne dit que des bêtises ; Tenez, prenez le cas des sondages aux présidentielles, aucun des sondages de l'année qui précédait une présidentielle n'a jamais donné le gagnant final dans les élections présidentielles françaises, aucun, jamais. C'est tout de même fabuleux. alors je ne vais pas me mêler de municipales, elles se joueront dans les 5 ou 6 mois qui les précéderont, ça sera bien assez, et je pense que le fait que le commentaire porte sur une espèce de campagne électorale permanente agace les gens, parce que les gens de France ils savent très bien qu'une élection se joue dans les 6 mois d'avant, et pas antérieurement, et pour le reste ils voudraient que leurs hommes politiques travaillent, créent et obtiennent des résultats. Prenons un chômeur, c'est intolérable d'imaginer qu'au sommet de l'état et de la république, il y a des gens qui se disputent entre eux au lieu de consacrer leur temps à assainir sa situation et à obtenir des réponses. C'est intolérable. Nous sommes en démocratie, ça suppose le pluralisme, les campagnes électorales sont disputées, très bien. Il y a une présidentielle tous les 7 ans, elle dure 6 mois, pas plus s'il vous plaît. Il y a une municipale tous les 6 ans, elle dure 4 mois pas plus s'il vous plaît.
Ph.L : Qui est le plus européen, vous ou M. BAUDIS ?
M. ROCARD : Eh bien c'est moi, et c'est moi pour une raison que j'ai découverte en campagne, à laquelle je ne m'attendais pas. Je croyais qu'on pouvait être européen de gauche ou européen de droite, que c'était légitime et qu'après tout c'était normal que deux visions soient plaquées. Mais aujourd'hui, quelle est la conception de nos concitoyens, des électeurs, sur l'Europe ? C'est que l'Europe on ne la voit pas. Absente de Bosnie, et surtout absente de la lutte contre le chômage. Donc il nous faut maintenant, pour que l'Europe se respecte elle-même, une Europe intervenante et efficace en matière de lancement des chantiers, de création d'emplois sur financement européen, c'est la nouvelle donne, et lançant la grande concertation sur la réduction de la durée du travail, avec en plus, pourquoi pas, une participation au financement de ces emplois de proximité, qui sont par centaines de milliers, ces emplois possibles dans notre pays, si on sait le faire, on peut revenir sur ce thème. Donc l'Europe de demain, elle aura grandi, elle se sera consolidée, elle aura répondu à l'attente de nos concitoyens, si elle jette des idées nouvelles, si elle met en place des audaces, et si elle est saisie de propositions. Et curieusement, il ne vient aucune proposition de la liste de M. BAUDIS, on le disait tout à l'heure. Et j'ai compris devant ce spectacle, que les conservateurs européens d'aujourd'hui, les nôtres en France comme ailleurs, ils sont contents de l'Europe comme elle est, que surtout elle ne touche pas au chômage parce qu'il faudrait probablement changer la fiscalité, lutter mieux contre la spéculation, les enrichissements sans cause, voire le blanchissement de l'argent, pas touche à une Europe qui deviendrait un instrument de justice sociale et de redistribution, et donc vous avez une campagne où la droite est sans proposition. Mon thème à moi, c'est que l'Europe peut en mourir si décidément elle ne sert à rien aux yeux de nos concitoyens. Donc nous sommes en train de devenir la seule liste vraiment européenne, c'est pour ça que tout à l'heure, je m'adressais avec beaucoup d'émotion aux électeurs orphelins. Mais ceux qui croient vraiment à l'Europe doivent constater que nous sommes les seuls à proposer de la faire avancer, même si ce n'est pas toujours dans le sens qu'eux souhaiteraient, puisque moi je veux la faire avancer dans le sens de l'Europe solidaire.
S.P.B : Comment se fait-il que DELORS se plaigne de la frilosité de votre campagne ; il ne vous écoute pas ?
M. ROCARD : Jacques DELORS est à la tête de la commission des Communautés Européennes, et il est très responsable de ce que chacune de ses paroles ne crée pas un incident avec son collège. Mais il est mieux placé que personne pour savoir que le projet de nouvelle donne européenne que je propose, c'est l'initiative européenne de croissance multipliée par dix. Alors s'il y a de la frilosité à reprendre son idée principale, celle sur laquelle il se bat dans le livre blanc européen que je défends, en la multipliant par dix, je ne sais plus où nous sommes. Mais je pense qu'il s'agissait d'une précaution oratoire.
S.P.B : Le 12 juin, vos amis regarderont votre score à la loupe, et parleront de votre éventuel avenir présidentiel.
M. ROCARD : C'est une évidence. Ça sera le cas de toutes les têtes de liste, d'ailleurs. Je crois que ça fera plus d'histoires chez les écologistes que chez moi, quand même.
S.P.B : Y a-t-il un niveau de score qui ferait que la question se poserait avec plus d'acuité qu'un autre ?
M. ROCARD : Non.
S.P.B : Et pour vous-même, il n'est pas question que vous vous posiez personnellement la question de savoir si vous devez absolument continuer, aucun score ne vous fera poser de question ?
M. ROCARD : Mais non, je vous lirai avec attention sur le sujet…
Ph.L : Quand des gens de votre parti disent que eux poseront la question, même si vous ne vous la posez pas ?
M. ROCARD : Je vous le disais tout à l'heure, nous avons eu une contestation en pleine campagne électorale à propos de la Bosnie, nous avons réuni notre bureau national comme tous les mercredis, et à deux voix contre 31 ou 32, cette idée a été récusée. Voilà le rapport des forces, qui n'est pas celui des sonorités, c'est vrai.
S.P.B : Donc jusqu'en avril 95 vous êtes déterminé à ne pas changer d'avis ? Rien ne pourrait vous détourner de votre route ?
M. ROCARD : Vous me connaissez bien, je suis combattant politique depuis 40 ans, je suis réengagé au PS, puisque j'avais commencé au PS, depuis une vingtaine, et ce n'est pas quand on approche du but final d'une trajectoire que l'on renonce, même si c'est difficile. Je vais même vous dire autre chose : le feu convergent qui est tiré sur moi, de la droite bien sûr mais aussi de mon propre camp, confirme simplement l'importance de mon existence, et le fait que j'ai grandi en force et en plausibilité.
Ph.L : Même les sondeurs qui font maintenant la loi, ne vous feraient pas changer d'avis ?
M. ROCARD : Le seul sondage qui compte c'est le suffrage universel. La pauvre Mme VEIL, qui est une dame très respectable, avait été créditée, lorsqu'elle avait lancé une liste européenne, de 20%, elle s'est retrouvée à 8, il faut faire attention. Le premier sondage sur la liste bosniaque lui donnait 12%, nous sommes en-dessous de 5. Cette volatilité ne devrait pas impressionner des gens aussi sérieux que vous.
Ph.L : Le président de la république a dit l'autre soir à la télévision qu'il parlerait entre les deux tours pour dire ce qui serait à son avis le bon choix…
M. ROCARD : Il l'a déjà fait, il l'a dit très explicitement, qu'il voterait pour une liste qui soit à la fois européenne et socialiste, et il a remarqué qu'il n'y en avait qu'une. Et j'ai de fortes raisons, très discrètes, nous sommes entre nous, ne répétons pas ça partout ça ferait des incidents, mais j'ai de fortes raisons de penser qu'il pensait à la mienne.
Ph.L : Et pour les présidentielles, vous lui donnez le droit d'intervenir dans la campagne ?
M. ROCARD : Oh, quelle outrecuidance. Lui donner le droit, avez-vous dit ? Il a tous les droits d'exercer ses responsabilités comme il l'entend, et d'annoncer sa vision des choses, elle est celle du chef de l'état en exercice jusqu'au dernier jour.
S.P.B Vous pensez qu'il y aura le même éparpillement de candidats dans un an à gauche qu'aujourd'hui ? Comment peut-on faire pour rassembler toutes ces têtes de liste qui auront peut-être encore envie de se présenter ?
M. ROCARD : il y aura certainement moins de candidatures pour la raison que le mode de scrutin n'est pas le même, et que les règles qui régissent le droit de se présenter ne sont pas les mêmes, il faut, pour se présenter à l'élection présidentielle un certain nombre de parrainages de maires, je crois que c'est 500, condition qui n'existe pas pour l'élection européenne, laquelle est à la proportionnelle des listes, et ça explique la multiplication puisque nous nous sommes en croissance du nombre de listes d'élection en élection. On était à 15 la dernière fois, à 13 la fois d'avant je crois, 12 ou 13, 15, 20, une progression arithmétique, ça déconsidère un peu le scrutin, et puis un petit peu notre pays qui est quand même le plus atteint par cet émiettement, mais ça se comprend. Qu'après le choc de la considérable défaite que nous avons ubie l'année dernière, l'ensemble des forces de mouvement, des forces de gauche, soient émiettées et aient du mal à se ressourcer, c'est quand même bien normal, et je vous signale qu'après un choc équivalent qui était l'échec de la politique de Guy MOLLET en Algérie, suivie d'un changement de république et d'un effondrement du PS de l'époque, il a mis 12 ou 15 ans à se redresser. Nous allons beaucoup plus vite.
Ph.L : Vous siégerez à Strasbourg de manière assidue ?
M. ROCARD : Oui, bien entendu. D'abord je n'ai plus d'autre mandat parlementaire, et ensuite je n'ai pas l'habitude de postuler une mission que je ne remplirais pas, ça ne me ressemble guère. D'autre part, c'est une forte tribune, et n'oubliez pas surtout que c'est la première fois que le parlement européen, premièrement votera le budget en dernier ressort, et deuxièmement validera la commission par approbation ou censure dès son installation, dès le choix des hommes. Autrement dit, i il y a une majorité de gauche, mais c'est la condition, et une majorité pas dispersée, social-démocrate, c'est ça qu'il faut, alors ce n'est pas la France qui la fournira à elle seule, encore faut-il que nous en fournissions le plus grand lot possible, mais c'est en Allemagne et en Angleterre que les sondages sont les meilleurs, nous attendons 55 camarades travaillistes anglais dont l'affirmation européenne est très forte maintenant. Le parti travailliste anglais a fait son choix. Il est devenu européen, souveraineté partagée, ils le disent.
Ph.L : A partir du 13 juin au matin, vous allez vous consacrer donc à l'élection d'après et vous allez essayer de rassembler les gens autour de vous ?
M. ROCARD : Ne disons pas les choses comme ça, je vous ai aussi dit que les français ne supportent pas qu'on leur parle d'élections tout le temps.
Ph.L : Mais vous le 13 juin vous allez entamer une nouvelle phase ?
M. ROCARD : Peut-on aligner trois phrases ? il se trouve que jamais peronne nulle part ne gagne une élection tout seul. Une municipale, une cantonale, une présidentielle ne se gagne pas tout seul. Dans l'état où était le PS et l'ensemble de la gauche après la défaite de mars dernier, je suis un reconstructeur. Mon travail consiste à réorganiser une force, et je pense que je pourrai la conduire pour la bataille finale, elle ne commencera que vers Noël, vers décembre ou janvier. Regardez la stratégie des grands compétiteurs à l'élection présidentielle, ceux qui ont des chances et même ceux qui n'en ont pas : M. CHIRAC, M. BALLADUR, M. GISCARD D'ESTAING qui y croit, mais aussi M. LE PEN ou M. HUE, tous ces gens pour qui l'élection présidentielle sera l'occasion maximale de mesurer leur force, ils ne sont pas allés à l'européenne parce qu'elle est difficile et dangereuse. Je suis le seul à en avoir pris le risque, et pourquoi ? Parce que justement, j'ai autre chose à faire que seulement la présidentielle, je suis un reconstructeur d'une collectivité et d'une force collective. C'est en même temps mon honneur, au passage, alors il se trouve que ça continuera après le 13 juin, et après le 13 juin, le plus important pour moi, il est le mécanisme des Assises de la transformation sociale, il est en fait la capacité de rassembler davantage à gauche; Et à travers ces assises, où toute la gauche se rassemble, toute la gauche discute, confronte, nous cherchons si nous sommes vraiment d'accord sur la manière d'attaquer le chômage, sur la manière, c'est le rendez-vous de Vaulx en Velin au début septembre, d'intensifier la politique de la ville, qui est une chose tout à fait centrale. Que les hommes et les forces qui sont là, qui sont aujourd'hui éclatées entre 5 listes européennes différentes, c'est fantastique, parlent ensemble et découvrent que leurs visions sont compatibles sinon même convergentes, c'est évidemment comme ça que nous créerons une force et une attente, telle qu'à la sortie l'élection présidentielle puisse être gagnable.
S.P.B : Pensez-vous que la droite va vous donner un coup de pouce en se divisant ? Pensez-vous qu'un duel est possible entre BALLADUR et CHIRAC ?
M. ROCARD : De quel droit est-ce que vous sous-estimez à ce point le président GISCARD D'ESTAING ou M. de VILLIERS, enfin ça vous regarde, je n'ai pas de commentaires à faire, ils ont tous un égal droit devant la démocratie à se présenter, et leur malheur est qu'ils n'ont pas vraiment de structure de parti où on se respecte mutuellement, où les paroles données soient suivies, et où la discipline collective passe devant les appétits individuels.
S.P.B : Deux RPR en piste, ça vous semble possible ?
M. ROCARD : C'est bien dans leur tradition, chez les socialistes non. Je me suis moi-même retiré deux fois devant François MITTERRAND, même si j'avais une vision assez différente de la manière de faire les choses, parce que chez nous la solidarité passe avant la vision personnelle. C'est une de nos traditions, c'est le respect de la parole donnée. C'est pour ça que vous n'aurez de toute façon qu'un seul candidat socialiste.
Ph.L : Vous qui avez été premier ministre, pensez-vous qu'en ce moment la politique de M. BALLADUR soit destinée à faire ce qu'il y a de mieux pour le pays, ou bien est-ce de faire la politique destinée à servir ses intérêts de candidat à la présidentielle ?
M. ROCARD : Ce qui m'étonne dans votre bouche, c'est l'expression faire de la politique, il y a longtemps qu'on ne voit plus d'initiative du gouvernement. Ce qui me tracasse c'est la France en passivité absolue. Depuis le double recul, le triple recul sur Air France, sur le contrat d'insertion professionnelle, enfin le smic-jeunes, et sur la loi FALLOUX, dans l'ordre historique inverse d'ailleurs, on n'a plus entendu parler d'une initiative gouvernementale importante, sinon celle de la politique familiale où se profile un Smic-femmes aussi noble et intelligent que le smic-jeunes qui menaçait. Quant à l'idée d'une politique économique incitatrice, nous ne voyons toujours rien, et je me demande de quelle politique on parle. Mais c'est vrai que quand on ne fait rien, on ne fait de peine à personne.
S.P.B : Que pensez-vous de cette idée de Pierre MEHAIGNERIE de transaction pénale pour éviter l'encombrement de la justice ?
M. ROCARD : C'est bien une maladresse liée à des gens qui n'ont pas pris en charge l'idée que l'état doit être accompagnateur de la société, mais non pas son caporal chef ou son colonel. Il y avait un équilibre sur l'application de cette loi sur le surendettement des ménages, équilibre entre les banquiers ou l'ex-banque de France, et les organisations de consommateurs, et puis en fait dans chacune des commissions, sur chaque dossier, entre le demandeur d'aménagement et les prêteurs, l'équilibre était qu'on recherchait d'abord le consensuel. Et comme il n'y avait pas de possibilité d'appel de ces décisions des commissions à Injustice, ça ne marchait pas mal ; Chacun prenait ses risques. Et les décisions individuelles de revenir devant la justice étaient rarissimes. Tandis que si on met la justice à l'aval de chaque délibération de commission, tout le monde voudra se prémunir. Ca traduit un refus de faire confiance à un équilibre social qui n'est pas commandé par l'état, l'état fut-il la justice. C'est très étonnant, vous savez il y a une vingtaine d'années je me battais autour du mot d'autogestion. On a été obligés de renoncer un peu à de mot, parce que les français le comprenaient mal, et ça nous renvoyait à une Yougoslavie où la pratique déshonorait au fond le mot. Mais le fait que la société doive s'auto-organiser elle-même, mettre en place, c'est vrai pour l'assurance-maladie, personne n'évitera la croissance impossible et dangereuse de nos dépenses maladie en mettant un gendarme ou un policier économique derrière chaque groupe de 10 médecins pour regarder leurs ordonnances, ce n'est pas vrai. Donc il faut trouver un accord avec les professions médicales et para-médicales sur une auto-limitation voulue. Et c'est la même chose, il ne faut pas que l'état en fasse trop, une société régie par sa police ou par sa justice marche mal, il faut des structures souples avant. Pourquoi diantre M. MEHAIGNERIE a-t-il eu l'idée de bousculer cet équilibre qui marchait encore un peu, c'est une non- confiance dans nos concitoyens et dans leurs capacités de prendre en charge leurs affaires. Je suis optimiste, moi, sur la maturité des français, on la voyait dans le bon fonctionnement de ces commissions décentralisées de la loi sur l'endettement des ménages, je pense d'ailleurs que cette loi ne va pas passer, parce que tout le monde sait que le dispositif ne marchait pas si mal.
Ph.L : M. PINEAU-VALENCIENNES en prison à Bruxelles, c'est l'indépendance des juges, ou les juges qui déraillent ?
M. ROCARD : Ca dépend du dossier. Que voulez-vous que j'en sache ? L'indépendance des juges est une nécessité sans laquelle il n'y a pas de société qui fonctionne, alors quand elle va jusqu'à voir M. MARSAUD devenir député RPR ou M. Thierry JEAN-PIERRE candidat sur la liste de M. de VILLIERS, on comprend que c'était une indépendance à sens unique. Et on commence à avoir une autre lecture des raisons pour lesquelles tant de dossiers d'affaires concernant la droite s'enlisent aujourd'hui, et pour lesquelles on a fait tant de foin autour de procès qui ne peuvent pas venir parce que la plupart de nos hommes, sauf un, le maire d'Angoulême, sont d'honnêtes gens, incriminés pour des illégalités qui étaient le cas de tout le monde dans la période précédente. J'ai autant de confiance dans la justice belge que dans la justice française, il doit y avoir un vrai problème, mais M. PINEAU-VALENCIENNES, tout le monde le connaît personnellement comme un honnête homme. Donc il faut regarder ce qui s'est joué comme jeu de pouvoir dans son entreprise, et je ne peux pas, moi, émettre de commentaire. Je regrette simplement qu'un grand chef d'entreprise français soit coincé dans une affaire pareille, mais il faut que la justice parle, et clair, et dise le fait.
S.P.B L'idée de faire défiler des soldats allemands sur les Champs-Élysées le 14 juillet, c'est un beau symbole ou une atteinte à la mémoire ?
M. ROCARD : Non, non, c'est un beau symbole, et c'est précisément dans l'exercice de la mémoire, la volonté annoncée à l'opinion de corriger au nom-même de ce que nous avons en mémoire, les horreurs qui se sont commises. Et j'aurais préféré que cette décision fut prise un peu plus tôt, on aurait échappé à une polémique qui n'a pas fait beaucoup de bien. Mais je suis heureux de cette décision, bien entendu, quitte à ce que l'organisation-même des cérémonies du souvenir rappellent intégralement ce qui s'est passé. On n'est pas voué au silence pour autant, bien au contraire.
Ph.L : Monsieur ROCARD merci. Prochain invité, M. Dominique BAUDIS.
France 3 : Mardi 7 juin 1994
Q. : Vous pensez que TAPIE est un homme de gauche ?
M. ROCARD : Il le dit ! Bien sûr, c'est un antiraciste, c'est un homme du peuple !
Q. : Il le dit, et vous le pensez ?
M. ROCARD : C'est à lui de confirmer. Dans ces élections européennes, il y a un enjeu simple : y aura-t-il une majorité de gauche au parlement européen ? La dispersion des voix est dangereuse. 16 partis socialistes et sociaux-démocrates se battent ensemble. Où iront les élus de B. TAPIE ?
Q. : J.-F. HORY a demandé des primaires à gauche. Il remet en cause votre légitimité pour les élections présidentielles. Vous êtes prêts à vous soumettre à ces primaires ?
M. ROCARD : Les socialistes ont fait, depuis longtemps, la démonstration qu'ils savaient se mettre d'accord entre eux sur leur candidat. Quant aux autres forces de gauche – puisqu'il faut bien se rallier – il y a des primaires : c'est le premier tour des élections présidentielles. Et ça marche très bien !
Q. : Avez-vous des regrets de la façon dont vous avez pu mener cette campagne ?
M. ROCARD : Mon regret le plus fort c'est que, pendant trois semaines, les vrais sujets n'aient pas pu être abordés parce qu'il y avait trop de bruits sur la fabrication des listes, sur les bisbilles entre des gens. Les vrais sujets c'est : quelle type d'Europe voulons-nous et qu'est-ce que nous voulons voir l'Europe faire ? Et deux grandes anxiétés, l'une sur la Bosnie, l'autre plus grande encore sur le chômage.
Q. : On dit que, ce soir, vous pourriez prendre une nouvelle initiative pour donner un dernier souffle à votre campagne. On reparle d'une nouvelle alliance à gauche qui pourrait rappeler le big bang de l'année dernière ?
M. ROCARD : Ce n'est pas qu'il le rappelle, c'est la continuité absolue. Il me semble que, devant une situation de morcellement, d'émiettement, il faut pouvoir rassembler. J'ai décidé de jumeler les prochaines élections présidentielles et municipales. Ce qui veut dire que toutes les forces doivent se rassembler pour mener ces deux combats que l'on ne gagne pas tout seul. Par conséquent, il faut que tous ceux qui travaillent déjà ensemble dans les assises de la transformation sociale, qui souhaitent d'autres formes d'action politique, une profonde rénovation, tous ceux-là peuvent se donner des objectifs, une perspective, des moyens, une nouvelle alliance. C'est ce que je vais proposer dans quelques minutes à Créteil.
Q. : Avec qui, avec B. TAPIE, J.-P. CHEVENEMENT ?
M. ROCARD : B. TAPIE et JP. CHEVENEMENT sont les deux seules personnalités de gauche qui ne se soient pas jointes à ce processus des assises de la transformation sociale, où sont le PS, un certain nombre de dissidents de chez lui, la quasi-totalité des écologistes sauf leur deux vieux chefs, beaucoup de radicaux de gauche, les grandes centrales syndicales se font représenter, un certain nombre d'organisation trotskysantes ou troiskystes y sont aussi. Toute la gauche y est, sauf ces deux hommes. À eux de dire où ils se situent. C'est pas à moi.
Q. : Pourquoi cette initiative aujourd'hui, à quatre jours du scrutin ? Vous êtes inquiets sur votre propre score le 12 juin au soir ?
M. ROCARD : Cela n'a pas de rapport. J'aurais aimé la prendre plus tôt. Je ne l'ai pas fait pendant que tous les projecteurs étaient sur la Bosnie, qui était un grand sujet. On n'émet pas des messages qui se mélangent. C'est l'application directe d'un travail que j'ai commencé, avec un congrès en 92 à Bordeaux. J'avais décrit comment l'élection présidentielle structure toute la vie politique française. J'ai continué avec les états généraux du PS, comme lancement d'une réforme interne du parti qui marche bien. J'ai lancé, ensuite, les assises de la transformation sociale qui sont un moyen de savoir si, oui ou non, on est d'accord sur des choses fondamentales. On le découvre sur le chômage aussi bien que sur la politique de la Ville qui sera notre sujet en septembre. Mais jusque-là cela n'était que de la réflexion, et de la mise en évidence d'objectif. Maintenant, il faut se donner les moyens d'agir plus efficacement. L'évocation du big bang décrivait tout cela. Nous y sommes !
Q. : Une de vos propositions c'est une politique de grands travaux à l'échelle européenne. Les Douze viennent de décider de retarder ce financement.
M. ROCARD : Je suis scandalisé ! C'est la démonstration de ce que, avec une majorité de gouvernements conservateurs, l'Europe ne va pas ! Comment voulez-vous que les 18 millions de chômeurs de la Communauté s'accommode d'une décision pareille. Cela fait la différence entre une Europe de droite, celle que nous avons là, et une Europe de gauche. Le nouveau parlement, issu de Maastricht, a des pouvoirs plus grands que l'ancien, il peut censurer la commission. Il peut voter le budget, et exiger que le budget corresponde à certains objectifs. Si nous avons une majorité de gauche c'est possible – il y a une chance assez forte : les sondages sont très bon en Angleterre, très bon au Portugal, assez bon en Allemagne. Mais c'est en France qu'il faut se rassembler.
Q. : Votre avenir politique personnel : envisagez-vous, personnellement, de vous présenter aux élections présidentielles, quels que soient les résultats du 12 juin au soir, où envisagez-vous de vous retirez de cette course à l'élection présidentielle ?
M. ROCARD : Une élection présidentielle, cela vient tous les sept ans. Pour toutes les précédentes, aucun sondage n'a annoncé l'élu plus de six mois avant la date. Tout le monde s'est toujours trompé. Ma tâche est, pour le moment, une tâche de reconstruction. Je la mènerai jusqu'au bout, ce qui est une manière de répondre à votre question. Mais cette tâche ne passe pas seulement par là. Il y a bien d'autres choses à faire avant, et autour.
Q. : Ce qui veut dire que, jusqu'au dernier moment, vous vous laissez la possibilité de vous retirer ?
M. ROCARD : Bien entendu ! Mais je me laisse aussi la possibilité d'y aller !
TF1 : Jeudi 9 juin 1994
Q. : Vous êtes à Strasbourg, c'est pour reconnaître les lieux ?
R. : Je les connais bien. En 1949, c'est à Strasbourg que j'ai assisté à ma première réunion politique, c'était sur l'Europe.
Q. : Pourquoi vous présentez-vous si vous n'allez pas siéger ?
R. : Comment pouvez-vous dire cela ? Je n'ai pas l'habitude de postuler des mandats que je n'exerce pas, vous me connaissez mal. Toute cette campagne a bien montré que les enjeux de l'Europe sont tout à fait graves et tout à fait lourds, aussi bien en politique étrangère, Bosnie, Rwanda, qu'à l'intérieur de chez nous, le chômage. Depuis le parlement européen, il y a beaucoup à faire, soyez sans craintes. Ce qu'on apprend de la droite est extraordinaire, en cette fin de campagne : il y a des orphelins de l'Europe partout. Quand le ministre de l'Intérieur soutient une liste fermement anti-européenne, quand l'autre liste du gouvernent est faite de gens favorables à l'Europe pour un peu plus de la moitié et d'anti-européens pour un peu moins de la moitié, quand elle ne sort pas de propositions, quand on sait qu'elle va aller siéger sur les mêmes bancs que les conservateurs anglais qui sont les vrais ennemis intérieurs dans l'Europe, et que les amis de S. BERLUSCONI, on est perplexe. J'ai le sentiment, maintenant, de conduire la seule liste qui soit fervente européenne, et je le dis carrément. Que les orphelins de l'Europe sachent maintenant où est le choix d'une Europe qui donne la priorité au champ social aujourd'hui, en même temps qu'à la politique étrangère et de sécurité commune.
Q. : B. TAPIE se dit lui aussi très pro-européen ?
R. : Il est assuré qu'il est pro-européen, c'est vrai, mais où va-t-il siéger ? Je représente la liste française qui se bat avec 15 autres partis socialistes, sociaux-démocrates, travaillistes, qui ont le même projet et qui formeront le groupe le plus important à cette assemblée, avec peut-être même une chance d'être majoritaire. Tout ce qui affaiblit cela est un peu dangereux, cela profile toujours à la droite.
Q. : Est-ce que vous êtes sûr d'avoir fait la bon choix en prenant la tête de cette liste. À droite, les présidentiables ne sont pas rentrés dans la course ?
R. : Les gens qui ne pensent qu'aux présidentielles et sur leur tête n'y vont pas. C'est clair, tant pour J. CHIRAC que pour E. BALLADUR et C. PASQUA. Moi je suis reconstructeur d'une force, d'une volonté collective, je vais là où il y a combat.
Q. : Vous pensez quand même à la présidentielle ?
R. : Oui, en plus elle est jumelée aux municipales, d'où le projet de nouvelle alliance que je viens de lancer. Il faut se rassembler pour provoquer la mobilisation de tous ceux qui, en France ,veulent un changement social rapide et fort.
Q. : On ne peut pas dire qu'on vous ait tendu la main ?
R. : Les gens à qui je m'adresse se battent sur six listes différentes. Attendons les résultats. Je voulais que les gens aient l'idée dans la tête.
Q. : Vous venez d'annoncer votre nouvelle alliance, à quelques jours du scrutin pour les européennes. Pourquoi ne pas l'avoir fait juste après ?
R. : D'abord parce que je souhaitais l'annoncer plus tôt, mais j'ai respecté le temps où le sujet bosniaque occupait toutes les attentions. Il était suffisamment grave pour qu'on s'y consacre. Ça m'a paru très important. Mais c'est vrai que ça raccourcit le délai. La seconde raison, c'est que je ne veux pas laisser les électeurs en situation de désespérance ou d'inquiétude, après un score où l'émiettement sera tout de même la marque. On recommence dès le lendemain matin, que tout le monde le sache, il valait mieux le dire avant.
Q. : A partir de quel score considérez-vous que vous ne pouvez plus vous présenter à la présidentielle ?
R. : On verra bien. Je ne fais pas le pronostic qu'une telle situation arrive.
Q. : Quel est le score que vous souhaiteriez dans l'idéal ?
R. : Faites le calcul. Nous pesions, en 1989, 23 %, avec, sur nos listes, Radicaux de gauche et Mouvement des citoyens, ou du moins, ce qui allait le devenir. Emputez-les, ça tombe vers 18 %. C'est une chose claire. En-dessous, la gauche a encore à travailler. Mais nous ne travaillons pas sur des pronostics. Il faut se mobiliser. Et il n'y a qu'un tour. Il y a beaucoup d'orphelins de l'Europe.
Q. : Quelle est la vraie différence entre l'Europe de D. BAUDIS et celle de M. ROCARD ?
R. : La priorité absolue est la lutte contre le chômage : c'est tout de même assez simple. De la liste de M. BAUDIS ne vient aucune proposition. Nous voulons reprendre l'inspiration de l'initiative européenne de croissance, du livre blanc de la commission, mais la mettre en œuvre plus fortement. Et je pense à tout un ensemble de travaux qui doivent atteindre, pour avoir un peu de signification, une cinquantaine de milliards d'écus lors du lancement, ce qui est beaucoup plus que l'initiative européenne de croissance. C'est la clé : si l'Europe ne signe pas sa mobilisation contre le chômage, elle se déconsidère auprès de nos concitoyens. Et c'est ma grande crainte. En revanche, et comme il faut bien attaquer le chômage là où c'est pertinent, c'est à dire au niveau européen, il est urgent d'avoir du courage et de l'audace. Et c'est ce que nous proposons, et qui est la différence majeure. L'autre, c'est aussi que je pense qu'il faut lancer la concertation entre partenaires sociaux et entre pays sur une réduction rapide de la durée du travail. On n'y arrivera pas sans se concerter, mais il faut aussi le faire au niveau européen. Et là aussi, vous avez une différence assez majeure avec l'absence de propositions de M. BAUDIS. Au fond, comme il ne dit rien, je ne suis plus tellement sûr qu'il y ait des différences. Mais moi, je sais ce que je veux, je sais ce que veut ma liste, et je sais dans quelle coalition nous sommes.
Q. : À partir de dimanche soir, on parlera de la présidentielle. On pourra vraiment en parler ?
R. : Oui. C'est un enjeu majeur et structurant de la vie politique française. J'avais moi-même souligné ce point au congrès socialiste de Bordeaux en 1992 où nous avons commencé toute l'offensive où nous sommes. Un petit souvenir : il y a déjà eu quatre élections présidentielles au suffrage universel. Dans aucune d'elles, jamais les sondages n'ont indiqué le gagnant six mois avant l'élection. Tout ce qui a été dit et annoncé a été faux. Tous les responsables le savent. On en parlera pour amuser le tapis. Mais ça n'aura aucune signification. Je soupçonne les commentateurs et vous-mêmes de le savoir aussi bien que moi.
Q. : En 1981 et en 1988, vous avez été obligé de renoncer à votre désir patent et exprimé. Vous ne serez pas obligé de renoncer en 1995 ?
R. : J'ai montré par là que j'appartiens à la gauche et au camp des socialistes où on sait préserver l'unité de la maison. Je pense que c'était une décision nécessaire. Je suis fier de les assumer. Elles vous donnent un style, qui est le nôtre, pas celui de la droite française.
Q. : Vous êtes sûr que personne n'ira vous porter la contradiction si votre score est trop faible ?
R. : Sûr… ? Je ne suis pas sûr de ne pas avoir un accident d'auto demain ! On n'est jamais sûr de rien. Ma conviction me suffit, mon enthousiasme européen et socialiste aussi.