Déclaration de M. François Léotard, ministre de la défense, sur la vie et la mort du lieutenant de réserve Charles Péguy, Villeroy le 5 septembre 1994.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Hommage à Charles Péguy pour le 80ème anniversaire de sa mort, à Villeroy le 5 septembre 1994

Média : SIRPA actualité

Texte intégral

« L'expression du visage est d'un calme infini. À son annulaire gauche, une alliance. Je me penche sur la plaque d'identité : Péguy. Il s'appelait Péguy. Ce nom ne me dit à ce moment absolument rien ».

Nous sommes le 6 septembre 1914 et le capitaine Henry d'Estre vient de se pencher, le lendemain de sa mort, sur le cadavre d'un homme dont nous considérons ici qu'il fut l'un des plus grands, dans notre peuple. Le silence de Péguy, ce jour-là, venait de commencer. Il est plus pesant aujourd'hui qu'il ne l'a jamais été.

Et la vie de Péguy, sa mort, son engagement son témoignage nous parlent aujourd'hui peut-être davantage qu'ils ne l'ont jamais fait.

Le 5 septembre 1914, Charles Péguy, lieutenant de réserve de l'infanterie française, marchait vers le front, avec ses hommes du 276ème régiment d'infanterie. Il avait quitté Vémars, en avant-garde, vers sept heures du matin, pour s'engager dans l'offensive du lendemain, prélude à la bataille de l'Ourcq. Cela ne s'appelait pas encore la bataille de la Marne et l'histoire n'était pas écrite.

Vers deux heures de l'après-midi, la compagnie du lieutenant Péguy se dirige vers Villeroy, en formation de combat, pour porter secours à une brigade marocaine. Elle reçoit, peu après, l'ordre d'attaquer. À la Baïonnette. La plupart des hommes de la compagnie n'ont même pas leur sac pour se protéger des tirs ennemi ; le capitaine qui la commande est tué ; Péguy tire son sabre et prend le commandement.

Pendant une demi-heure, il est debout, dirigeant le tir de ses hommes, courant de l'un à l'autre. Il refuse de se coucher. Une balle l'atteint en plein front. Il est cinq heures et demie. Rarement la mort d'un homme ne s'était autant approchée de son écriture.

À la guerre qui venait d'éclater, Charles Péguy s'était, depuis longtemps, comme accoutumé. Méticuleusement, tranquillement, gravement, il s'était préparé. L'uniforme bleu foncé, le pantalon garance, le Képi à deux galons et le sabre étaient prêts. La mort qui venait, il la recevait sans faillir. Quelques jours plus tôt, il avait écrit aux siens – je le cite : « Si je ne reviens pas, gardez de moi un souvenir sans deuil. Trente ans de vie ne vaudraient pas ce que nous allons faire en quelques semaines ». Par un retournement familier, la mort, terme »… où tout se fonde », disait-il, était devenue la vraie naissance.

Le sacrifice qu'un des meilleurs de ses fils offrait à la terre de France, à son peuple, il y a quatre-vingts ans, nous en sommes, aujourd'hui témoins.
C'était à Charles Péguy qu'en 1913 Ernest Psichari avait dédié l'appel aux armes. Pour le petits fils de Renan, c'était lui, le maître » … en qui vit aujourd'hui l'âme de la France et dont l'œuvre a courbé d'amour notre jeunesse ».

Beaucoup d'entre nos compatriotes, dans ces quatre-vingts dernières années, ont pu dire que cette œuvre avait « courbé d'amour » leur jeunesse.

Et lorsque, dès 1905, il parle de la menace d'une invasion, beaucoup d'entre les français qui l'ont lu ensuite – quelle qu'avait été l'époque – ont compris qu'il s'adressait à travers le temps, à ce pays qui était enfoui en chacun d'entre eux, en chacun d'entre nous.

« Tout homme, écrivait-il, entendait en lui cette voix qui n'était pas une voix du dehors, cette voix de mémoire engloutie là, et comme amoncelée on ne savait depuis quand, ni pourquoi ».

Car la sauvegarde de la patrie menacée se confond, à ses yeux, avec celle des plus hautes valeurs de l'esprit : à la force et à la faiblesse de la France, répondent comme un écho la force et la faiblesse de la liberté dans le monde. Le nationalisme de Péguy, c'est celui des révolutionnaires de 1792, de Michelet et de Victor Hugo ; c'est le nationalisme d'une liberté proposée, c'est la force d'un peuple qui n'aurait comme intransigeance que celle de la fraternité, car « rien n'est meurtrier comme la faiblesse et la lâcheté ».

Jusqu'au départ pour le front, Péguy reste – je cite : « constamment chargé pour la guerre, au sens où un fusil est chargé » mais en même temps, il demeure un homme de paix, un homme de justice.

Dans les derniers exemplaires des Cahiers de la Quinzaine, c'est un système de valeurs morales qu'il définit et qu'il défend : « … l'honneur est plus cher que la vie (…) l'honneur est plus cher que le jour », renouant ainsi, dans notre langue, avec les maîtres de la tragédie classique.

Comment ne pas voir que quelque trente ans plus tard, les deux mois de juin – celui de 1940 et celui de 1944 – s'éclairent à la lumière de Péguy, d'un jour singulier ? « La liberté, c'est un système de courage » aurait-on pu écrire, en reprenant ses mots, sur chacun des monuments de 1944.

Si nous l'entendons un peu, au milieu de ce cinquantenaire fertile en manifestations, c'est que peut-être la vraie modernité de Péguy, c'est de n'avoir jamais été moderne et ainsi d'être à notre Histoire comme un gardien de phare l'est à la mer : attentif et familier, fidèle, mêlé à elle comme elle l'est à lui. C'est lui qui parle : « Nous sommes l'arrière-garde, et non seulement une arrière-garde, mais une arrière-garde un peu isolée, quelque fois presque abandonnée. Une troupe en l'air. Nous sommes presque des spécimens ». Peut-être sommes-nous, en ce début d'après-midi, des spécimens, nous qui l'aimons comme un vivant ?

Mesdames et Messieurs, la France de Péguy s'éloigne de nous et lui se rapproche. Et ce double mouvement rend encore plus singulière et sa parole et son inquiétude. Et les questions viennent à nous : qu'est-ce qu'une lâcheté ? Qu'aurait-il dit sur Sarajevo, l'épuration ethnique, le Rwanda, tous les Oradours d'hier et d'aujourd'hui ?

Homme d'un être et non d'un avoir, littéralement fécondé par l'hellénisme et le judaïsme, il n'aurait peut-être pas parlé comme nous de la reprise économique, mais de la reprise intellectuelle, de la reprise morale…

Peut-être toutes ces questions sont-elles inutiles, si nous ne trouvons pas nous-mêmes, aujourd'hui, les réponses qui ne soient pas, comme le dit, Maurice Blanchot «  le malheur de la question ».

Son dernier biographe, Robert Burac, nous dit à juste titre que lui, Péguy, « ne comprenait pas que l'on pût parler encore sur une tombe, dans le silence de la mort ».

Alors, dans ce silence où se trouve désormais cet officier de réserve, ce fantassin français, retrouvons seulement, dans les soldats d'aujourd'hui, ce qui nous rassemble et qui pourrait être comme une fidélité.

Fidélité à l'homme, à la jeunesse de son message, fidélité à son témoignage, car « l'honneur d'un peuple est d'un seul tenant ».

« Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille. Nous n'avançons jamais que d'un pas à la fois. Mais vingt siècles de peuples et vingt siècles de rois, et toute leur séquelle et toute leur volaille. »

« Et leur chapeaux à plume avec leur valetaille ; ont appris ce que c'est d'être familiers, et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers, vers un dernier carré le soir d'une bataille ».