Interview de M. Jack Lang, député européen PS, maire de Blois et ancien ministre de l'éducation nationale et de la culture, à TF1 le 25 septembre 1994, sur la controverse autour du passé de M. Mitterrand, les affaires de corruption et le financement des partis, le drame du sang contaminé, et la préparation du programme de la gauche pour les présidentielles.

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Média : TF1

Texte intégral

Mlle Houalo : Monsieur Jack Lang, bonsoir. J'ai acheté un magazine féminin, je vous trouve effectivement à l'intérieur, j'aimerais savoir en fait ce que vous pensez. Les homme politiques doivent-ils séduire par leur physique ou plutôt par leurs idées ?

Mme Sinclair : Bonsoir à tous, bonsoir Jack Lang.

M. Lang : Bonsoir.

Mme Sinclair : Vous êtes l'invité de 7 sur 7 ce soir. Invité aussi Arnaud Marty-Lavauzelle qui est le Président de Aides, la plus grande association de lutte contre le sida, qui viendra nous dire ce qui change ou ce qui ne change pas. Il viendra faire le point tout à l'heure.

Jack Lang, que faites-vous dans les magazines de mode ?

M. Lang : Je dirai à cette jeune fille que, d'abord, c'est une interview qui est publiée dans ce journal "Dépêche-Mode", qui est consacrée à Thierry Mugler qui est un créateur que j'admire beaucoup et, surtout, qui est consacrée à une industrie, l'industrie du textile qui se trouve parfois en difficulté, qui n'est peut-être pas prise assez au sérieux et, comme dans notre pays on ne la soutient pas suffisamment, nous nous faisons tailler des croupières, si j'ose dire, par les Italiens et par les Allemands.

Mme Sinclair : Donc vous avez posé en photo pour défendre l'industrie textile ?

M. Lang : Bien sûr et au-delà même de l'industrie textile, l'économie de l'imaginaire et tout ce qui touche à la créativité qui, à mon avis, est une des économies de demain.

Mme Sinclair : Dans la même idée, je vous ai vu hier soir dans l'émission de Patrick Sébastien qui s'appelle "Super Mecs". N'est-ce pas une drôle d'idée quand on est un homme politique, déjà les Français ont une impression que les hommes politiques sont des marchands d'illusions, d'aller jouer un rôle d'illusionniste ?

M. Lang : Précisément, vous avez vu à quel point je n'étais pas doué comme illusionniste puisque j'ai raté tous mes trucs. Non, j'y suis allé pour ma ville, la ville de Blois dont je suis le maire et pour laquelle je souhaite que les Français sachent qu'elle est belle, qu'elle les attend et qu'elle est prête à les accueillir.

Mme Sinclair : Vous voulez dire que vous n'êtes pas prêt à tout pour passer à la télé ?

M. Lang : Non, je suis presque prêt à tout pour ma bonne ville de Blois.

Mme Sinclair : Deuxième question, on regarde tout de suite.

Charles : J'aimerais savoir si, pour vous, il y avait une vie après le ministère de la Culture et comptiez-vous aborder dans les prochains mois, les questions qui nous préoccupent, à savoir le chômage, l'Algérie ou le Rwanda ? Puisqu'on ne vous a pas trop entendu jusqu'à présent.

Mme Sinclair : C'est vrai que vous avez bâti votre réputation sur la spécialité de la culture mais c'est vrai aussi qu'il y a des sujets de fond sur lesquels ce jeune homme dit qu'on ne vous entend pas ?

M. Lang : Vous m'invitez ce soir pour qu'on en parle. Mais les sujets de fond, je m'en occupe précisément chaque jour comme maire, un maire, ce n'est pas seulement la culture, c'est aussi le logement, c'est aussi la sécurité, c'est aussi l'éducation et puis la culture, ce sont toutes les formes de vie et par conséquent c'est l'environnement, c'est d'industrie, c'est tout le reste. Nous allons, je crois, en parler ce soir.

Mme Sinclair : Dans la série, "Je suis un homme mais je sais faire autre chose", je voudrais montrer ce livre de Bruno Durieux. Bruno Durieux a été ministre pendant trois ans, de 90 à 93, et il a découvert depuis de nombreuses années, alors qu'il était polytechnicien et haut fonctionnaire, la soudure et la façon de travailler le fer. Je trouvais que c'était suffisamment étonnant.

Bruno Durieux qui dit très joliment : "Entre l'art et la politique, au fond c'est la même chose. Le résultat final correspond rarement à l'intention première", êtes-vous d'accord avec cela ?

M. Lang : C'est un sens de l'humilité qui l'honore beaucoup.

Mme Sinclair : Dans un instant, comme vous l'avez dit vous-même, le Rwanda, la Bosnie et le drame du sang contaminé.

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Mme Sinclair : L'actualité va vite, trop vite et souvent elle relègue au deuxième plan, ce qui nous paraissait, il y a quelques semaines ou quelques mois encore, le drame le plus affreux.

À 7 sur 7, nous avons choisi de commencer cette émission par des images du Rwanda où rien n'est réglé et où la mort rôde toujours et par celles de Sarajevo où les Serbes bosniaques sont peu à peu lâchés par la Communauté internationale mais où les habitants de Sarajevo s'apprêtent à passer un troisième hiver dans le dénuement le plus complet, sans liberté, sans eau, sans électricité.

Yougoslavie :

L'ONU décide d'alléger les sanctions contre Belgrade. Le Président serbe, Milosevic, est récompensé pour avoir rompu avec ses frères de Bosnie, ceux-là même qui multiplient les provocations.

Autre monde, autre conflit, même sentiment d'abandon. Au Rwanda, on n'en finit pas de découvrir de nouveaux charniers.

Mme Sinclair : Jack Lang, à propos du Rwanda, il y a deux questions : la situation tragique sur place et puis nos éventuelles responsabilités.

La situation tragique, c'est effrayant, il y a des millions, en effet, de réfugiés, on découvre des charniers, c'est un pays dévasté et le Président rwandais réclame toujours 120 millions d'écus à l'Europe et ne les obtient toujours pas ?

M. Lang : Oui, c'est l'horreur à l'état pur. Je crois que l'Europe a fait ce qu'elle pouvait, en particulier par la fourniture de vivres, et tout récemment nous avons réussi à faire adopter au Parlement européen, à l'initiative de Kouchner, une résolution qui va permettre à l'Europe d'agir plus vite et plus fort.

Mme Sinclair : J'ai vu dans l'annuaire des députés qui s'appelle "Le trombinoscope" que vous avez été Président des amitiés franco-rwandaises en 1993…

M. Lang : C'est vrai.

Mme Sinclair : Pourquoi, d'abord et est-ce que cela vous a particulièrement sensibilisé ? On ne vous a pas entendu là-dessus.

M. Lang : C'est vrai mais à ce moment-là, précisément, les conflits inter-ethniques n'avaient pas éclaté sous cette forme cruelle et meurtrière.

Mme Sinclair : Pourtant cela faisait plusieurs années qu'on les avait alertés sur les massacres inter-ethniques, justement…

M. Lang : … Il y avait eu, à plusieurs reprises, dans le temps…

Mme Sinclair : Au tout début de l'ancien régime pour les Tutsis.

M. Lang : Mais à ce moment-là notre pays, il faut le dire, avait contribué par les accords d'Arusha, signés en Tanzanie, à établir une sorte de modus vivendi entre les ethnies et notre pays espérait que, ainsi, les choses pourraient continuer. Malheureusement, à la suite d'un déchaînement de violence et de haine, la situation s'est dégradée et a connu ces massacres

Mme Sinclair : Vous savez qu'on reproche tout de même à la France, ces différentes années, d'avoir soutenu de trop près le régime, l'ancien régime Hutu ?

M. Lang : Non, la France a établi, avec le régime et le régime légal, des relations normales, des relations d'État à État, et la France avait obtenu qu'un processus démocratique puisse être engagé qui assure de façon régulière l'élection des dirigeants de ce pays.

Ce qu'il faut dire, on parle toujours de la France et on la met en procès ici ou là, c'est notre pays…

Mme Sinclair : … Non, on reconnait l'expédition Turquoise.

M. Lang : Mais je crois qu'il faut le dire, il faut le rappeler, on ne le sait pas assez, que c'est notre pays, et je dirais l'ensemble des forces politiques de notre pays, qui a fait que nous avons été présents au premier rang. Notamment, avec l'opération Turquoise, nos soldats ont été sur place, – nous l'avons vu à la télévision à ce moment-là –, formidables pour apporter secours, pour apporter appui et ont probablement évité plusieurs milliers de morts. Mais en même temps il faut savoir, parce qu'on croit de Paris que c'est si facile d'intervenir, que l'intervention même de la France a été d'abord contestée par les Organisations humanitaires qui, ensuite, ont souhaité que nous restions. Elle a été contestée aussi par les pays de l'Afrique, je me souviens lors du voyage que François Mitterrand a accompli en Afrique du Sud, Nelson Mandela lui disant : "N'est-ce pas une opération néocoloniale ?" et François Mitterrand l'a convaincu qu'il s'agissait d'une opération à caractère humanitaire et finalement l'Afrique nous a soutenus et notamment le Sénégal. Donc, ce n'est pas si simple et je crois que notre pays malgré ces obstacles, malgré ces difficultés, a réussi à sauver beaucoup de vies humaines.

Mme Sinclair : Je voudrais montrer ce petit livre de Rony Brauman, aux éditions Arléa, qui s'appelle "Devant le mal, Rwanda, un génocide en direct". Je voudrais juste lire le début :

"En cette année 94 ou l'on célébrait le 50ème anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale et l'écrasement de la barbarie nazie, une partie de l'humanité a été anéantie sous nos yeux, plus de la moitié de la population tutsie du Rwanda a été massacrée au vu et au su de tous, non pas dans des combats opposant armée régulière et rebelles mais dans le cadre d'un programme d'extermination."

Rony Brauman rappelle que c'est tout à fait inédit et catastrophique cette volonté d'exterminer un peuple en 1994.

M. Lang : C'est vrai et, aujourd'hui, il se produit dans le Monde d'autres exterminations vis-à-vis desquelles la Communauté internationale est impuissante. Mais en même temps je crois qu'il faut regarder les choses en trouvant aussi, en Afrique même, des raisons d'espérer. Il y a des raisons de douter, ce drame terrible du Rwanda, mais il y a des raisons d'espérer : la démocratie a progressé en Afrique. À la suite du discours de La Baule, un peu partout, des régimes démocratiques se sont installés. La Namibie est un pays libre, l'Afrique du Sud, dont je parlais à l'instant, est libérée de l'apartheid et l'ONU a joué un grand rôle pour que…

Mme Sinclair : … C'est surtout la volonté des hommes en Afrique du Sud, c'est de Klerk et Mandela qui ont réussi, l'ONU n'a pas joué un grand rôle…

M. Lang : Si l'ONU a joué un grand rôle, en particulier par les sanctions qu'elle a obtenues de la part des différents États qui ont été systématiquement maintenues et puis notre pays, la France là encore, a joué un rôle très utile, en particulier le chef de l'État, pour que l'apartheid puisse se terminer et les liens amicaux entre Mandela et les dirigeants français n'ont pas été pour peu dans l'organisation précisément de l'opération Turquoise au Rwanda.

Mme Sinclair : Un mot de Sarajevo dont nous avons vu les images de cette semaine : Selon le HCR, la purification ethnique se poursuit toujours il y a 750 000 Musulmans et Croates qui sont toujours forcés à partir de Bosnie par les Serbes de Serbie et, là encore, ce sont les organisations humanitaires qui nous alertent et pas tellement les politiques ?

M. Lang : Ce n'est pas tout à fait vrai…

Mme Sinclair : … En ce moment-là, plus personne n'en parle…
M. Lang : … Les télévisions n'en parlent pas parce que les télévisions traitent d'un sujet, puis d'un autre et l'actualité chasse une autre actualité, c'est la loi cruelle et terrible de ce qu'on appelle l'actualité, mais la France est toujours présente, ses soldats sont toujours présents, nos diplomates se battent pour que des solutions de paix puissent prévaloir. Dans cette situation terrible, regardons quelques progrès accomplis, le divorce établi entre Milosevic, le patron de la Serbie, et les Serbes de Bosnie, la levée du siège de Sarajevo, je crois qu'il faut continuer…

Mme Sinclair : … Le siège continue…

M. Lang : … En même temps, des progrès s'accomplissent et il faut s'acharner pour que le plan de paix pour lequel nos gouvernants se battent soit finalement adopté par les uns et par les autres.

Si on essayait de voir les choses dans la perspective, qu'est-ce qui se serait passé s'il n'y avait pas eu l'Union européenne, l'amitié franco-allemande ? On serait reparti comme en 14, l'embrasement général des Balkans…

Mme Sinclair : … Cela nous a protégés, nous, mais pas forcément eux.

M. Lang : On voit l'horreur mais on ne voit pas ce qui a été évité grâce au progrès de la Communauté internationale, l'Union européenne et l'ONU.

Mme Sinclair : Trois gros sujets de société, cette semaine, Jack Lang, le voile à l'école, les affaires et la tragédie du sang contaminé.

Panoramique : Convaincre plutôt que contraindre, tel est le sens de la circulaire de François Bayrou interdisant le port de signes ostentatoires à l'école.

Affaires : Gérard Longuet à nouveau sur la sellette. Le ministre de l'Industrie pourrait être poursuivi pour recel d'abus de biens sociaux, voire même pour trafic d'influence.

Sang contaminé : L'affaire du sang contaminé prend soudain une tout autre ampleur.

Mme Sinclair : Nous allons parler bien sûr des 10 ans de Aides, Arnaud Marty-Lavauzelle, première association française de lutte contre le sida. Vous nous direz ce qui a changé, ce qui n'a pas changé mais on va peut-être commencer par ce sujet tragique, douloureux qui est le sang contaminé. Je disais "sujet douloureux" mais pour autant êtes-vous, vous-même, convaincu qu'il faille remonter jusqu'à un Premier ministre pour mettre en cause les responsabilités, les négligences ou les malversations ?

M. Marty-Lavauzelle : Pour bien comprendre les choses, il faut situer le problème sur des longues années. C'est une bataille, en fait, juridique qui a duré de longues années parce que les droits des personnes, au départ, n'étaient pas reconnus, donc c'est sûr que, étape par étape, puisqu'on a l'impression qu'il y a des voiles, qu'il y a des masques sur les responsabilités, les personnes plaignantes essaient de gagner à chaque fois que possible de savoir qui est responsable. C'est vrai qu'il y a un lien entre la volonté politique et les problèmes de santé publique, donc la question est tout à fait légitime, on peut se la poser, et c'est vrai que cette mise en cause est peut-être une artillerie extrêmement lourde mais en même temps je crois que la société française ne peut pas vivre avec toutes les questions qui restent sur ce drame du sang contaminé.

Mme Sinclair : Responsabilité politique, sans doute, responsabilité pénale, trouvez-vous que c'est justifié ?

M. Marty-Lavauzelle : Je crois qu'il faut vraiment respecter le Droit et ne pas s'emballer sur des procédures exagérées mais en même temps je crois que c'est peut-être une des occasions de faire toute la vérité. Il faut tout de même bien se rappeler que, en février 85, on savait tout, c'est-à-dire que lors d'une conférence de presse…

Mme Sinclair : … "On", c'est-à-dire les médecins ?

M. Marty-Lavauzelle : Les médecins, les politiques et la société. Lors d'une conférence de presse publique, en février 85, le représentant de la Direction générale de la Santé, monsieur Brunet, le docteur Brunet, avait parlé à la fois du risque de contamination par le sang, la nécessité de lever, en fait, l'interdiction de publicité sur les préservatifs et la nécessité de mettre les seringues en vente libre. La publicité sur les préservatifs a été possible à partir de 86 et les seringues ont été mises en vente libre en 87 par madame Barzach.

Mme Sinclair : Jack Lang.

M. Lang : S'agissant du sang contaminé, il y a d'abord la douleur, la souffrance, le sentiment d'injustice de ceux qui, tout à coup, se sont retrouvés victimes d'une situation inacceptable. Je crois qu'il est très important que l'on connaisse la vérité et, comme vous le savez, Laurent Fabius souhaite que, sur ce sujet, rien ne soit caché, tout soit connu, c'est important pour l'Histoire, c'est important pour la responsabilité des uns et des autres, mais on ne répare pas une injustice, une très grave injustice, celle qui a été faite aux victimes du sang contaminé par une autre injustice, celle qui serait faite à l'ancien Premier ministre, Laurent Fabius.

Parmi les faits, puisque nous essayons de voir clair, il est un fait incontestable, c'est qu'en 1985 Laurent Fabius a rendu obligatoire le test de dépistage pour les dons de sang et il a été l'un des trois chefs de gouvernement, l'un des trois premiers chefs de gouvernement à prendre cette décision, avant les États-Unis, avant la Grande-Bretagne, avant l'Allemagne, avant la Suisse et je crois que c'est à porter à son crédit et, lorsqu'il y aura ce débat, je pense que chacun pourra s'exprimer librement et sereinement, je l'espère.

Mme Sinclair : On va poursuivre sur le sida et pas rester sur le sang, néanmoins si vous voulez répondre à ce que vient de dire à Jack Lang et notamment à une question : Pourquoi, ici, cela a-t-il pris une telle ampleur alors que la même épidémie, les mêmes retards, les mêmes négligences, se sont produits un peu partout dans d'autres pays ?

M. Marty-Lavauzelle : Rappelons en fait que la décision de monsieur Fabius a été prise le 18 juin après une conférence de presse qu'avait faite Aides le 6 juin, donc c'est vrai qu'à ce moment-là la presse commençait à parler des choses.

Pourquoi cela a pris tant d'importance ? On sentait qu'on ne pouvait plus se masquer tout un certain nombre de problèmes. L'autre dimension, pourquoi dans notre pays ? Parce que l'extension de l'épidémie dans notre pays était très grande, c'est-à-dire que nous avons cumulé les malchances, je dirais, de tous les moyens de prévention, ce qui veut dire que la France, par exemple, a un taux de contamination cinq fois plus grand que l'Angleterre, qu'en Australie, par exemple, on avait commencé à sélectionner les donneurs, même si on n'avait pas les tests fiables, et qu'on pouvait faire un certain nombre de choses qui auraient évidemment apporté des solutions.

Mme Sinclair : Vous venez, pendant trois jours, de tenir vos Assises nationales pour faire le point, est-ce que le point est un constat d'échec quand on s'aperçoit que 60 % de nouveaux malades ont été répertoriés dans le Monde cette année ?

M. Marty-Lavauzelle : Pour revenir sur l'épidémie dans le monde, c'est terrible, c'est-à-dire que les 60 % de nouvelles personnes contaminées représentent une vulnérabilité croissante des femmes, des enfants. Il y a un lien tellement fort entre le statut d'une personne, c'est-à-dire sa position par rapport à la Justice, par rapport à ses droits, le fait de vivre dans un pays où il y a une liberté ou pas, une liberté de circuler, une liberté d'avoir accès à la prévention, les choses ont complètement galopé.

Pour notre bilan Aides, c'est vrai que c'est un constat, à la fois triste, parce qu'aucun d'entre-nous n'était engagé pour une baille aussi longue mais que, en même temps, nous avons construit un savoir-faire et des outils et j'espère que ces outils sont des outils que les gens pourront avoir à leur disposition et qu'ils pourront aussi aider d'autres personnes dans d'autres pays.

Mme Sinclair : Tout le monde sait que la drogue est le fléau principal de contamination non seulement parce que, évidemment, elle génère la drogue mais qu'elle génère aussi le sida. Philippe Douste-Blazy annonçait des mesures ce week-end à votre association, notamment sur les places de méthadone et sur la distribution de seringues, c'est la drogue qui est pour vous, aujourd'hui, le phénomène majeur de contamination ?

M. Marty-Lavauzelle : Absolument et de deux façons, c'est-à-dire que si tout le monde commence à s'engager maintenant sur ce qu'on appelle la politique de réduction des risques, c'est-à-dire la possibilité de réduire les risques de contamination, c'est-à-dire d'avoir accès à des seringues propres, d'avoir accès à des produits propres, d'avoir des possibilités de traitements de substitution, en même temps les usagers de drogue vivent énormément et très souvent en prison puisque un quart des usagers sont en prison et que, dans les prisons, il y a une situation sanitaire qui est désespérante, c'est-à-dire que les gens se contaminent, se recontaminent, utilisent des drogues et très souvent aussi vivent des situations de rejet et d'exclusion qui vont les stigmatiser.

Mme Sinclair : Votre premier souci aujourd'hui, si vous devez alerter l'opinion, les responsables, c'est quoi, c'est l'information ?

M. Marty-Lavauzelle : C'est d'aller vite sur l'information et d'essayer aussi de rattraper quelque chose qui est la très grande difficulté pour des personnes de croire en l'efficacité des traitements aujourd'hui. Ce qui a changé en dix ans, c'est la possibilité de ne pas attendre de tomber complètement malade pour commencer à se soigner, c'est d'avoir un suivi régulier, c'est de pouvoir prévenir les maladies graves et cette confiance, ce changement d'image de la maladie, c'est très difficile de la construire parce que, en même temps, nous vivons des situations mondiales qui sont dramatiques. Donc, nous sommes dans un constat un peu chaotique, c'est-à-dire qu'on sait beaucoup plus de choses, on sait mieux utiliser les outils qui déjà existent aujourd'hui et, en même temps, l'épidémie se développe d'une façon terrible.

Mme Sinclair : Vous me disiez que l'accès aux sources d'information est si difficile que vous-même, alors que vous êtes médecin, vous avez été parfaitement démuni face à ce virus ?

M. Marty-Lavauzelle : C'est très difficile d'avoir des informations fiables, c'est très difficile de savoir ce qui vous convient à vous puisque vous savez que très souvent, en thérapeutique, on propose le même traitement à tout le monde, c'est ce qu'on appelle les grands essais, les protocoles alors que, en fait, maintenant, on arrive beaucoup plus, et cela aussi, à changer à l'idée de traitements personnalisés, c'est-à-dire que chacun cherche quelle serait la meilleure stratégie pour lui-même, pour elle-même de traitements, comment gérer sa vie en vivant avec le virus et en vivant avec des traitements.

Mme Sinclair : C'est-à-dire que l'on peut apprendre à vivre avec le virus comme on a appris à vivre avec le cancer ?

M. Marty-Lavauzelle : Pour certains d'entre nous, c'est vrai que la séropositivité, puis le début du déficit immunitaire deviennent une maladie chronique à gérer, c'est lourd, c'est embêtant mais on tient le coup.

Mme Sinclair : Jack Lang, Arnaud Marty-Lavauzelle nous parlait d'information, vous qui avez été le ministre de l'Éducation nationale, qui avez fait entrer, si j'ose dire, les préservatifs dans les lycées, ne pensez-vous pas que c'est à l'école qu'on devrait commencer tout de suite, de la même manière qu'il y a des cours d'éducation civique, d'avoir des cours d'éducation sexuelle et d'information sur la maladie pour cette population des jeunes ?

M. Lang : Sûrement ! D'ailleurs, dès l'origine de Aides, j'ai travaillé étroitement déjà comme ministre de la Culture avec les fondateurs, Frédéric Edelman, Daniel Defer et Jean-Florian Métotal, et l'une des premières initiatives que nous avions pu soutenir, en tant que ministère la Culture, c'était de faciliter l'organisation, – vous étiez déjà là, je crois –, d'une grande émission, c'était la première, sur Antenne 2 en 1989. Et puis j'ai été peu de temps, vous le savez, à l'Éducation nationale et, dès mon entrée en fonction, j'ai été saisi par Act Up et le mérite de Act Up, c'est que, parfois de façon un peu brutale, ils prennent un peu à la gorge les responsables…

Mme Sinclair : … C'est-à-dire que Aides n'est pas assez brutal…

M. Lang : … Aides fait un très bon travail mais chacun a ses méthodes ; chacun a sa manière de faire.

Mme Sinclair : Il faut être brutal…

M. Lang : … Je ne dis pas cela, mais comme j'étais là pour peu de temps ils ont bien fait de m'alerter et, en effet, dans les semaines qui ont suivi, j'ai pris une circulaire qui autorisait l'installation de distributeurs de préservatifs, je me suis heurté, il faut le dire, a beaucoup de résistance, ici ou là, et je ne sais pas d'ailleurs très bien où les choses en sont maintenant dans l'application concrète ? Et puis, par ailleurs, j'ai encouragé à ce moment-là la création de clubs de santé, l'introduction d'information dans des cours ainsi que l'opération "1 000 scénarios" qui a permis à des jeunes d'écrire sur ce thème.

Mme Sinclair : L'information a-t-elle progressé ?

M. Marty-Lavauzelle : Oui et non parce qu'une mobilisation des élèves et de certains enseignants, c'est vrai qu'il y a une grande mobilisation et qu'on donne de plus en plus aux élèves la possibilité d'accéder justement à une expression, en même temps tout le monde sait que…

Mme Sinclair : … C'était utile les préservatifs dans les lycées ?

M. Marty-Lavauzelle : C'est-à-dire que la façon dont ils ont été sabotés, c'est qu'ils n'étaient pas remplis, c'est-à-dire que l'effet paradoxal…

Mme Sinclair : … Sabotés par qui ?

M. Marty-Lavauzelle : Par les directeurs d'établissements, c'est-à-dire qu'on ne fournissait pas les préservatifs pour les approvisionner puisque, en fait, quand les distributeurs étaient vidés de leurs préservatifs, tout le monde commençait à s'inquiéter sur le nombre de relations sexuelles hors d'un établissement scolaire.

M. Lang : Il ne faudrait pas généraliser. Je me souviens, quand j'ai quitté le ministère de l'Éducation nationale, qu'il y avait 1 000 lycées dans lesquels ces distributeurs étaient vraiment installés. Depuis lors, je n'ai pas pu procéder a des vérifications, mais alors lançons un appel et que partout, dans les lycées, liberté soit accordée d'installer ces distributeurs et qu'ils soient, en effet, correctement installés et fournis.

M. Marty-Lavauzelle : Mais est-ce la seule réponse ? Parce que c'est vrai que le distributeur utilisé sous le regard de ses camarades ou éventuellement d'autorités à l'école, ce n'est pas très facile, au lycée j'entends, et c'est vrai que la grande question, c'est le droit fondamental aux élèves et je crois aux jeunes élèves d'apprendre à gérer leur vie, un peu comme on apprend le code de la route, en apprenant le mode de transmission du virus d'une façon convenable et de pouvoir en discuter.

Mme Sinclair : Vous avez compris le message, "secouer les autorités".

Merci Arnaud Marty-Lavauzelle, d'être venu dans cette émission nous parler de Aides…

M. Lang : … Et, si j'ose dire, ne pas relâcher l'effort. Vous savez mieux que moi que, dans certains pays, je pense à San Francisco où l'effort a été relâché, on a connu une recrudescence et dans des pays qui n'ont pas voulu voir clair comme le Japon, pendant 10 ans, cela a été le silence absolu, la catastrophe arrive.

Mme Sinclair : On va parler dans un instant du voile et des affaires. Une courte pause.

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Mme Sinclair : Retour à 7 sur 7 en compagnie de Jack Lang. Et vous avez vu d'ailleurs qu'il fait nuit sur Paris. Nous bénéficions de l'heure d'hiver, et la caméra qui est sur le toit projette ces images de nuit dans notre studio.

Jack Lang, le voile – revenons un peu sur les images que l'on a vues tout à l'heure – … le voile à l'école, êtes-vous d'accord avec la circulaire Bayrou ?

M. Lang : C'est un sujet délicat et sensible que l'on ne peut pas trancher à coups de serpe. Je voudrais être sûr que, par un éclat médiatique, on ne ravive pas des querelles politiques d'adultes dont les enfants – et notamment les enfants d'immigrés – seraient les otages ou les victimes.

Mme Sinclair : Qu'auriez-vous fait, vous ?

M. Lang : Ce que j'ai fait moi-même quand j'étais ministre de l'Éducation nationale : j'ai suivi la voie qui avait été ouverte par Lionel Jospin qui, sur la base d'un avis excellent du Conseil d'État, a donné priorité au dialogue entre chefs d'établissement et élèves.

Que penser de la circulaire Bayrou ? Elle a un mérite : Elle renforce, je pense, l'autorité des chefs d'établissement pour faire respecter la laïcité, mais elle comporte – il ne faut pas le cacher – deux incertitudes : une incertitude d'interprétation : qu'est-ce qu'un signe religieux ostentatoire ? Vise-t-on une seule religion ? L'Islam ? …

Mme Sinclair : C'est la question que nous posions….

M. Lang : Ce serait alors discriminatoire.

Veut-on mettre en cause d'autres signes religieux ? La Kippa, une croix trop visible ? La circulaire ne le dit pas. Par bonheur, comme la circulaire Jospin, elle renvoie au dialogue.

Et puis, par ailleurs, il y a une incertitude juridique parce que cette circulaire est en infraction avec la jurisprudence du Conseil d'État. Il n'est pas impossible qu'il y ait des recours contre elle.

Alors peut-être un jour, faudra-t-il une loi pour fixer clairement les principes.

Mme Sinclair : Ça a l'air de faire l'unanimité dans le corps enseignant ?

M. Lang : Oui, comme je suis attaché à la paix scolaire, comme je souhaite que les écoles soient des oasis de paix, de tranquillité et de sérénité, j'espère que les choses s'arrangeront progressivement, et que ce débat ne réapparaîtra plus.

Mme Sinclair : Un mot sur les affaires : hier, la gauche ; aujourd'hui, la droite. Ça pleut tous les jours. Le maire de Nice, Honoré Beylet, a été mis en examen pour recel d'abus de biens sociaux.

Le juge Jean-Pierre a dit à Michèle Cotta l'autre jour sur RTL qu'il serait favorable à une démission dès à présent de Gerard Longuet. Qu'en pensez-vous ?

M. Lang : … Qu'il fasse son métier déjà de parlementaire européen ! …

Mme Sinclair : … Gérard Longuet est ministre…

M. Lang : … Je parle du juge Jean-Pierre…

Parlons sérieusement de ce sujet, je dirai…

Mme Sinclair : Simplement sur ce point : vous êtes favorable à ce qu'un ministre démissionne quand il est mis en cause ? C'est le débat du moment.

M. Lang : Je crois que, sur ce point précis, une tradition a été instaurée par Pierre Bérégovoy. Elle a été poursuivie par Édouard Balladur : quand un ministre est mis en examen, il doit quitter le gouvernement. Et s'il advenait que Gérard Longuet soit mis en examen, il devrait quitter le gouvernement.

Par ailleurs, je dois le dire – pourtant nous n'avons pas été épargnés dans le passé par les amis de M. Longue : je trouve triste qu'une fois de plus on condamne une personne avant de l'avoir jugée. Et il est navrant…

Mme Sinclair : … qui est le secret de l'instruction …

M. Lang : … il est navrant que dans notre pays ne soient respectés ni la présomption à l'innocence, ni le secret de l'instruction, et qu'on jette en pâture, à l'opinion publique, des hommes ou des femmes qu'on risque de déshonorer de façon inconsidérée.

Et puis essayons de voir les choses, en nous tournant vers l'avenir : deux propositions :

L'une consisterait – je crois que le Garde des Sceaux l'a formulée samedi – à supprimer… supprimons le financement privé des campagnes et des partis politiques…

Mme Sinclair : … et on le remplace par quoi ?

M. Lang : … par un financement public, comme cela existe, par exemple, en Allemagne.

Puis deuxième proposition…

Mme Sinclair : … Vous croyez que l'on peut dire aux Français aujourd'hui : vous allez financer les partis politiques.

M. Lang : … Mais ça se passe en Allemagne. Il faut savoir ce que l'on veut ! La Constitution française dit que les partis politiques participent à l'expression du suffrage. Ils sont, de fait, des sortes de service public participant à la démocratie.

Je crois qu'il faut couper tout lien entre entreprises privées et partis politiques. Il faut, par conséquent, aller beaucoup plus loin que les lois de moralisation déjà importantes qui avaient été conçues par Michel Rocard et Pierre Bérégovoy.

Mme Sinclair : Ça laisserait les particuliers, à ce moment-là, subventionner comme ils voudraient les partis politiques ? Vous dites : supprimons le lien avec les entreprises, mais avec les particuliers aussi ?

M. Lang : … les particuliers aussi. Je crois qu'il faut un financement public…

Mme Sinclair : … uniquement un financement public ?

M. Lang : … un financement public, point final.

Et, deuxièmement, je crois qu'il faut assurer une publication des patrimoines de toute personne qui a un pouvoir, élu, ministre, maire, patron de grande société, patron de média. Je crois que c'est normal. Si l'on veut une démocratie transparente, il faut que ceux qui ont du pouvoir, fassent connaitre l'évolution de leur patrimoine.

Mme Sinclair : Alors, montrez l'exemple. Faites-le ?

M. Lang : Mais je l'ai fait déjà plusieurs fois en réponse à des journalistes.

Mme Sinclair : Question posée par la SOFRES pour 7 sur 7 : les affaires se multiplient mettant en cause des personnalités politiques et des chefs d'entreprise, avez-vous le sentiment que les juges qui s'occupent de ces affaires, font normalement leur travail ou ont tendance à s'acharner sur les personnalités ?
Les juges font normalement leur travail : 54 %
Les juges ont tendance à s'acharner sur les personnalités : 30 %
Sans opinion : 16 %

Et l'on s'aperçoit que le désir de justice est partout. Il n'y a pas de différence entre la droite et la gauche. Il y a un consensus général, même à l'UDF, dont pourtant Gérard Longuet fait partie. Et les hommes, les jeunes, les cadres sont ceux qui appuient le plus le travail des juges.

Un commentaire là-dessus ?

M. Lang : Non. Simplement je crois que l'immense majorité des juges font leur travail dans la sérénité, le calme et le secret. Je regrette personnellement que certains juges, qui ne sont pas parmi les plus mauvais d'ailleurs, "se droguent" de temps en temps aux médias.

Mme Sinclair : Alors, le reste des grands titres de la semaine : la politique qui divise ; la mort qui rapproche.

Obsèques : Adieu œcuménique au Cardinal Decourtray.

Adieu : Madeleine Renaud a rejoint Jean-Louis Barrault pour l'éternité.

Budget 95 : la rigueur – cure d'austérité.

Présidentielle : l'emploi… l'emploi… l'emploi…, tel est le thème commun de tous les candidats à la présidentielle, déclarés ou non…

Haïti : Soutenir la démocratie.

Mme Sinclair : Alors, bien sûr, des sujets sur Haïti, en direct dans le 20 heures tout à l'heure, et ce sera sûrement aussi dans le Libération. Le nouveau Libération qui sort demain matin. Un Libération de 80 pages, c'est-à-dire un format équivalent à ceux de tous les pays européens, avec beaucoup de rubriques.

On nous a apporté tout à l'heure quelques pages du Libé de demain :
– un grand article sur Jacques Delors : "Les visiteurs de Jacques Delors". Vous nous direz après si vous en êtes ;
– des rubriques que l'on connaît déjà : comme Rebond ;
– puis des rubriques aussi sur Paris. Ça s'appelle "Métro". Des rubriques "Vous" c'est-à-dire la vie quotidienne.

Je laisse découvrir à tout le monde le Libé de demain.

Jacques Lang, vous vouliez dire un mot sur deux morts qui ont marqué la semaine : celle du cardinal Decourtray et celle de Madeleine Renaud ?

M. Lang : Ô, beaucoup de choses belles ont été dites sur le cardinal Decourtray que je m'apprêtais à recevoir cette semaine à Blois.

C'était, comme l'a dit le grand rabbin Sirat, un juste, un élu de Dieu. Et la cérémonie, au cours de laquelle étaient présents à la fois les représentants de la communauté musulmane, de communauté juive, a été très symbolique. C'est un homme qui a accompli des gestes forts.

Je pense en particulier à son Noël dans les Minguettes ou à la façon dont il a combattu à Auschwitz contre la présence du Carmel.

Madeleine Renaud : je crois que l'un des plus beaux mots qui aient été écrits ces jours derniers, est celui de Michel Cournot. Il disait d'elle : "Souveraine parce que servante, servante de théâtre", et avec quelle maîtrise !

Mme Sinclair : Avant d'aborder la politique, vous avez vu le sondage de la SOFRES dans "Le Figaro Magazine" : les Français comprennent le passé de François Mitterrand, mais ils sont choqués par l'amitié avec René Bousquet : 67 % contre 24 %. Et vous ?

M. Lang : J'ai été et je suis encore indigné et blessé par la campagne qui a été menée contre François Mitterrand : festival d'hypocrisie et de règlements de comptes. Et tout ce tintamarre a passé à la trappe deux choses capitales :

1. François Mitterrand a été un héros de la Résistance et salué comme tel par le Général de Gaulle et par tous les résistants. Et on l'a le plus souvent oublié !

2. La nature profonde de François Mitterrand, c'est un humaniste – je le vois vivre de près depuis 15 ans – auquel toute idée de racisme fait horreur, et tous ses actes témoignent de sa profonde humanité.

Serge Klarsfeld qui, pourtant, n'est pas toujours tendre, reconnaît, qu'aucun autre Président n'aura accompli ce qu'il a accompli pour la mémoire juive : l'arrestation de Klaus Barbie, la reconnaissance du Vel d'Hiv, Exodus – on l'oublie, on ne le sait pas, c'est François Mitterrand qui au nom de la France, a accueilli les réfugiés juifs –, François Mitterrand a été le premier Chef d'État à se rendre en Israël.

C'est sous sa présidence, et non pas sous la présidence d'un autre, que Touvier a été jugé et condamné, que le procès Bousquet s'est ouvert.

C'est sous sa présidence que la maison d'Ysieu – et j'en sais quelque chose puisque j'ai reçu instruction de sa part de la financer – a été réalisée.

Je recevais hier une lettre de Sabine Vlatine qui me dit : "Je sais que Anne Sinclair vous a invité, si je vous écris aujourd'hui, c'est pour vous demander de rappeler, dimanche prochain, que c'est grâce au Président la République que la maison des enfants d'Ysieu est le seul musée de France qui soit consacré aux crimes contre l'humanité, et il a été voulu par le Président de la République française".

Moi, je suis choqué que, finalement, ces actes clairs, précis, convergents qui montrent que cet homme a été en permanence, en France et hors de France, un véritable combattant de la liberté et des droits de l'Homme.

Mme Sinclair : Si je vous entends bien : rien, ni dans les révélations contenues dans le livre de Pierre Péan, ni dans l'explication donnée par le Président de la République, rien ne vous a gêné ?

M. Lang : Regardons les choses de près : la période de guerre : François Mitterrand est un patriote. Il va au Front de 40 à 42. Il est prisonnier. S'évade trois fois. Va ensuite, un peu plus tard, à Vichy en janvier 42 pour s'occuper de ses camarades prisonniers – un million à l'époque.

Trois mois plus tard… trois mois plus tard, il participe à la création du premier mouvement de Résistance.

D'autres personnages – que je ne citerai pas – qui ont joué plus tard des rôles importants au début de la Vème République, se sont engagés beaucoup plus tardivement dans la Résistance.

Sur l'atmosphère de l'époque, concernant en particulier le statut des juifs – c'est là-dessus qu'on l'a beaucoup attaqué – les témoignages sont multiples. Edgar Morin, juif et communiste, écrit notamment dans ce livre : "Les lois de Vichy qui rejetaient les Juifs ne m'ont pas frappé".

Simone Veil, il y a deux jours, à la radio, disait : "C'est triste… cette situation est triste, la façon dont les Juifs ont été relégués à l'arrière-plan".

Le statut des Juifs était passé sous silence à la Libération.

Mme Sinclair : … Elle ne dit pas qu'elle ne l'avait pas remarqué. Elle était d'ailleurs bien placée pour le remarquer.

M. Lang : Elle a subi elle-même un sort terrible.

Ceci pour dire que, à l'époque, ceux qui s'étaient engagés contre l'Allemagne, contre le nazisme… et quant à l'affaire Bousquet, il a été acquitté en 49. Il a été fréquenté par tous les personnages importants de la République jusque dans les années 80. Et quand François Mitterrand a eu la certitude que cet homme était lié à l'affaire du Vel d'Hiv, il a interrompu toute relation avec lui, et c'est quand même sous sa présidence qu'il a été inculpé en 1990.

Mme Sinclair : Oui, enfin, on ne va pas revenir là-dessus, François Mitterrand a dit lui-même qu'il avait demandé qu'on freine les procédures judiciaires…

M. Lang : Sur ce sujet précis, il y a eu une mauvaise interprétation de ce qu'il a dit. Il a dit qu'il n'avait à aucun moment donné des directives pour ralentir les procédures. La preuve, c'est que les différents ministres l'ont confirmé…

Mme Sinclair : Pierre Arpaillange a répondu qu'il avait senti…

M. Lang : … non, pas du tout…. Absolument pas, pas du tout…. Pas du tout…

Mme Sinclair : … une réticence.

M. Lang : Pas du tout. C'est le procureur Truche qui a décidé et décidé souverainement…

Mme Sinclair : Donc, on n'a pas compris ce que disait le Président de la République !

M. Lang : … simplement François Mitterrand a dit que : en son for intérieur, il n'était pas homme à souhaiter une revanche. Il était homme de réconciliation. Et cette pensée est celle qui est partagée aussi par des personnes aussi différentes que Simone Veil, Michel Debré, Chaban-Delmas ou le Général de Gaulle lui-même.

Mme Sinclair : Un dernier mot avant de passer à autre chose : Olivier Duhamel dans l'Express, la semaine dernière, disait que ce qui la gêné, c'est que, en 1994, François Mitterrand, soit dans le livre de Pierre Péan, soit dans son intervention à la télévision, n'avait pas eu de regret de cette amitié avec Bousquet, n'avait pas trouvé un mot pour le condamner, sinon pour dire que c'était un homme d'une carrure exceptionnelle ou un homme intéressant.

Vous n'auriez pas souhaité un mot de regret ?

M. Lang : L'expression "homme intéressant" a été employée aussi par Simone Veil avant hier, elle parlait d'un "homme charmant". Donc les qualificatifs que l'on peut donner sur les uns et sur les autres n'ont rien à voir avec l'appréciation que l'on peut porter sur l'horreur de la conduite du personnage.

Je suis convaincu que François Mitterrand, encore une fois, pour qui toutes formes de discrimination est insupportable, lorsqu'il a découvert que Bousquet était l'auteur de ces crimes, en a ressenti une révolte profonde.

Mme Sinclair : Dans ce débat, il y a au fond deux attitudes vieilles comme le monde : il y a ceux qui pensent qu'il faut d'abord être fidèle à un homme, quel que soit son parcours ou ceux qui pensent qu'il faut être fidèle à des idées. Vous vous rangez plutôt dans quelle catégorie ?

M. Lang : Je suis fidèle à François Mitterrand parce que j'ai le sentiment que, à chaque moment, il a défendu ses idées. À chaque moment, il a été un humaniste qui a combattu pour les droits de l'Homme. Et j'ai admiré l'autre soir sa dignité et sa noblesse de pensée et d'âme, son élégance morale, comme l'a dit Françoise Giroud, face aux bassesses dont il est l'objet.

Mme Sinclair : On a dit que c'était un nouveau coup dur porté aux Socialistes qui n'ont pas vraiment le moral en ce moment : qu'est-ce que la gauche a à proposer ? Avec quoi elle va partir à la bataille ?

M. Lang : C'est un autre sujet. Nous nous tournons à présent vers l'avenir.

Comme vous le savez, beaucoup d'entre nous souhaitent que Jacques Delors soit notre candidat…

Mme Sinclair : … est-ce que vous croyez que l'on peut attendre janvier pour savoir si Jacques Delors ira ou non ?

M. Lang : Je crois que ces trois mois ne seront pas trois mois de perdus. Et, d'abord, sous l'impulsion d'Emmanuelli, le parti socialiste se met en ordre de marche. Ces trois mois serviront aussi à mettre au point un programme présidentiel neuf et fort qui, je l'espère, redonnera espoir et enthousiasme aux Français.

Et, dans le choix de Jacques Delors, il y a quelque chose qui, personnellement, me réjouit, c'est qu'il peut incarner le rêve qui est le mien depuis que j'ai travaillé avec Mendès-France, jeune lycéen : ce rêve de fonder une nouvelle République. Je veux dire : une République nouvelle qui donnera, enfin, la parole et le pouvoir de décision aux Français. Une République nouvelle qui ne laissera plus le pouvoir entre les seules mains d'une "caste" d'une centaine de dirigeants…

Mme Sinclair : C'est-à-dire que fait-on concrètement ?

M. Lang : Ça veut dire concrètement : un vrai Parlement, et pas, comme aujourd'hui un Parlement sans pouvoir.

Ça veut dire : limiter la durée des mandats à 5 ans.

Ça veut dire : supprimer toutes formes de cumul.

Ça veut dire : supprimer le scrutin majoritaire…

Mme Sinclair : … une vraie réforme constitutionnelle ?

M. Lang : … qui coupe la France en deux et qui écrase l'opposition.

Ça veut dire : donner des pouvoirs nouveaux aux associations, aux syndicats, aux partis, aux corps intermédiaires.

Voilà un des changements…

Mme Sinclair : Donc, une réforme constitutionnelle ?

M. Lang : C'est une réforme constitutionnelle, naturellement.

Mme Sinclair : Et sur le terrain qui intéresse le plus les Français, c'est-à-dire le chômage : aujourd'hui, on voit sortir les propositions des uns et des autres. Qu'est-ce que la gauche va dire de neuf ? Qu'est que vous diriez de neuf ?

M. Lang : Je crois que ce qui est d'abord important, et je ne compte pas me croiser les bras jusqu'au mois de janvier. Je vais organiser moi-même avec quelques camarades un tour de France, un tour de France des idées pour collecter les expériences, et surtout pour faire passer trois messages, trois messages forts :

Premier message : l'histoire n'est pas écrite. La droite n'a pas gagné. La gauche n'a pas perdu. Et l'expérience enseigne que, lorsque la gauche perd les sondages, elle gagne parfois les élections.

Deuxième message, le rêve de justice et d'égalité ne peut pas mourir, et je souhaite redonner, avec d'autres, à nos concitoyens l'envie d'avoir envie. L'envie des grandes aventures collectives.

Je souhaite que l'on puisse quitter les semelles de plomb de l'immobilisme gris-souris.

Troisième message – et c'est très important aussi – inutile de revendiquer le pouvoir à nouveau, si nous ne sommes pas capables, le jour venu, si nous ne sommes pas habités, le jour venu, par une volonté de granit. Je veux dire : de changer profondément les choses.

Le pays ne veut plus de ces ministres "pépères", certains, hier, d'autres, aujourd'hui, sont dans leur fauteuil installés confortablement…

Mme Sinclair : Vous en avez fait partie, vous, à votre avis ?

M. Lang : … je n'ai pas le sentiment… mais c'est à vous de juger ! …

… coupés du peuple, asphyxiés par leur conformisme.

Je crois que l'on aura besoin demain de ministres combatifs, de ministres de combat, de ministres rebelles qui entraîneront les énergies et qui dépasseront les montagnes.

Et je réponds à votre question sur le chômage…

Mme Sinclair : On n'a plus beaucoup de temps, Jack Lang… Je crois que là c'était l'entrain, l'élan et l'idéal…

M. Lang : Je veux dire par là, d'un mot, si vous voulez que, sur le chômage, les solutions techniques sont connues, mais s'il n'y a pas cette volonté de faire, cet entêtement à le régler, nous n'y arriverons pas.

Et je prends mon expérience de maire, entrepreneur local : je sais que si, demain, l'État nous dit : je passe avec vous un contrat pour la création d'emplois de proximité. Je suis prêt à accepter ce pari, et nous pouvons, mairie par mairie, commune par commune, créer des milliers d'emplois de proximité.

Mme Sinclair : N'attendez pas l'État, faites-le tout de suite !

M. Lang : Je le fais déjà. Mais je crois qu'une partie de ce que l'État gaspille en exonérations fiscales inutiles et sans contrepartie, il pourrait mieux l'utiliser en soutien positif aux politiques locales d'encouragement à l'emploi.

Mme Sinclair : Toute dernière question, je sais que vous allez me répondre très vite : si Jacques Delors n'y allait pas, qui pourrait y aller ? Et l'on dit que vous pourriez y penser pour vous-même ?

M. Lang : Je crois qu'il ne faut pas affaiblir la candidature de Jacques Delors à laquelle nous croyons tous par des rumeurs de candidatures autres. Et je suis convaincu que les circonstances avancent pour qu'il prenne une décision positive.

Mme Sinclair : Et si jamais il n'y allait pas, vous vous sentiriez les épaules pour y aller ?

M. Lang : C'est une question qui ne se pose pas aujourd'hui. Ce que je peux vous dire, c'est que…

Mme Sinclair : … elle pourrait se poser demain ?

M. Lang : … maintenant, dans les prochains mois, je n'entends pas rester au placard. Je vais participer activement au combat, et je souhaite surtout que l'on retrouve confiance et que l'état d'esprit du Soleil Levant nous habite encore…

Mme Sinclair : … Nous avons Simone Veil en ligne, me dit-on, qui voudrait vous répondre, Jack Lang. Elle vous a écouté, elle voudrait vous répondre.

Simone Veil, vous êtes au téléphone ? Eh bien, non. Je croyais que nous avions Simone Veil en ligne, mais sans doute répondra-t-elle dans le journal de 20 heures.

Merci Jack Lang.

M. Lang : Merci.

Mme Sinclair : … dans 8 jours je recevrai Philippe Séguin. Président de l'Assemblée nationale, ce sera la rentrée parlementaire. Nous recevrons également Françoise Giroud.