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La Lettre de la Nation Magazine : Vous avez fait au début du mois de septembre, un voyage d'une semaine en Guyane et aux Antilles où les difficultés économiques et sociales sont particulièrement préoccupantes : problèmes du chômage, de l'exclusion, de la drogue, du logement, de l'enfance inadaptée, de la famille. Quel regard portez-vous sur cette situation ?
Jacques Chirac : Mon séjour en Guyane et dans les Antilles françaises m'a permis de prendre la mesure des problèmes économiques et sociaux auxquels sont confrontés nos compatriotes d'outre-mer et qui se posent souvent avec plus d'acuité qu'en métropole.
Mes nombreuses rencontres avec des élus locaux, des responsables d'association, des entrepreneurs, des jeunes, des intellectuels m'ont, cependant, conforté dans l'idée qu'il y a dans les DOM, contrairement à certaines idées reçues, une capacité de travail et une évidente volonté de développement. C'est clair, les DOM peuvent et doivent devenir, avec le soutien de la solidarité nationale, des modèles de démocratie sociale et de progrès économique.
La Lettre de la Nation Magazine : Dans votre cours aux Universités d'été des jeunes du RPR à Bordeaux, vous avez mis en avant l'exigence d'un « nouveau progrès social ». Est-ce là le principal devoir des gouvernants pour demain ?
Jacques Chirac : L'attention de nos dirigeants a, durant les vingt dernières années, été largement monopolisée par les problèmes économiques, au point de perdre parfois de vue la finalité sociale de toute action politique.
Aujourd'hui, la crise que traverse notre pays nous incite à retrouver l'ambition humaine du gaullisme. Nous devons accepter de débattre librement et sans idée préconçue des grands problèmes – qu'il s'agisse de l'avenir de la protection sociale ou de la nécessaire substitution, dans l'organisation du travail, de la notion de « temps choisi » à celle de « temps imposé » avec l'idée que seul un État incarnant véritablement l'autorité, la justice et la vertu pourra garantir tant la cohésion sociale que le progrès et l'épanouissement des hommes.
La Lettre de la Nation Magazine : Avec plus de 12,7 % de la population active privée d'un emploi, le chômage est la préoccupation première des Français. Les derniers chiffres publiés au mois de juillet et au mois d'août font apparaître une légère inflexion de la courbe du chômage. Comment analysez-vous cette évolution ?
Jacques Chirac : La priorité absolue, aujourd'hui, c'est l'emploi et tout doit être subordonné à la lutte contre le chômage. Le retour à une gestion rigoureuse a permis, dans un contexte économique qui s'améliore, d'obtenir des résultats positifs. Je m'en réjouis. Il est essentiel, comme le fait le gouvernement, de chercher à amplifier le mouvement de reprise. Mais, je crois que le traitement économique de la crise ne suffira pas à supprimer ni le chômage de longue durée, ni celui qui fabrique l'exclusion, ni le chômage des jeunes. Nous devons rechercher d'autres solutions place à part entière dans notre société.
La Lettre de la Nation Magazine : Le chômage des jeunes est un des pires maux de la société française. À ce sujet vous parlez d'un devoir national de formation pour les jeunes en entreprise. Quel en serait l'intérêt ?
Jacques Chirac : L'enseignement professionnel constitue l'une des voies permettant aux jeunes d'accéder à l'emploi. Aujourd'hui géré par l'Éducation nationale, qui a tendance privilégier le cursus « noble » au détriment des formations techniques, il n'a ni les moyens, ni la souplesse qui lui permettraient de remplir sa mission.
Je propose donc que l'enseignement professionnel, pris en charge par l'État, s'ouvre également sur les entreprises, les professions et les collectivités locales qui sauront, j'en suis sûr, en faire une filière de la réussite à part entière.
La Lettre de la Nation Magazine : Quel rôle doit jouer l'Éducation nationale pour contribuer à lutter contre le chômage des jeunes ?
Jacques Chirac : L'Éducation nationale a, bien entendu, un rôle essentiel dans la lutte contre le chômage des jeunes et la prévention de l'exclusion.
Un enseignement qui favorise la réussite implique d'abord la maîtrise des apprentissages de base, lecture écriture, calcul, dès l'entrée en sixième. Il faut bien reconnaître que cet objectif essentiel n'est pas atteint et que dès le primaire se créent des situations d'échec qui, faute d'être traitées assez vite, deviennent souvent irréparables.
Il est donc urgent de réhabiliter les apprentissages fondamentaux et de tout mettre en œuvre pour contrôler, tout au long de la scolarité, l'acquisition des connaissances et chaque fois que c'est nécessaire, soutenir les enfants en difficulté par des moyens adaptés.
La Lettre de la Nation Magazine : Vous avez récemment publié un livre de réflexions pour « Une nouvelle France » dans lequel vous consacrez une place importante aux phénomènes de l'exclusion. Comment, selon vous, pourra-t-on enrayer les processus d'exclusion et de pauvreté qui ne cessent de progresser et qui mettent en danger la démocratie ?
Jacques Chirac : L'exclusion est un phénomène récent : en dépit des actions multiples de l'État, des collectivités locales, des associations, ce phénomène s'amplifie. Pourtant, il ne faut pas baisser les bras.
L'État a, bien sûr, une responsabilité particulière pour prévenir l'exclusion : loger les sans-abris, soutenir les locataires en cas de chute brutale des revenus, mobiliser davantage les services publics dans les quartiers difficiles, soutenir les revenus des familles en difficulté, restaurer la médecine scolaire. Toutes ces actions sont nécessaires, mais chacun sent bien que l'État ne peut pas seul traiter l'exclusion comme il convient, c'est-à-dire de façon aussi personnalise que possible, humaine, et en prenant le temps d'établir progressivement avec la personne un parcours d'insertion « sur mesure ». Il faut faciliter l'action quotidienne des associations, des bénévoles et des travailleurs sociaux. De façon plus générale, il faut imaginer et encourager tout ce qui peut combler les vides dans notre dispositif institutionnel et donner à chacun l'occasion de sortir de l'indifférence pour accompagner les plus fragiles sur le chemin de l'insertion.
C'est ce que nous avons fait avec succès à Paris, avec le « Samu social », en développant une solidarité de proximité, en relation avec tous les partenaires concernés.
La Lettre de la Nation Magazine : Alors que la conférence de l'ONU du Caire s'est inquiétée de la poussée démographique sur notre planète dans les années à venir, le renouvellement des générations se fait difficilement en France. Quelles réflexions pour une nouvelle politique familiale française cela vous inspire-t-il ?
Jacques Chirac : J'ai suivi avec le plus grand intérêt les travaux de la conférence du Caire, car l'évolution de la démographie mondiale est une donnée fondamentale pour l'avenir de nos sociétés.
En France, nous sommes passés en 1974 en dessous du seuil de simple remplacement des générations et, depuis l'année dernière, les personnes âgées de 60 ans ou plus sont plus nombreuses que les jeunes de moins de quinze ans. Ce vieillissement de la population a des conséquences économiques, sociales et psychologiques graves (je pense notamment à l'alourdissement des budgets publics, la déstabilisation du système de retraites, la, faiblesse de la consommation, la diminution de l'esprit l'entreprise). C'est dire l'importance de notre politique familiale dont j'ai tendance à penser qu'elle doit redevenir le fer de lance de la politique sociale.
La Lettre de la Nation Magazine : Comment défendre les industries françaises menacées d'une concurrence accrue et déloyale de la part de pays à faible protection sociale, sans tomber dans l'impasse du protectionnisme ?
Jacques Chirac : Notre pays est, aujourd'hui, le quatrième exportateur et le troisième importateur mondial. La France exporte le quart de sa production. Ces chiffres prouvent qu'il ne saurait être question de protectionnisme.
En revanche, face à l'émergence de vastes et nouveaux marchés régionaux, face à certaines pratiques commerciales déloyales, l'Europe communautaire doit, plus que jamais, être consolidée et se doter d'une véritable politique commerciale extérieure, dans le cadre de la nouvelle organisation mondiale du commerce qui vient de se mettre en place.
La Lettre de la Nation Magazine : Vous vous êtes toujours opposé à l'idée d'un déclin programmé de l'agriculture française. Face à la longue crise qu'affrontent les exploitants agricoles, quelles peuvent être leurs raisons d'espérer ?
Jacques Chirac : L'idée d'un déclin programmé et accepté de l'agriculture française est contraire à toute logique et incompatible avec l'idée que je me fais de la place et du rayonnement de la France dans le monde. La France doit prendre une initiative forte pour réaffirmer la vocation exportatrice agricole de l'Europe vers des marchés solvables et en pleine croissance comme l'Asie ou l'Amérique latine, ou vers les pays du Sud qui ne sont pas condamnés à vivre éternellement dans la pauvreté.
C'est une évidence : nos agriculteurs n'ont pas à être les otages d'une PAC d'inspiration malthusienne ! En 1960, le général de Gaulle avait ouvert notre agriculture sur l'Europe. Il est plus que temps de l'ouvrir sur le monde.
La Lettre de la Nation Magazine : Les progrès de la science et de la médecine semblaient avoir vaincu les grandes épidémies. Or, aujourd'hui, le fléau du sida se développe et frappe cruellement tous les continents. Quel message souhaiteriez-vous délivrer aux jeunes qui sont souvent les premières victimes de cette maladie ?
Jacques Chirac : Les jeunes éprouvent une angoisse face à cette maladie. Ils manifestent une soif de communiquer sur le sujet pour en savoir plus, pour partager des certitudes aussi.
Les jeunes sont-ils suffisamment informés ? Il me semble que les récentes campagnes de prévention ont été menées avec intelligence, objectivité, mais leurs effets ne sont pas encore perceptibles. Pour diminuer l'angoisse, informer sur les gestes simples qui permettent d'écarter la menace du sida, la politique de prévention doit être amplifiée. Et puis, il y a l'espoir, l'espoir que grâce notamment à la recherche médicale française et mondiale, dont je suis attentivement les travaux, on puisse un jour guérir le sida, comme on a vaincu d'autres fléaux par le passé. En attendent, il faut faire preuve de sagesse, de responsabilité et bien sûr de solidarité à l'égard de ceux qui sont atteints par la maladie.