Déclaration de M. Lionel Jospin, Premier ministre, en réponse à une question sur la position de la France sur l'accord multilatéral sur l'investissement (AMI), à l'Assemblée nationale le 14 octobre 1998.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Texte intégral

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Députés,
Monsieur le Député,


En 1995, des négociations ont été engagées dans le cadre de l'OCDE, sur un accord multilatéral sur l'investissement, sans véritable transparence à l'époque, et ensuite.

En février 1998, quand les enjeux véritables et les risques d'une telle négociation sont apparus, et qu'une émotion s'est emparée effectivement d'une partie de l'opinion dans notre pays, mais aussi dans d'autres pays, le Gouvernement français, et notamment par la voix de Dominique Strauss-Kahn, a immédiatement posé quatre conditions pour faire la clarté dans cette discussion, en ce qui concernait la poursuite de cette négociation :

– l'exception culturelle qui à nos yeux devait être respectée – les biens culturels ne sont pas des marchandises ;
– le refus d'accepter, à l'intérieur de ce mécanisme, les lois extraterritoriales américaines dont nous récusons l'application sur notre sol, dans d'autres cadres et dans d'autres discussions ;
– le respect des processus d'intégration européenne ;
– le respect de normes sociales et environnementales.

En avril 1998, le Gouvernement, voyant que les choses ne pouvaient pas être suffisamment clarifiées, a demandé et obtenu la suspension pour six mois de ces négociations, afin de procéder à une consultation de la société civile et d'avoir aussi une évaluation de cette négociation.

A la fin mai, j'ai chargé Mme Catherine Lalumière, député au Parlement européen, de procéder à ces consultations. Elle a, au cours de nombreuses semaines, dans un travail excellent, rencontré, interrogé longuement des organisations non-gouvernementales, les associations intéressées au débat sur l'AMI, les milieux culturels, les organisations syndicales et aussi les représentants des fédérations professionnelles et du monde des entreprises.

Mme Catherine Lalumière m'a remis son rapport avant-hier. Ses conclusions sont, à mes yeux, claires. Les constations de ce projet d'accord ne portent pas sur des aspects sectoriels ou techniques, Mesdames et Messieurs les Députés, ils portent sur la conception même de cette négociation, et ils posent en particulier des problèmes fondamentaux à l'égard de la souveraineté des Etats, sommés de s'engager de façon irréversible. Or, une chose est de consentir des délégations de souveraineté dans le cadre d'une communauté qui est la nôtre, celle de l'Union européenne, dans un processus contrôlé par les Etats, dans une aventure historique qui a pour nous tous une importance considérable ; une autre est de concéder des abandons de souveraineté à des intérêts privés, sous prétexte de la discussion d'un code international d'investissement.

Des réticences voire même des objections sont apparues ailleurs qu'en France. Et il pourrait même apparaître – c'est ce qu'a montré le dialogue avec certaines entreprises – que même du point de vue de nos entreprises, nous qui sommes un pays qui peut investir puissamment à l'extérieur et qui tient à continuer à le faire, que cet accord pourrait avoir un intérêt limité pour nos entreprises, puisqu'un certain nombre d'Etats, et les Etats-Unis au premier chef, ont mis des réserves considérables sur le contenu même de ces accords – 400 pages de réserves dans la position américaine et notamment celle-ci sur laquelle j'attire votre attention : le fait que cet accord pourrait s'appliquer aux Etats-Unis, mais sans mettre en cause les compétences des Etats fédérés –, la portion du territoire américain qui n'est pas en Etat fédéré est quand même relativement limitée, cela doit être Washington DC.

Alors, Mesdames et Messieurs les Députés, dans ces conditions, il me semble que la conclusion du rapport est que cet accord, en réalité, tel qu'il est conçu actuellement, n'est pas réformable.

Mme Lalumière propose de rechercher un nouvel accord, mais en revoyant l'architecture, soit dans le cadre de l'OCDE, soit dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce.

Je peux vous annoncer, Mesdames et Messieurs les Députés, que la France ne reprendra pas les négociations, dans le cadre de l'OCDE, le 20 octobre. Nous avons commencé à en informer, comme il était normal, nos partenaires et nos interlocuteurs.

La France souhaite et proposera à ses partenaires qu'une négociation sur l'investissement, sur les problèmes d'investissement, – nous voulons rester un grand investisseur, nous souhaitons que des investissements puissent se faire chez nous –, qu'une négociation puisse reprendre sur des bases totalement nouvelles, et dans un cadre associant tous les acteurs, c'est-à-dire notamment les pays en voie de développement. Ce cadre, à nos yeux, est tout naturellement celui de l'Organisation mondiale du commerce dont les modes de travail, dont l'approche progressive de la libéralisation des échanges et de l'investissement, – là ou l'AMI posait des principes absolus –, son caractère universel et en particulier la présence des pays en développement, nous assurent d'une approche et d'un examen sérieux et équilibrés.

La France fera dans ce sens des propositions à ses partenaires notamment européens. Elle reste et souhaite rester un pays ouvert aux entreprises étrangères et aux investissements, soucieuse d'appuyer le développement international de ses entreprises. Mais je crois que lorsqu'on voit les bouleversements récents, les mouvements hâtifs et parfois irraisonnés qui se sont emparés des marchés, il ne nous paraît pas qu'il serait sage de voir, à l'excès, les intérêts privés mordre sur la sphère de souveraineté des Etats. Les Etats doivent rester des acteurs majeurs dans la vie internationale.

C'est dans cet esprit que nous reprendrons ces discussions, et la représentation nationale, Mesdames et Messieurs les Députés, Monsieur le Député, sera naturellement informée par le Gouvernement de ses décisions, et des négociations qui pourraient éventuellement s'engager dans un autre cadre, le moment venu.