Article de M. Philippe Séguin, président de l'Assemblée nationale, dans "Le Journal du dimanche" du 27 novembre 1994, sur son hostilité à l'organisation "d'élections primaires" pour l'élection présidentielle de 1995, intitulé "Du trompe-couillon au piège à c.".

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

RÉSUMONS. Résumons, grâce à l'aimable autorisation de l'Académie française, et avec l'aide de M. Raymond Barre et de L'Événement du Jeudi : s'agissant des primaires, on est bel et bien passé du « trompe-couillon » dénoncé par l'un, au « piège à c… » décrit par l'autre.

Dans un premier temps, les primaires ont été une arme de dissuasion, utilisée tour à tour par les uns et par les autres, pour gagner la guerre de positions qui tient lieu de débat présidentiel. Avec trois objectifs dont chacun pouvait se suffire à lui-même, mais qu'il n'était pas interdit de cumuler deux par deux : faire passer le concurrent récalcitrant pour an diviseur : l'obliger à se retirer, ou le battre en rase campagne sur un terrain soigneusement préparé à l'avance. M. Barre, d'une belle formule, a dit tout ce qu'il fallait en penser.

Puis, la bataille a changé d'âme. La machine s'est emballée et la fameuse lame de fond a déferlé. Du coup, puisqu'il paraît que le pays n'en tient plus d'impatience, on ne peut échapper à une terrible alternative : ou ça ne marche pas et tout le monde se couvre de ridicule : ou ça marche, et pour éviter, nous dit-on, la division et les déchirements, on réussit l'exploit, alors qu'ils paraissaient se limiter au microcosme, de les installer dans les moindres communes françaises. Belle contribution à l'union que la campagne qui va s'y développer – il est vrai, pour simplifier, quelques avant-goûts de rivalités municipales. Bel et édifiant spectacle que celui d'assesseurs balladuriens, chiraquiens, millonistes, villépistes et autres campant auprès des urnes et se regardant en chiens de faïence. Il y a là un piège dont la qualification par les soins de l'hebdomadaire précisé n'a rien d'excessif.

Revenons en arrière. L'opposition de 1991 a eu tort de signer un texte inepte. Moi comme les autres. Du moins ce texte était-il caduc depuis quelques semaines et aurait-on pu oublier l'épisode qui n'avait guère, aux yeux de la plupart qu'une portée symbolique. Faute de candidats déclarés, le calendrier prévu était dépassé. On aurait pu s'en tenir là.

Au lieu de quoi, voilà que tous ensemble les candidats issus de la majorité marchent au précipice.

À ce stade de ce qui tient lieu de débat, sans doute faut-il d'abord, dans l'espoir de l'éclairer, rappeler quelques évidences en forme d'avertissements.

1. Il est évidemment hors de question de légiférer. On ne peut déshonorer le Parlement en lui faisant arbitrer de prétendues querelles internes à une partie de la classe politique. Car les choses sont du moins claires de ce côté-là : sans loi, pas de primaires. Et avec une loi, plus de Ve République. La messe me paraît dite.

2. Il conviendrait de cesser d'oublier qu'en France, les services publics sont neutres. Le gouvernement, les collectivités sont au service de la nation. Ils ne sont pas les porte-parole ou les bras séculiers d'une faction. Sans doute faut-il d'urgence expliquer dans les écoles que les images de la télévision montrant un maire entouré de son personnel communal occupé à organiser… les primaires sont nulles et non avenues.

3. Il est évidemment hors de question de laisser envisager des primaires réservées aux seuls élus de la majorité. La tentation existe pourtant çà et là de convoquer des grands électeurs – ceux de 1958 ! On sauverait le « système » sans s'exposer à ses inconvénients ! Comme s'il ne s'était rien passé en 1962 ! Alain Peyrefitte vient de nous rappeler ce que de Gaulle avait pensé alors de cette idée : « Ce sera un avant-premier tour qui permettra à n'importe quel clan de peser pour éliminer le meilleur candidat et l'on retombera dans le système du suffrage restreint. Ne doutez pas qu'il écartera toujours Clemenceau au profit de Deschanel. »

Cela dit, on peut toujours rêver. Rêver qu'on voudra bien aussi, à la longue – peut-être– se souvenir de ce que sont nos institutions.

La Constitutions repose sur la nécessité d'assurer l'impartialité – au sens fort du terme – de l'État et du Président de la République. C'est dire que, par essence, le Président de la République est, doit être, plus et mieux encore qu'indépendant des partis : au-dessus d'eux. C'est dire qu'il ne peut être question d'enfermer le futur Président dans une coalition partisane et faire de lui, une fois pour toutes, le candidat d'un camp, le candidat officiel d'un parti ou d'un groupe de partis.

Que la raison parie donc enfin ! Acceptions la règle des deux tours telle qu'elle est fixée par le Constitution. Acceptions qu'au premier tour se présentent des hommes qui, d'ores et déjà, n'ont plus que quelques mois pour développer leur projet, hisser des idées-forces pour permettre à la France d'ordonner ses énergies et relever les défis de cette fin de siècle, bref pour affirmer haut et claire une volonté. Acceptons même que, s'il le faut, plusieurs candidats dits gaullistes se présentent devant les électeurs (cela ne sera d'ailleurs pas la première fois !) et qu'un peu de cohérence et de dignité incite les uns et les autres à respecter un code de bonne conduite en sorte sue « l'union » comme on dit –se refasse dans les quinze jours de l'entre-deux tours.

La Ve République a redonné à l'État une stabilité, à la France une voix, à la République une dimension, ouvrant d'un coup au débat politique et à la démocratie des horizons les plus larges, incitant chaque citoyen à participer plus directement à la vie du pays et, par-là, à l'évolution du monde.

Ayons le courage d'en tirer toutes les conséquences ; Alors, nous ne manquerons pas le grand rendez-vous qui nous est fixé. Et je ne doute pas que nous dissiperons le désenchantement des Français et, en tout premier lieu, celui des républicains.