Texte intégral
Le Point : L'élection du président de la République au suffrage universel est de plus en plus souvent remise en question, au point que l'on parle de la nécessité d'une VIe République. La présidentielle devient-elle, en effet, la seule obsession des hommes politiques ? Les intérêts du pays n'en souffrent-ils pas ?
Jacques Chirac : Ce n'est pas du tout ma manière de voir ! La Constitution de la Ve République a eu d'immenses mérites, et il faut surtout la conserver. À ceux qui disent que l'élection présidentielle masque les vrais problèmes, je réponds qu'elle permet au contraire de les évoquer. Est-il abusif d'ouvrir, tous les sept ans, un vrai débat sur notre société et les réformes que son évolution exige ?
Le Point : Ce débat de fond, on le voit assez mal. Il tourne au débat de personnes entre vous et Édouard Balladur, et, plus extraordinaire encore, entre MM. Séguin et Juppé dans la perspective de la présidentielle de 2002 !
J. Chirac : Les hommes politiques ont certainement leur part de responsabilité dans cette situation, mais je serais tenté de vous poser à mon tour une question : quel rôle jouent les médias dans ces dérives ? Je prends un exemple : j'ai publié en juin un petit ouvrage et ensuite une série d'articles sur des sujets très importants comme l'exclusion, l'emploi ou les atouts de la France. Je ne dis pas que toutes mes idées étaient bonnes, mais elles n'étaient pas non plus forcément mauvaises. Or, personne n'a cherché à en débattre sérieusement. Il arrive la même chose aujourd'hui à l'ouvrage de Jacques Delors. En fait, il y a là une responsabilité collective. J'appelle donc l'ensemble des responsables politiques, mais aussi des journalistes, à privilégier le débat.
Le Point : Tout de même, l'incontestable renforcement de la personnalisation politique et du pouvoir présidentiel met aujourd'hui à mal la démocratie représentative, et notamment le Parlement, qui passe de plus en plus au deuxième plan.
J. Chirac : Je le dis souvent, je le redis ici : il y a une dérive monarchique de notre République. Si je ne souhaite pas une réforme de nos institutions, que je juge très bonnes, je préconise, en revanche, une lecture plus démocratique et plus républicaine de notre Constitution, une manière plus authentique de vivre la République. Il faut retrouver l'équilibre naturel des pouvoirs que le général de Gaulle avait souhaité. Dans ses Mémoires, il donne du pouvoir présidentiel cette définition précise : « Mon action consiste avant tout à tracer des orientations, fixer des buts, donner des directives à l'organisme de prévision, de préparation, d'exécution que constitue le gouvernement. » C'est aussi l'idée que je me fais du rôle et du pouvoir du chef de l'État. Il conçoit et « aiguille » tandis que le gouvernement détermine et conduit. Le gouvernement, naturellement, doit être responsable devant le Parlement, qui est à la fois le lieu du dialogue et du débat, le lieu où on élabore la loi, le lieu enfin où l'on contrôle l'action du gouvernement. Pourquoi les gouvernements, voire les présidents, ont-ils peu à peu ressenti ce contrôle comme une agression ? C'est pourtant un pouvoir naturel. Nous sommes, faut-il le rappeler, dans un régime parlementaire.
Le Point : Nous en sommes bien loin !
J. Chirac: Et pour cause ! La dérive monarchique a abouti à une prolifération des cabinets ministériels, qui ont confisqué le pouvoir. Résultat : l'image du politique est atteinte ; le Parlement est devenu une chambre d'enregistrement ; le gouvernement lui-même est conduit à la paralysie par une technostructure allergique à la réforme puisqu'elle est faite pour gérer des systèmes existants. Contrairement à ce que l'on croit, ce ne sont pas les Français qui renâclent devant les réformes : ils y sont prêts. C'est le système de gouvernement qui est bloqué.
Le Point : Vous suggérez une pratique nouvelle des institutions, mais quel crédit accorder à votre discours ? Avez-vous vraiment incarné une pratique différente ?
J. Chirac : Je n'ai pas encore été président de la République…
Le Point : Vous avez été deux fois Premier ministre !
J. Chirac : Je voudrais précisément vous rappeler que je suis le seul Premier ministre de la Ve République qui a démissionné parce qu'il estimait ne plus avoir les moyens de gouverner. Dès 1976, j'ai dénoncé cette dérive, et j'en ai tiré les conséquences en partant, ce qui n'est pas si courant ! Lorsque j'ai été nommé Premier ministre en 1986, j'ai sensiblement réduit les effectifs des cabinets ministériels. Je ne suis pas allé au bout du système pour une raison simple : la cohabitation. Dans ces affaires, l'impulsion et l'exemple doivent venir du sommet, c'est-à-dire du Président.
Le Point : En période de cohabitation, le Premier ministre a tout de même plus de pouvoir.
J. Chirac : Plus de pouvoir, sans doute, mais pas celui de changer la pratique de la République.
Le Point : Restons un instant sur la cohabitation. Avez-vous le sentiment qu'elle est aujourd'hui différente d'hier ?
J. Chirac : Oui, peut-être, ne serait-ce qu'en raison de la majorité très courte – trois voix – dont je disposais en 1986. Mais sa nature, elle, ne change pas : une dyarchie à la tête du pays.
Le Point : Pourquoi l'avoir acceptée ?
J. Chirac : Des hommes politiques, c'est vrai, l'ont condamnée. Mais y avait-il une alternative ? D'une manière ou d'une autre, la refuser, c'était, au moins dans l'esprit, une forme de coup d'État. La France a passé l'âge. Il reste que la cohabitation n'est pas souhaitable. Je pense que les Français le comprennent de mieux en mieux. En tout cas, il faut mettre à l'actif de nos institutions le fait d'avoir parfaitement résisté à ce cas de figure un peu aberrant.
Le Point : Ne faut-il pas, en fait, réformer ou réaménager nos institutions ?
J. Chirac : Je suis toujours frappé de constater la propension française à modifier les textes quand les choses ne vont pas. S'agissant de la Constitution, je suis hostile à toute modification, sauf sur un point : l'élargissement du champ d'application du référendum.
Le Point : Vous étiez pourtant favorable à la réduction du mandat présidentiel à cinq ans.
J. Chirac : J'ai soutenu cette réforme quand Georges Pompidou l'a proposée et j'y suis plutôt favorable. Mais, aujourd'hui, je constate qu'il y a une opposition de nature presque idéologique entre ceux qui estiment que le quinquennat conduit forcément au régime présidentiel et ceux qui pensent le contraire. En France, nous sommes experts en batailles juridiques. Les « primaires » viennent de polariser le débat. Voulez-vous que demain ce soit les rapports supposés entre le quinquennat et le régime présidentiel ? Moi pas. N'est-il pas préférable de privilégier ce qui rassemble les Français plutôt que ce qui les divise, et de concentrer toutes nos énergies à résoudre les vrais problèmes auxquels nous sommes confrontés : l'emploi, l'insertion des jeunes, l'avenir de notre protection sociale ?
Le Point : Pourquoi, alors, l'élargissement du référendum ?
J. Chirac : Parce la démocratie, telle que je la conçois, exige pour les grandes questions que le peuple soit consulté. Les choses ne peuvent pas toujours être réglées par un quarteron d'experts ou de politiques…
Le Point : Le référendum ne dévalue-t-il pas le rôle du Parlement ?
J. Chirac : Je ne le crois pas. Il est d'ailleurs dans la logique de nos institutions.
Le Point : Êtes-vous d'accord avec la proposition d'Édouard Balladur qui permettrait une fois par an à l'opposition de soumettre à référendum une loi adoptée par le Parlement ?
J. Chirac : Non. Quelle serait la légitimité d'un Parlement qui se verrait démenti par le peuple après avoir voté une loi ! C'est le référendum a posteriori qui dévaluerait le rôle du Parlement.
Le Point : Concrètement, si vous étiez élu en mai 1995, quels sujets soumettriez-vous à référendum ?
J. Chirac : C'est le type même de décision à prendre avec le gouvernement et les présidents des assemblées. Mais je peux vous donner un exemple : la grande réforme de l'Éducation nationale qui s'impose pour donner à notre système de formation plus d'efficacité aurait d'autant plus de légitimité qu'elle aurait été largement débattue puis approuvée dans ses principes par le peuple tout entier.
Le Point : Le Président, selon vous, joue-t-il son mandat sur un référendum ?
J. Chirac : Cela dépend du référendum et du degré d'engagement du chef de l'État. Il est des réformes qui n'appellent pas une implication politique du Président, il en est au contraire qui la justifient.
Le Point : Il y a un grand débat sur l'indépendance de la justice. Comment mieux garantir la séparation des pouvoirs sans réforme de la Constitution ?
J. Chirac : Nous portons collectivement une lourde responsabilité sur l'évolution de notre justice. Si certains critiquent ce qu'ils estiment être des abus, la faute initiale en revient aux gouvernants. On n'a pas donné à la justice les moyens matériels qu'exige l'éminence de sa responsabilité. On n'a pas garanti aux magistrats le respect qui leur est dû. Souvent, trop souvent, on est intervenu, malgré le principe de la séparation des pouvoirs, dans le fonctionnement de la justice. La situation s'est donc dégradée, et nous voyons aujourd'hui des réactions, parfois excessives, mais au total compréhensibles. Au fond, je les trouve assez saines. Elles prouvent que le corps judiciaire reste vivant et on peut attendre le meilleur d'un corps vivant… Il est donc indispensable de donner à la justice les moyens d'assurer sa fonction dans la sérénité et l'indépendance. Il faut reconnaître la place éminente qui doit être celle du juge dans la cité.
« Il est indispensable de donner à la justice les moyens d'assurer sa fonction dans la sérénité et l'indépendance. »
Le Point : Autre débat du moment : le secret de l'instruction. Êtes-vous favorable à l'amendement Marsaud ?
J. Chirac : Deux principes essentiels sont en cause, la présomption d'innocence et la liberté de la presse. Les concilier mérite un vrai débat, auxquels doivent participer tous ceux qui sont concernés : les politiques, mais aussi les magistrats et les hommes de presse et de médias. Tant que ce débat n'aura pas eu lieu, mais, surtout, tant que les juges ne seront pas sûrs de pouvoir agir dans l'indépendance, avec les moyens appropriés, ils continueront, pour certains d'entre eux, à se servir de la presse comme d'un relais pour empêcher qu'une affaire soit étouffée. D'où l'urgence de ce débat, mais aussi l'urgence d'une autre politique pour la justice. On ne peut isoler le problème du secret de l'instruction.
Le Point : Vous ne regrettez donc pas que ce débat ait été ouvert ?
J. Chirac : Je ne regrette jamais l'ouverture d'un débat. Celui-ci est ouvert depuis plusieurs mois. Je vous ai donné mon sentiment sur le fond.
Le Point : Autre grand sujet du moment, le cumul des mandats. Êtes-vous pour ou contre ?
J. Chirac : On a fait une première innovation en limitant à deux le cumul des mandats. On a eu raison. Faut-il aller au-delà ? Je n'en suis pas sûr. L'expérience locale est précieuse pour l'exercice d'un mandat national.
Le Point : Derrière cette réforme, il y a le dossier des rapports de la politique et de l'argent. D'une manière générale, les politiques ont-ils les moyens financiers de remplir leur mission ?
J. Chirac : Non. Nous commençons à préparer les élections municipales. Qu'observe-t-on ? Pour la première fois, des gens refusent d'être candidat parce que les conditions de vie des élus, telles qu'on les a voulues, sont de plus en plus difficiles. Il faut avoir le courage de dire que la démocratie a un prix.
Le Point : Êtes-vous pour ou contre le financement de la vie politique par les entreprises ?
J. Chirac : Je suis contre. Les affaires ont pris une telle ampleur qu'il faut adresser un signal clair et fort aux Français. Ce moment est venu.
Le Point : Dans Le Point, François Léotard vient d'affirmer que le nouveau Président, quel qu'il soit, sera amené à dissoudre immédiatement l'Assemblée. Partagez-vous ce point de vue ?
J. Chirac : Je suis profondément choqué par cette affirmation qui traduit soit une méconnaissance, soit un mépris de nos institutions. Au nom de quoi peut-on dire qu'un Parlement élu démocratiquement pour cinq ans en 1993 devient subitement illégitime ? Mais où va la démocratie ? Il faudrait soi-disant que le président de la République dispose d'une période de cinq ans sans élections nationales pour pouvoir mener à bien les réformes nécessaires. C'est une plaisanterie ! Réformer, ce n'est pas un problème de durée, c'est un problème de volonté. Ce qu'on ne fait pas en trois ans, on ne le fait pas en cinq ans. En outre, et c'est l'essentiel, le Parlement détient la souveraineté nationale. Il n'a pas à être aux pieds du président de la République. La dissolution est un moyen de faire trancher par le peuple une situation de crise politique grave. Ce n'est évidemment pas le cas dans l'hypothèse où un Président est élu avec une majorité toute prête à le soutenir. En réalité, cette démarche est strictement politicienne. Elle revient à dire que le Parlement est une annexe de l'Élysée. C'est profondément contraire à l'esprit de notre régime qui, je le rappelle, est parlementaire.
Le Point : Vous récusez donc l'idée d'une majorité présidentielle se constituant sur de nouvelles bases autour du nouveau président de la République.
J. Chirac : Le Président n'est pas le chef d'une majorité. Il est le Président de tous les Français.
Le Point : Le pouvoir du Parlement diminue, mais, dans le même temps, les lois prolifèrent. Ce paradoxe n'est- il pas le signe d'un mal français ?
J. Chirac : Ce qui est en cause, c'est notre manière de gouverner. Trop souvent, nous cédons à la tentation de multiplier les textes et de faire varier la loi au fil des circonstances. Le résultat, c'est une inflation législative et réglementaire sans précédent : 8 000 lois et 400 000 décrets et règlements en vigueur ; 17 000 pages au Journal officiel chaque année, sans même citer les 20 000 normes d'origine communautaire. Encore ces textes, trop souvent longs et imprécis, sont-ils sans cesse remaniés. Tout cela n'est pas raisonnable. On oublie trop souvent que cette complexité administrative coûte très cher à la société. Songez par exemple que le chef d'une entreprise de 10 salariés aura à remplir 300 formulaires dans l'année et y consacre, chaque mois, près de deux cents heures. On peut parler de « harcèlement administratif ». Le coût des formalités pesant sur les entreprises est évalué à plusieurs dizaines de milliards de francs. C'est un véritable « impôt-formulaire » dissimulé.
Le Point : Depuis vingt ans, tous les gouvernants promettent cette simplification administrative, mais aucun ne l'a entreprise. Au contraire !
J. Chirac : C'est vrai. Raison de plus pour s'y mettre vite. Il faut attaquer le mal à la racine, en légiférant autrement. Une telle tâche suppose l'impulsion du président de la République et l'engagement du gouvernement et de l'ensemble des administrations.
« Réformer, ce n'est pas un problème de durée, c'est un problème de volonté. Ce qu'on ne fait pas en trois ans, on ne le fait pas en cinq ans. »
Le Point : Mais il reste le maquis des textes déjà publiés.
J. Chirac : Nous avons, c'est vrai, une quantité considérable de lois et règlements qui sont devenus, au fil des ans, totalement obsolètes. C'est la raison pour laquelle je pense que nous devons entreprendre un grand travail de codification afin de nettoyer notre droit des dispositions devenues redondantes ou inutiles. Il faut donner au Parlement les moyens nécessaires pour le faire. C'est bien sa responsabilité : la complexité administrative constitue une atteinte aux libertés et, pour les plus faibles, un handicap supplémentaire. Or, ce sont précisément eux qui ont le plus besoin des services publics.
Le Point : Mais ne faut-il pas aussi organiser différemment les administrations pour qu'elles fonctionnent plus simplement ?
J. Chirac : Évidemment ! Et pour cela il faut engager une politique de simplification articulée autour de quelques principes simples. En amont des décisions, il faut désormais procéder à des études d'impact systématiques. D'autres pays l'ont fait ; ne laissons plus l'administration charger inutilement la barque de la société française. Il faut aussi donner de nouveaux droits aux citoyens. Le droit, par exemple, de refuser de communiquer une information qui est déjà en possession de l'administration ou de refuser d'accomplir une formalité déjà effectuée. C'est dans le même souci de simplicité que je propose la création d'un guichet unique pour les entreprises, afin d'harmoniser leurs démarches et leurs obligations à l'égard du fisc, du Trésor, de la Sécurité sociale, de l'Unedic, des Douanes… Elles pourraient ainsi consacrer toute leur énergie à créer de la richesse.
Le Point : Vous allez provoquer la révolution dans l'administration ?
J. Chirac : Il ne s'agit pas de provoquer la révolution dans l'administration, mais de révolutionner les méthodes du service public. La mission du service public, c'est le service du public. Dans notre pays, les administrations s'informent bien peu des attentes et des besoins de nos compatriotes. Nos traditions les poussent plutôt à définir d'elles-mêmes ce qui est bon pour le citoyen. Il faut renverser cet état d'esprit et remettre l'usager au cœur du service public. S'il n'obtient pas le service qu'il est en droit d'attendre, il doit être indemnisé. Le principe de la charte du citoyen que je préconise, telle qu'elle a d'ailleurs été appliquée en Grande-Bretagne, pourrait donc se résumer en une formule simple : « satisfait ou remboursé ». Je suis persuadé que c'est ainsi qu'on parviendra à remotiver nos fonctionnaires en leur donnant des objectifs clairs et les moyens nécessaires pour les atteindre. L'amélioration de la situation en France suppose des administrations mieux évaluées, des fonctionnaires mieux formés et plus responsables. En un mot, un État plus moderne. Je sais que nous pouvons faire confiance aux hommes et aux femmes qui ont choisi de servir leur pays. Ils ont des idées, une capacité d'initiative trop souvent inemployée, des propositions pratiques à formuler. Sachons les écouter et les encourager.
Le Point : Vous avez été le premier à annoncer votre candidature à l'Elysée. Regrettez-vous que les autres ne suivent pas votre exemple ?
J. Chirac : À cinq mois de l'échéance, je crois que les Français ont le droit de savoir qui se présente à l'élection présidentielle et pour quoi faire. Pour ma part, j'ai fait le choix de la clarté et de la sincérité. J'aimerais que d'autres fassent le même choix. La France y gagnerait.