Déclarations de Mme Simone Veil, ministre des affaires sociales de la santé et de la ville, au Caire le 5 septembre et à Paris le 20, et interview dans "L'Express" du 15 septembre 1994, sur la nécessité d'un contrôle de la croissance de la population mondiale et sur les problèmes de développement et de promotion des droits de la femme.

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Circonstance : Conférence internationale sur la population et le développement, au Caire du 5 au 13 septembre 1994-inauguration de l'exposition "6 milliards d'hommes" au musée de l'homme à Paris le 20.

Média : L'Express

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire général des Nations unies,
Mesdames et Messieurs les Chefs d'État et de gouvernement,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs,

Dix ans après Mexico, vingt ans après Bucarest, nous voici à nouveau réunis, au Caire, pour débattre ensemble de l'avenir de la population mondiale.

La Conférence de Rio a démontré combien la réflexion sur l'environnement était désormais indissociable de celle sur le développement. Il était temps d'approfondir le lien entre croissance démographique et développement, notamment dans la perspective du Sommet sur le Développement social. Qu'il me soit permis de rendre hommage à Mme Nafis Sadik, directeur du Fonds des Nations unies pour la population, qui a su en tirer les conclusions et qui a tenu ainsi à renouveler l'approche des questions démographiques.

La France fonde son analyse sur une double exigence, dont il est possible de déduire les priorités qu'elle suggère pour le plan d'action mondial pour la population. Cette double exigence est celle du réalisme et du respect des Droits de l'Homme.

Le réalisme d'abord : si la population des pays industrialisés est stabilisée, celle de la plupart des pays en développement progresse de manière impressionnante. Songeons que l'humanité a mis 300 000 ans à atteindre le seuil des 3 milliards d'hommes et de femmes, mais qu'il ne lui en aura fallu que 40 pour passer de 3 à 6 milliards.

À Mexico, un consensus s'était dégagé pour privilégier un objectif de croissance modérée, ce qui conduisait à préconiser une politique volontariste de la population. Le fait est là, quels qu'en soient les motifs : dix ans après, ces orientations tardent à entrer dans les faits.

Pourtant cette orientation générale reste plus que Jamais pertinente, si l'on considère les conséquences pour l'avenir de la population de la croissance prévisible dans les décennies à venir. Certes, ce n'est pas l'espace qui manque sur la terre, ni les techniques qui permettraient de nourrir des habitants, même plus nombreux. Les problèmes résultent du déséquilibre, notamment régional, entre le rythme de l'accroissement de la population et celui de la capacité de développement. L'accroissement anarchique de la population empêche un développement durable et équilibré, ne serait-ce que parce que la société ne peut apporter à des enfants trop nombreux l'éducation et les soins qui leur sont nécessaires. Alors même que 600 millions d'individus souffrent déjà de malnutrition chronique, que la faim est responsable de près de 15 millions de décès par an, que certaines régions s'appauvrissent, c'est l'avenir de l'humanité qui est en cause, dans un environnement tant rural qu'urbain menacé d'une dégradation croissante.

Il est vrai que se font jour des évolutions, récemment soulignées par les Nations unies, qui laissent penser que la croissance démographique pourrait ralentir plus rapidement que prévu. Elles ne sont pas suffisantes pour changer la nature du problème en raison de l'inertie propre aux phénomènes démographiques : au milieu du siècle prochain, le nombre d'humains devrait s'établir entre 8 et 11 milliards, et continuer à croître pendant un siècle pour se stabiliser un peu en dessous de 12 milliards. Il convient donc d'aller plus vite dans la voie d'un ralentissement de cette croissance et c'est l'objet de notre Conférence d'en rechercher les modalités et les moyens.

Mais cette démarche, aussi nécessaire soit-elle, ne saurait être mise en œuvre sans respecter les valeurs fondamentales sur lesquelles reposent nos sociétés, et c'est notre seconde exigence. Car il s'agit de l'homme, et ce qui le touche au plus profond de lui-même : sa descendance, sa famille, son libre-arbitre. C'est-à-dire l'essence même de la condition humaine.

Si nos sociétés sont différentes, un certain nombre de valeurs essentielles, exprimées dans la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, les rassemblent cependant. La liberté et la responsabilité y figurent en bonne place : ces deux valeurs sont inséparables car il n'est pas de responsabilité sans liberté, pas de liberté sans responsabilité.

Dans le domaine de la politique démographique, et pour les raisons que je viens d'évoquer, le respect de ces valeurs revêt une importance particulière, même s'il n'est pas aisé de le concilier avec notre objectif de stabilisation à un niveau compatible avec le développement durable pour tous les peuples de la planète.

Loin de toute référence à un modèle qui prétendrait à l'idéal et à pouvoir être transposé sous toutes les latitudes, il nous faut agir dans le respect des valeurs collectives et individuelles propres à chacune de nos sociétés.

Respect des valeurs collectives fondées sur les croyances et sur les cultures de chaque pays, notamment celles touchant à la conception de la vie, de la famille et de l'amour de l'enfant, dès lors qu'elles prennent également en compte les valeurs individuelles, qui reposent sur les droits et le respect de la dignité de la personne, quel que soit son sexe. À ce titre, respecter et d'abord reconnaître les droits de la femme est un préalable à toute politique démographique.

Ces exigences – réalisme et respect des Droits de l'Homme, tels qu'ils sont définis par la Charte des Nations unies et la Convention des Droits de la Femme – étant rappelées, je souhaite évoquer les thèmes qui constituent des priorités pour mon pays.

Sauf à reposer sur une contrainte forte ou des pressions, ce qui n'est pas acceptable au nom des principes, les politiques, les politiques démographiques exclusivement fondées sur la planification familiale ont rarement eu l'efficacité escomptée. L'expérience enseigne qu'elles ne connaissent le succès que lorsque l'évolution des conditions de vie de la population résultant d'un effort global de développement conduit les couples à décider eux-mêmes du nombre des naissances qu'ils jugent souhaitable.

Tenter d'imposer les méthodes de contrôle des naissances sans que ceux ou celles qui sont appelés à les utiliser en soient clairement informés et en comprennent l'intérêt, n'est-ce pas compromettre dès l'origine toute campagne de régulation des naissances ?

Il s'agit donc en premier lieu de promouvoir l'éducation en développant d'abord la formation de base chez les jeunes garçons et chez les jeunes filles. Prioritairement chez ces dernières pour combler le retard considérable qu'elles subissent dans ce domaine. Sait-on que sur un milliard d'analphabètes dans le monde, près des trois-quarts sont des femmes ? L'élévation du niveau culturel – plus encore que celle du niveau de vie – est la première garantie, et peut-être la meilleure, d'une maitrise de la fécondité. La diffusion de l'éducation et de la scolarisation de base constitue une priorité pour toute politique de la population.

D'une manière plus générale, c'est l'ensemble du statut de la femme qui doit être aligné sur celui de l'homme.

Selon les conventions internationales signées par la plupart de nos états, l'homme et la femme sont réputés égaux en droits et en devoirs. En fait, un immense travail doit encore être conduit dans tous les pays pour rendre cette égalité effective. Il n'y a pas si longtemps que la France s'est engagée dans cette voie ; elle sait donc que la tâche est longue et difficile, qu'elle rencontre de réels obstacles culturels et politiques.

Si presque partout la femme se trouve placée, par la coutume ou par la loi, dans une situation d'inégalité par rapport à l'homme, comment espérer que les couples assument ensemble les responsabilités qui concernent leur famille ? Maîtriser l'évolution démographique implique que les femmes qui portent la descendance deviennent les actrices de leur histoire dans leur vie de mère, d'épouse, mais aussi dans leur vie professionnelle, sociale et de citoyenne. La Conférence de Pékin confirmera sans aucun doute l'année prochaine combien la promotion de l'égalité des droits entre hommes et femmes bénéficie à la société dans son ensemble.

Je ne dis pas cela comme une profession de foi féministe mais parce que je suis profondément convaincue que c'est la véritable clé de la maitrise de la fécondité.

En une génération, les progrès de la médecine ont bouleversé les données de la natalité, en réduisant partout la mortalité infantile Faut-il regretter qu'aujourd'hui ce ne soit plus la mort qui détermine le nombre des enfants d'une femme ? Il faut au contraire s'en réjouir mais ces progrès ne doivent pas être limités au suivi médical de la grossesse et de l'accouchement. La santé et la reproduction est présente à tous les âges de la femme : chez la fillette, confrontée aux maladies infantiles ; chez la jeune fille pubertaire et qui s'éveille à la sexualité ; chez la femme adulte pendant sa période féconde chez les mères enfin ou les grand-mères qui font l'éducation sexuelle de leurs enfants, particulièrement de leurs filles.

Accompagner la santé des femmes à tous les âges de leur vie, c'est concourir à la prévention des risques qui les concernent, – je pense notamment à la gravité de l'épidémie du VIH-SIDA ; comment ignorer que leur statut d'infériorité dans la relation sexuelle les laisse trop souvent sans défense contre le risque de contamination ? Notre Conférence ne doit pas hésiter à affirmer la responsabilité des pouvoirs publics pour développer des moyens de prévention et d'information lorsqu'il s'agit de lutter contre le Sida.

Préserver la santé de la femme et de ses enfants, n'est-ce pas d'abord permettre au couple de choisir librement le nombre et l'espacement des naissances ?

La femme doit donc être pleinement informée de tout ce qui touche à la procréation pour bénéficier utilement de l'accès à la contraception. Cette liberté ne conduit pas en soi à un comportement "irresponsable", dès lors qu'elle a reçu l'éducation de base propre à développer son sens des responsabilités et son autonomie dans un domaine qui touche aussi profondément à son intimité.

La responsabilité des pouvoirs publics, c'est aussi de mettre en œuvre avec détermination une politique de soutien aux familles pour favoriser le libre choix de chaque couple du nombre d'enfants qu'il souhaite, et contribuer ainsi à l'épanouissement de l'individu et de la famille qui tient pour beaucoup au bonheur qu'apportent les enfants. Mons pays s'honore d'une longue tradition en ce sens ; une loi récente vient encore de renforcer cette politique et de l'adapter aux transformations de notre société.

Mais quel que soit le soutien apportait à la famille, il y aura toujours des cas où une femme se trouvera dans l'impossibilité matérielle ou psychologique de mener une grossesse à terme.

L'expérience montre que rien n'empêchera jamais une femme déterminée d'affronter tous les risques pour éviter une grossesse vécue commun un drame. Selon le Fonds des Nations unies pour la population, près de 200 000 femmes meurent chaque année dans le monde – et, combien davantage demeurent lourdement handicapées ? – à la suite d'avortements clandestins intervenus dans des conditions dramatiques. Si l'on ne peut absolument pas admettre – et aucune femme ne l'admet pour elle-même – que l'avortement devienne un moyen de régulation des naissances et puisse être assimilé à une méthode de contraception, on ne peut rester insensible à ces situations tragiques et leur refuser une assistance médicale et sociale.

Forte de ces principes, la France contribuera à mettre en œuvre le programme d'action de notre Conférence. Elle offre sa coopération dans le domaine de la politique démographique sans autre condition que l'efficacité des actions entreprises : elle recommande que les actions de planification familiale soient systématiquement intégrées dans des politiques de développement et de lutte contre la pauvreté car elle reste convaincue que ces actions lorsqu'elles sont isolées se révèlent finalement inefficaces.

Je rappelle que la France se situe au premier rang des pays industrialisés, et au 3ème rang en valeur absolue par rapport à l'objectif de 0,7 % du PIB, en aide publique au développement. En matière de population, elle apporte un concours considérable à la communauté internationale ; ce concours devrait s'élever en 1994 à environ 750 millions de francs, selon les nomenclatures retenues. Au lendemain de notre Conférence, mon pays assumera ses responsabilités. Il le fera en accord avec ses partenaires des pays en développement, qui concourent sur un pied d'égalité à la définition de nos priorités, ce qui exclut que nous leur imposions nos propres choix.

Mais j'ai la certitude que chacun de nous doit être mobilisé. En ce sens, il me parait essentiel que les pays confrontés aux plus grands défis démographiques puissent se doter des capacités d'expertise susceptibles d'éclairer leurs politiques de la population. Cela doit également constituer un axe prioritaire dans notre coopération, tant il est vrai qu'une politique mondiale de la population ne saurait résulter que d'une volonté politique forte fondée sur une prise de conscience des enjeux et de la nécessité d'une solidarité accrue, susceptible d'assurer une meilleure répartition des richesses. Tels sont les conditions pour que chacun ait le droit et la capacité d'assumer ses droits et sa responsabilité.

 

20 septembre 1994
Inauguration de l'Exposition "6 milliards d'Hommes", au musée de l'Homme

Monsieur le Directeur,
Messieurs les Commissaires,
Mesdames et Messieurs,

Projetons-nous 40 ans en arrière, en 1954, lorsque nous n'étions que 3 milliards d'êtres sur la terre et tentons une rapide rétrospective.

Si une telle exposition avait été organisée cette année-là, elle aurait vraisemblablement avec le même didactisme et sans doute des moyens techniques moins perfectionnés, présenté les prévisions de croissance démographique de l'époque faisant déjà état d'un doublement de la population mondiale avant la fin du 20ème siècle.

Les responsables politiques, économiques, scientifiques de l'époque ont-ils cru à ces prévisions ? Ont-ils tout mis en œuvre pour parer aux conséquences les plus néfastes d'une démographie explosive et déséquilibrée ?

Rien n'est moins sûr car à l'époque, non seulement, la prise de conscience des dangers potentiels d'une telle croissance ne s'est pas faite, mais au surplus, on ne s'inquiétait pas du rythme de cette croissance.

Et pourtant les prévisions étaient justes, nous serons bientôt, sur la terre, 6 milliards de femmes et d'hommes vivant pour la majorité d'entre nous dans des conditions difficiles.

Nous sommes aujourd'hui confrontés à une situation plus sensible encore puisque selon les scénarios, la population mondiale passerait de 6 à 10 ou 12 milliards d'individus au siècle prochain.

Ce n'est pas dans l'augmentation elle-même que réside la difficulté, mais dans le déséquilibre de la répartition géographique entre pays et continents. Il s'agit là, à mes yeux, d'un problème essentiel.

Aussi est-ce avec un très grand plaisir que je viens inaugurer cette exposition qui participe aux efforts d'éducation de tous. À cette occasion, je tiens à remercier les ministères, le fonds des Nations Unies pour la population et les établissements publics et privés qui, comme le ministère que je dirige ont participé au financement de cette manifestation. Elle fait suite à la belle exposition "Tous parents, tous différents" que le "Musée de l'Homme" avait déjà organisée et que l'on a vu tant d'élèves visiter avec beaucoup d'intérêt.

La Conférence des Nations Unies sur la population et le développement, qui vient de se tenir au Caire constitue indéniablement un progrès dans la prise de conscience des dirigeants de ce monde. Plusieurs thèmes y ont fait l'unanimité sans difficulté.

Je relève essentiellement celui d'une nécessaire et rapide stabilisation de la population mondiale, condition permettant un développement durable et une redistribution des fruits de la croissance économique.

Cette exposition le montre bien, la croissance démographique résulte du déséquilibre transitoire entre le recul de la mortalité et une fécondité encore forte, qui conduit à une augmentation de la population de 90 millions d'habitants chaque année actuellement.

Pour réussir cette transition démographique, la maitrise de la fécondité est indispensable Or, ce changement passe, tout le monde l'admet, par une modification profonde du statut des femmes dans la plupart de nos sociétés.

Cela suppose que les filles aient un accès à la scolarisation égal à celui des garçons.

Le monde compte encore aujourd'hui un milliard d'analphabètes, dont les trois quarts sont des femmes. Dans les pays les moins avancés, le taux de scolarisation et d'alphabétisation est de 37,9 % chez les femmes et de 45,4 % pour les hommes. Il reste donc beaucoup à faire dans ce domaine.

C'est pourquoi la France a particulièrement insisté lors de la Conférence du Caire et a fait prévaloir son point de vue pour que l'éducation scolaire ligure en bonne place dans le programme d'action finalement adopté.

Cette égalité de statut s'exprime également par une meilleure prise en compte de la santé des femmes et du libre choix du couple en ce qui concerne le nombre et l'espacement des naissances, c'est à dire le libre choix et le libre accès aux méthodes de planification familiale.

Quels que soient les efforts, les résultats ne seront obtenus qu'à moyen terme. Compte tenu de la démographie, certaines prévisions sont d'ores et déjà réalisées et l'exposition que nous venons de parcourir montre bien comment va se répartir la prochaine croissance démographique dans les prochaines années.

Si la population des régions les plus développées va se stabiliser, voire dans certains pays, comme la Russie ou l'Allemagne, diminuer certaines des régions les moins développées et surtout l'Afrique vont pratiquement doubler leur population alors qu'elles comptent déjà 77 % de la population mondiale et ne disposent que 15 % du revenu mondial.

Il est vrai que parmi ces pays beaucoup, principalement en dehors de l'Afrique, ont largement entamé leur transition démographique.

La répartition actuelle de la population résulte également des migrations.

Aujourd'hui, on les observe tant aux niveaux national qu'international. Au plan national, elles sont à l'origine de la croissance des villes, dont la population a quadruplé en 30 ans ; au plan international, ces phénomènes concernent les travailleurs migrants.

La misère et la pauvreté grandissantes dans les pays en voie de développement risquent de pousser des millions d'êtres humains à tenter d'émigrer vers les pays riches qui après les avoir accueillis dans les années d'expansion, leur ferment aujourd'hui leurs portes.

Ces deux phénomènes, croissance démographique et migrations, que l'exposition explique bien, intéressent directement le ministère des affaires sociales, de la santé et de la ville. Le sujet est tellement important qu'à l'issue de la Conférence du Caire, le principe de l'organisation d'une conférence internationale sur les migrations a été retenu.

Enfin, thème dont il n'a pas été question au Caire, et je le regrette, le "Musée de l'Homme" offre quelques perspectives sur la façon dont nous vivrons au siècle prochain, lorsque la population mondiale sera stabilisée, selon les experts, à 12 milliards d'habitants.

Cette exposition a une ambition : celle de nous faire comprendre d'où nous venons, où nous allons et à quelles conditions nous pourrions vivre deux fois plus nombreux qu'aujourd'hui. Je crois que les organisateurs ont parfaitement atteint leurs objectifs scientifiques et pédagogiques. Je les en félicite et les en remercie ; je sais l'effort qu'exige la préparation d'une telle manifestation.

Mais les enjeux sont importants et d'actualité.

Il y va bien sûr, du bien commun et de l'avenir de l'humanité, mais aussi, plus concrètement du sort des générations de demain.

Ce futur qui est si proche et si lointain, sachons, dans la fraternité des hommes, le préparer.

 

15 septembre 1994
L'Express

De retour de la conférence du Caire, Simone Veil tire pour l'Express les leçons de ce grand débat. "Nous avons franchi une étape très importante, souligne le ministre d'État, qui ajoute : j'ai senti qu'au-delà des cultures et des situations il existait une vraie solidarité entre les femmes".

L'Express : La conférence internationale sur la population et le développement vient de s'achever au Caire. Vous y avez représenté la France. En êtes-vous revenue optimiste ?

Simone Veil : Oui, pour plusieurs raisons. D'abord, le climat y était très humain, même humaniste. Il y avait une réelle intention de placer les hommes et les femmes, les couples au cœur du débat. L'ambiance était sereine et chacun a pu exprimer ses idées. Le ton avait été donné par Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l'ONU, qui a parlé de "respect des cultures et des convictions". En même temps, on sentait une véritable volonté d'agir. Alors que, parfois, ces conférences constituent un vrai dialogue de sourds.

Là, nous avons dépassé les habituelles confrontations ou les pays du Sud accusent ceux du Nord d'imposer leurs règles. Le débat s'est centré sur le développement comme préalable à toute maîtrise de la démographie, et notamment sur le rôle des femmes dans ce domaine. C'est la première fois qu'on insiste tant sur leur rôle central : après tout c'est bien elles qui font les enfants ! Leurs souffrances et leurs difficultés ont été entendues. J'ai senti qu'au-delà des cultures et des situations il existait sur ces sujets une vraie solidarité entre les femmes. Et la reconnaissance de leurs droits a pu être prononcée en présence de nombreux chefs de gouvernement ou ministres. Pour certains pays, il s'agit d'une révolution.

L'Express : Les débats très vifs sur l'avortement et les positions des islamistes et du Vatican sur le sujet n'ont-ils pas oblitéré certains autres thèmes primordiaux ?

Simone Veil : Il faut bien voir que nous parlions d'un rapport qui recueillait un large consensus ; on a donc parlé principalement de ce qui posait problème. Il est clair que c'était le cas de l'avortement : le document initial rappelait qu'il y a chaque année dans le monde 200 000 morts par avortement clandestin. On ne peut l'ignorer. J'ai souhaité, avec la majeure partie des délégations, apporter une réponse prenant en compte la situation de ces femmes en détresse, mais, en même temps, nous tenions à condamner les politiques de planification familiales fondées sur la contrainte et utilisant l'avortement comme méthode de régulation des naissances. Deux autres sujets posaient également problème pour les autorités religieuses : l'Éducation sexuelle des jeunes et la définition de la famille, qui, aux yeux de l'Église, ne se conçoit que dans le mariage.

L'Express : Pensez-vous que ces grand-messes internationales aient un réel impact sur l'avenir de la planète ?

Simone Veil : Ces conférences servent à sensibiliser l'opinion internationale, à confronter des expériences, à formuler des recommandations. Ainsi en dix ans, depuis la conférence de Mexico en 1984, il y a eu des progrès notables en matière de démographie. L'Égypte, le Mexique, le Bangladesh, nombre de pays d'Amérique latine et d'Asie ont réussi à infléchir leur population. Quand il y a une véritable volonté politique, il y a un résultat quelles que soient les traditions. Malheureusement, dans certains pays, comme la Chine, ce ralentissement n'a été obtenu que grâce à des mesures très contraignantes, portant atteinte au libre choix du nombre d'enfants. Le grand problème reste l'Afrique, dont la population devrait doubler d'ici à cinquante ans. Parallèlement ces conférences ont un poids moral important. C'est aussi l'occasion de fixer des objectifs en matière de solidarité financière entre les nations. Certains pays font même de la mise en place de politiques planning familial une condition de leur aide financière.

L'Express : Est-ce le cas de la France ?

Simone Veil : Non, ce n'est pas notre approche. Nous estimons qu'on ne peut pas séparer les politiques de planning familial de l'ensemble du développement, notamment de l'amélioration de ses systèmes éducatif et sanitaire. La Grande-Bretagne, les États-Unis et certains pays scandinaves, à l'inverse, financent directement des programmes de planning familial. C'est d'ailleurs un grand revirement du gouvernement Clinton, car la précédente administration républicaine refusait absolument de cautionner, même à l'intérieur du pays, tout programme lié à un quelconque contrôle des naissances. Le Caire a vraiment marqué une avancée, puisqu'on a même parlé du statut de la femme en général. qu'on a évoqué l'égalité sur les plans culturel et professionnel. J'ai l'impression que nous avons franchi une étape très importante.