Interview de M. Edouard Balladur, Premier ministre à TF1 le 5 décembre 1994, sur sa proposition d'interdire le financement des partis politiques par les entreprises, sur la position du gouvernement face aux affaires en cours, sur le chômage et sur la prochaine élection présidentielle.

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Média : TF1

Texte intégral

Q. : Un projet de loi sur la corruption va-t-il être lancé avant la fin de l'actuelle session ?

R. : Oui. Il n'y a pas eu de course de vitesse. Il y a eu un problème qui était un problème dont tout le monde a pris conscience à la suite d'un certain nombre d'affaires. Je voudrais quand même dire quelque chose sur la corruption : c'est que les affaires viennent, qu'elles sont examinées, et que la justice remplit son rôle, ce qui est relativement nouveau, c'est un premier point. Deuxième point, il faut prendre, même si nos lois sont déjà très abondantes, il faut prendre un certain nombre de mesures complémentaires pour mieux lutter contre la corruption. Non pas la faire disparaître, il y a des lois qui doivent sanctionner la corruption, mais on ne peut pas garantir qu'il n'y en aura jamais. Alors qu'avons-nous fait ? Le gouvernement a travaillé de son côté, l'Assemblée nationale du sien, et Madame ROZES, le premier président honoraire de la Cour de cassation, du sien. Finalement, toutes ces propositions convergent et la réunion de cet après-midi s'est passée dans un très bon climat et cela nous a permis de constater qu'il y avait le plus grand intérêt à ce que, rapidement, l'Assemblée nationale et le Sénat examinent un certain nombre de propositions. Il n'était pas dans notre compétence de décider. Aujourd'hui, ce qu'il faut, c'est se mettre d'accord sur la procédure. Il y a un certain nombre de propositions qui concernent la baisse des dépenses électorales. On dépense trop d'argent dans la politique en France, je n'ai cessé de le dire, et nous avons abaissé les dépenses. En tout cas, pour l'élection présidentielle, c'est déjà fait de 30 %, c'est un premier point. Deuxième point, la déclaration de patrimoine des élus. Troisième point, c'était le point le plus important : désormais les entreprises ou les personnes morales ne pourront plus financer la vie politique. C'est une affaire importante.

Q. : Vous avez hésité là-dessus…

R. : J'ai hésité là-dessus, c'est tout à fait vrai. Je m'interrogeais, en me demandant si cela ne risquait pas de remettre entre les mains des partis politiques financés par l'État, c'est-à-dire par les contribuables, l'essentiel de notre vie publique. En fait, nous avons étudié des mesures qui permettront de rembourser une partie des dépenses électorales au candidat. La mesure importante, c'est désormais l'interdiction pour les entreprises de financer la vie politique. Comme cela, il n'y aura pas de soupçons, pas de risques de collusion d'aucune nature. Et, enfin, il y a des dispositions sur les marchés publics qui vont également intervenir. Tout cela va être discuté au parlement à la fin de la semaine. L'Assemblée est souveraine, elle appréciera les choses. Le Sénat, ensuite, les appréciera. Mais le gouvernement a souhaité travailler très étroitement avec les parlementaires pour que tout cela se passe en bonne intelligence, et c'est le cas.

Q. : La maman du petit Ludovic BOUCHER, qui est un jeune hémophile contaminé par le SIDA, nous demande de vous demander si vous allez un jour diligenter une enquête sur le « pantouflage », sur la possibilité qu'ont les Hauts fonctionnaires de passer dans le privé, avec les risques de collusion que cela peut avoir ?

R. : Mais, d'ores et déjà, nous avons pris des textes, avant même toutes ces affaires, qui rendent ce que vous appelez le « pantouflage » plus difficile. Qu'est-ce que c'est que le « pantouflage » ? C'est le fait pour quelqu'un, qu'il soit homme politique, ministre, ou Haut fonctionnaire, de passer du secteur de l'État, qu'il sert, dans une entreprise privée, en profitant en quelque sorte du rôle qu'il a pu jouer au sein de l'État. Il est prévu que cela sera rendu beaucoup plus difficile : il faudra l'avis d'une commission qui devra l'autoriser, et un certain délai est désormais obligatoire.

Q. : « La justice passe », dites-vous. Un certain nombre de critiques se sont élevées depuis quelques jours pour dire que dans le cas de B. TAPIE le gouvernement a essayé de retarder au maximum les procédures, l'entourage du Premier ministre lui-même a rencontré plusieurs fois B. TAPIE.

R. : J'ai entendu tout cela, P. Poivre d'Arvor. Cela prouve que la campagne électorale est commencée.

Q. : Vous n'en étiez pas vous-même ?

R. : Oui, mais enfin, c'est une preuve supplémentaire quand on commence à dire n'importe quoi. Vous me permettrez de vous dire que je trouve ça tout à fait stupide. Comment ! Je suis le chef du gouvernement, quelques-uns de mes ministres ont dû quitter le gouvernement parce qu'ils avaient des affaires judiciaires les concernant – et personne n'a le droit de dire qu'ils ne sont pas innocents tant qu'ils ne sont pas jugés. Si je comprends bien, je me donnerais les moyens de protéger quelqu'un qui était un ministre du gouvernement précédent, et je ne ferais rien, et je ne me donnerais pas les moyens de protéger les ministres qui sont les miens ?

Q. : C'est supposé vous arranger dans une perspective présidentielle où il y aurait un autre candidat…

T. : C'est d'une absurdité extraordinaire ! On marche sur la tête si on en est à dire des choses pareilles ! Pour moi, cela prouve que la campagne électorale est commencée et qu'elle va voler très bas, si cela continue comme cela ! Les choses se sont passées comme elles devaient se passer. Il y avait une procédure judiciaire, elle s'est déroulée. Il y a un tribunal de commerce lui a rendu la décision qu'il estimait devoir rendre. Le procureur général a fait appel, c'est parfait. Il a estimé devoir faire appel, qu'il fasse appel. Je n'ai pas à intervenir et je n'ai rien à dire.

Q. : Il n'y a jamais eu d'opposition entre vous et le Garde des Sceaux ?

R. : Absolument pas. Ce n'est pas comme cela que je gère, ni les affaires de l'État, ni les affaires de la justice. Jusqu'à présent, j'aimerais bien que, depuis 20 mois que je suis Premier ministre, on me donne un exemple dans lequel je suis intervenu dans une affaire judiciaire. Je ne l'ai jamais fait, même quand cela nuisait – je le répète - aux intérêts de mon propre gouvernement, puisque cela concernait les membres de mon gouvernement. Alors il faudrait vraiment que je sois un personnage totalement absurde pour m'être comporté comme on le prétend, c'est invraisemblable.

Q. : Comptez-vous réunir les syndicats pour parler du problème du chômage ?

R. : Lorsque j'ai pris ma fonction il y a vingt mois, j'ai dit que je souhaitais être totalement mobilisé pour un objectif : faire en sorte que la France aille mieux. On ferait le point au début de l'année prochaine. Je crois que je peux dire aujourd'hui que la France va mieux. On a un peu oublié ce qu'était la situation de notre pays en avril 1993 : nous nous appauvrissions, nous étions dans la crise la plus grave qu'on ait connue depuis la guerre, les déficits publics étaient en croissance très rapide et l'on avait 3 000 chômeurs de plus par mois, sans parler de la crise de la justice. Aujourd'hui, il reste beaucoup à faire mais la croissance est de retour. Nous aurons une croissance de 2,5 % en 1994 et de plus de 3 % en 1995. En 1993, il y a eu plus de 300 000 chômeurs de plus. Cette année, pour l'instant, nous en sommes à 30 000. C'est trop beaucoup trop. Qu'avait dit ? J'avais dit : je souhaite que la progression du chômage s'arrête d'ici la fin de l'année 1994. C'est pas encore tout à fait acquis mais j'espère que cela le sera. À partir de là, il faut que nous prenions un engagement collectif. Ce n'est pas une promesse et ce n'est pas une promesse électorale mais il n'y a aucune raison pour que la France ait tellement plus de chômeurs que ses voisins, aucune. Nous devons réduire de 200 000 par an, pendant cinq ans, pour avoir un million de chômeurs de moins dans cinq ans ; C'est tout à fait possible. Regardez cette année : le chômage de moins dans cinq ans. C'est tout à fait possible. Regardez cette année : le chômage n'a pratiquement pas progressé, et l'an dernier il a progressé de 300 000. Si nous avons une bonne croissance et si l'on met en œuvre toutes les mesures que nous avons prises pour l'emploi, pour la formation, notamment des jeunes, on peut parfaitement arriver à ce résultat.

Q. : Vous pensez que la croissance sera ce que vous pensez ?

R. : On avait dit qu'une croissance de 1,5 % en 1994, c'était prévu trop large, nous ferons 2,5 %. C'est pourquoi je vais inviter les organisations patronales et syndicales à venir à Matignon, séparément – puisqu'elles, non plus, n'aiment pas les grands-messes – s'entretenir avec moi des mesures qu'il faut prendre pour que nous tenions pour l'année 1995 cet objectif : arriverons-nous à avoir 200 000 chômeurs de moins ? Je le souhaite de toutes mes forces. Et notamment, pour les jeunes. Je voudrais que, pour les jeunes, on mette au point des mesures qui leur permettent d'avoir la garantie que, s'ils veulent avoir un stage rémunéré – c'était dans les mesures que nous avons prises pour les jeunes – ils puissent l'avoir, et que tout jeune qui n'a pas vingt ans se voie garantir qu'il aura soit une formation soit un emploi soit un contrat d'emploi-formation. Nous pouvons parfaitement y arriver.

Q. : Les jeunes veulent un emploi mais pas d'emploi aux rabais.

R. : Bien entendu, et je les comprends tout à fait. Mais le problème est de savoir si ces emplois qui leur sont offerts, des emplois de formation, des emplois d'apprentissage, conduisent à une formation qui leur permette d'occuper ensuite les emplois qui correspondent à leurs aspirations. Je ne dis pas que tout se passe parfaitement, mais je dois dire simplement que beaucoup a été fait. D'abord le chômage des jeunes a diminué, un peu, peu, mais il a diminué. En second lieu, le développement de l'apprentissage, le développement des stages, a permis de développer la formation de façon considérable. Je le répète, ce que je souhaiterais c'est offrir à tout jeune qui n'a pas vingt ans, la garantie qu'il occupera soit un emploi, soit une formation, et qu'il pourra choisir plus librement son temps de formation plus tard dans sa vie. C'est à mon avis l'un des grands sujets des années futures.

Q. : Autre sujet des années futures, un sujet qui divise aussi, c'est l'Europe, car après Der Spiegel, dans une nouvelle interview aux Échos, J. DELORS a défendu une approche fédérale de l'Europe. Approche qui ne fait pas l'unanimité chez ses amis ou dans l'actuelle majorité. Vous ne dites jamais du mal de J. DELORS ; vous attendez qu'il se présente ?

R. : Je ne dis jamais du mal de personne, du reste, si vous l'avez observé. De qui ai-je dit du mal ?

Q. : Quelques allusions…

R. : « C'est très rare ».

Q. : Dans une interview à la Voix du Nord, J. CHIRAC disait qu'« il y avait quelque hypocrisie à être candidat sans le déclarer ». Vous ne trouvez que l'on joue en ce moment aux Français, une comédie des faux-nez où on a deux candidats implicites qui ne se présentent pas et qui ne le disent toujours pas et qui sont, en l'occurrence, vous et J. DELORS ?

R. : Attendez, attendez : moi j'ai toujours dit, depuis que j'exerce ma fonction de Premier ministre, que j'étais concerné et mobilisé, si je puis dire, essentiellement par le redressement de la France. Et que je dirai rien sur un autre sujet ou sur d'autres sujets, avant le début de 1995. Ce que je dis là, je l'ai dit dès avril 1993. Qu'on n'attende pas de moi que je change d'avis. Et puis, vous me permettrez de vous dire que ce qui intéresse les Français aujourd'hui, on l'a entendu, c'est leur emploi, c'est leur niveau de vie, c'est la formation de leurs enfants, c'est la sécurité, c'est la fierté d'être Français, d'être fiers de leur pays, et que franchement, je ne crois pas qu'ils vivent avec une sorte d'obsession : « quand est-ce que Monsieur X ou Monsieur Untel ou Untel va se déclarer ? » Ils sont décidés à attendre quelques semaines, quelques mois de plus.

Q. : Quand allez-vous vous déclarer ?

R. : Vous avez une façon de me poser la question la question qui supposerait que la décision fût prise. Je n'en parlerai pas avant l'année prochaine. Et d'ici l'année prochaine, je me consacre exclusivement au redressement de notre pays. Pour le reste, je me permets de dire qu'on aurait mieux fait de m'écouter. Car si nous vivons dans une certaine agitation depuis quelques semaines, voire et je le regrette, dans une certaine division, ce résultat eût été évité si chacun était resté tranquille.

Q. : On remarque qu'à chaque nouvelle candidature, les sondages baissent encore un peu plus pour ceux d'entre vous qui pourraient se retrouver disons, le héros de la majorité au second tour…

R. : Et alors vous en concluez qu'il faudrait se déclarer tout de suite et très vite ?

Q. : Vous n'avez pas envie d'ajouter votre voix à cette discorde ?

R. : Non, je n'ai pas envie d'ajouter ma candidature à d'autres. Les choses étant ce qu'elles sont, je me consacre à la direction du gouvernement et je m'y consacrerai jusqu'à la fin, jusqu'au début du mois de mai 1995. Nous avons des choses très importantes à faire. La France va avoir la présidence de l'Europe, c'est une affaire très importante dont je vais m'entretenir du reste avec les dirigeants des partis politiques.

Q. : Que vous allez convoquez aussi ?

R. : Que je vais inviter, s'ils le veulent bien venir me voir. La France a aussi à veiller sur les 4 000 soldats qu'elle a en Bosnie, pour faire en sorte qu'ils ne courent pas des risques inutiles, c'est une affaire très importante. Nous allons mettre au point je pense, d'ici le début de l'année, un certain nombre de mesures sur l'assurance-maladie. Nous allons aussi prendre d'autres décisions sur le chômage. Voyez, il y a beaucoup de travail, vous savez ! On peut penser à autre chose qu'à la question de savoir ce que dit le dernier sondage.

Q. : On peut quand même dire que les primaires étant enterrées, vous êtes plutôt d'accord avec « le code de bonne conduite » que propose A. JUPPÉ dans le Figaro ce matin ?

R. : Écoutez, ce qu'on peut dire, c'est que je pense qu'il serait utile et préférable, que la majorité ait un candidat de rassemblement et un seul. Car ça lui a joué un fort mauvais tour en 1988, comme en 1981, de ne pas en avoir. Et qu'il serait utile que ce candidat de rassemblement fût décidé à mener des réformes importantes dans notre pays mais sans proposer de fractures, ni de brisures, ni d'affrontements inutiles. Nous avons fait beaucoup de réformes depuis vingt moi, beaucoup. Nous avons quand même eu des difficultés. Dans toute la mesure du possible, nous avons tenté de rassembler le plus grand nombre de Français possible, de ne pas les opposer selon des clivages partisans droite-gauche, agriculteurs, industriels, etc. Moi j'ai l'obsession du rassemblement car nous sommes dans une période difficile. Et dans une période difficile, il est tout à fait vain et tout à fait mauvais de se diviser à tort et à travers et sur tous les sujets. Voilà ce que je pense.

Q. : De tout cela, vous êtes prêt à parler avec J. CHIRAC en tête-à-tête ?

R. : Je suis prêt à parler avec lui, avec d'autres, avec qui le souhaitera. Ce que je dis, du reste, je le dis en public, donc je peux le répéter en privé et je l'ai dit constamment depuis dix-vingt mois. J'ai toujours dit la même chose, je n'ai pas varié.

Q. : Est-ce que vous ne craignez pas, à force de vous voir divisés les uns et les autres, que les centristes, les amis de votre Garde des Sceaux soient tentés un jour de déserter le camp de la majorité et d'aller chez J. DELORS ?

R. : Je crois que, d'abord, c'est un risque qui ne concerne pas qu'eux, vous savez ! Cela peut concerner les électeurs de la majorité. Ne sous-estimez pas ce qu'est leur réaction d'indignation, voire de colère, parfois, devant le spectacle que la politique peut donner. Pourquoi nous sommes-nous engagés dans cette affaire depuis 20 mois malgré toutes les difficultés ? C'est pour redresser le pays. Le pays commence à aller mieux. Personne ne peut le nier. Ce n'est pas parfait, mais cela va mieux. Ce qu'il faut, c'est continuer l'effort l'accélérer, l'accentuer et faire les changements nécessaires. Et pour cela on a besoin d'un minimum de cohésion et de bonne entente. Et les Français de la majorité, mais aussi les Français en général, sont assez consternés parfois, du spectacle qui est offert. Alors, notre devoir, me semble-t-il, est de les rassurer et de faire en sorte qu'ils aient la conviction que l'essentiel sera préservé. L'essentiel, c'est la cohésion pour le redressement.