Texte intégral
TELERAMA - Si je vous appelle « citoyen » pendant toute la durée de cet entretien ça va vous agacer ?
- Non, pas du tout. Cela fait partie de l'environnement de ce Bicentenaire. Ça ne me choque pas. C'est un très beau mot que je verrais assez volontiers revenir à la surface comme sous la Ille République. Un mot qui figure également dans ma fonction : « Mission du Bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ».
TELERAMA - Je faisais allusion à la « révolution-mania » qui règne actuellement dans le pays. Ne craignez-vous pas que pour avoir été « in » trop tôt, la Révolution soit « out » lorsqu'arriveront les grands événements de la commémoration ?
- Tout d'abord, c'est une chose que je ne gouverne pas. Ensuite cet engouement me fait plutôt plaisir. La commémoration irrigue notre vie quotidienne en allant du plus sérieux, du plus grave au plus farfelu, au plus cocasse. Quand je suis arrivé à la tête de la Mission, beaucoup de gens m'avaient garanti que le public ne s'y intéresserait pas... Vous voyez qu'ils avaient tort. C'est un tel potentiel d'événements, de symboles... Je ne crois pas que cet engouement s'épuisera de sitôt.
TELERAMA - Aujourd'hui la Révolution est à la mode et tout le monde bombarde ses produits, ses opérations de promotion de bonnets phrygiens. Plus que de l'engouement, n'est-ce pas plutôt du marketing ?
- Il y a eu une année, sous Charles X, où, la première girafe venant d'arriver en France, tout était à l'enseigne de la girafe. Là, c'est le bonnet phrygien. Bien sûr, cela ne manque pas de mauvais goût, de ridicule parfois, mais les objets les plus contestables à nos yeux apparaîtront peut-être, dans une ou deux générations, comme délicieusement « kitsch ».
TELERAMA - Vous ne craignez pas une saturation, un certain ras-le-bol du public dont on croit deviner déjà les prémices ?
- Il faut se méfier d'une certaine déformation parisienne. Je voyage beaucoup, à l'étranger et en province, et là, je vous assure que l'on a surtout une impression de ferveur. Il faut se méfier de l'effet de goguenardise, de cette peur du ridicule que Stendhal brocardait déjà et qui est l'un des faits du tempérament parisien.
TELERAMA - Vous avez dénoncé an juillet dernier « un certain scepticisme parmi les élites et les responsables concernés ». Qui visiez-vous précisément ?
- Je ne l'ai pas dénoncé, je l'ai relevé. Il est très difficile de parler de projets que l'on prépare ; les renoncements apparaissent souvent comme des échecs alors qu'il y a forcément une décantation parmi tout ce qui avait d'abord été envisagé. Au demeurant, il faut reconnaître qu'il y avait des raisons objectives de scepticisme puisqu'énormément de retard avait été pris, notamment à cause de la disparition d'Edgar Faure et du peu d'enthousiasme budgétaire du gouvernement de la cohabitation. Maintenant nous sommes entrés dans la réalité des choses. On va pouvoir juger sur pièces.
TELERAMA - Avant votre arrivée, la Mission était dotée d'un budget ridicule d'une quinzaine de millions annuels. Finalement ce sont un peu moins de 350 millions qui seront dépensés au total. Comment avait-on pu sous-estimer à ce point les besoins ?
- On avait beaucoup exagéré l'espoir du mécénat. La Révolution n'était pas forcément attirante pour tous les industriels chez qui des réserves historiques perdurent souvent (NDLR : Comme l'expliquera l'historien Michel Vovelle dans l'Evénement du Jeudi du 13 octobre dernier : « L'argent a continué de bouder la Révolution parce qu'il appartient à cette France qui rejette encore les valeurs issues de 1789. ») Disons que nous sommes passés depuis mon arrivée, en termes financiers, du dérisoire au raisonnablement rigoureux (1).
TELERAMA - Tout au long de 1988, on a pu avoir l'impression que les différentes forces politiques du pays ne tiraient pas dans le même sens. Ce Bicentenaire très « présidentiel » a-t-il reçu le soutien attendu du gouvernement de Michel Rocard et du maire de Paris ?
- Il n'y a plus les mêmes clivages politiques qu'en 1839, mais on sent des réticences prêtes à affleurer. Cela dit, je ne voudrais pas être lénifiant, mais je tiens à marquer, par exemple, qu'avec la mairie de Paris, tout se passe assez convenablement. Et j'en suis content, même si tout n'a pas été sans problème (2). Au sein du Gouvernement, il y a une vraie adhésion. Je travaille en liaison étroite avec Jack Lang, ministre du Bicentenaire, et son équipe. Lors d'un récent comité interministériel, Michel Rocard, malgré un emploi du temps très serré, est venu passer une heure et dire tout l'intérêt qu'il portait au Bicentenaire. Vraiment, ne voyez pas là une quelconque langue de bois mais je n'ai pas le sentiment que le Bicentenaire, enjeu civique majeur, soit voué à être un instrument politicien.
Pour la journée du 14 juillet à Paris, afin que tous les gens n'affluent pas au même endroit - ce qui posait des problèmes de sécurité au Sommet des chefs d'Etat des pays les plus industrialisés - il y aura un spectacle en forme de défilé scénarisé qui sera réparti dans toute la capitale. Nous avons demandé Jack Lang et moi à Jean-Paul Goude de faire en sorte que le magnifique spectacle qu'il mettra en scène ce soir-là, de la porte Maillot à la Concorde, soit aussi un moment de télévision exceptionnel. Nous allons inventer le « zapping positif », en associant toutes les chaînes qui le souhaitent pour ce 14 juillet 1989, afin que l'on puisse en passant d'une chaîne à l'autre se déplacer librement dans la capitale en fête.
TELERAMA - Ne regrettez-vous pas que le premier produit grand public sur la Révolution française proposé aux téléspectateurs français ait été le grotesque procès de Louis XVI diffusé sur TF1 ?
- C'était une pantalonnade et je l'ai regretté. En tant que citoyen, en tant qu'historien.
Ce qui m'a choqué, c'est cet excès d'anachronisme qui risque d'hébéter l'intelligence du spectateur. Choisir des personnalités aussi connotées dans nos passions contemporaines (NDLR : comme maîtres Vergès et Collard ou Jean-Edern Hallier) pour interpréter des personnages de l'époque, c'était à coup sûr brouiller le regard.
TELERAMA - Le vieux fantasme de la justice populaire semble toujours aussi vivace. A ce titre, comment avez-vous reçu, lors de cette même émission, l'acquittement de Louis XVI par minitel ?
- A l'époque, il y avait eu une vraie réflexion sur ce sujet. On disait : « La justice doit être donnée au nom du peuple et non pas par le peuple ! » La justice populaire est une régression. La justice par minitel est en effet assez dérisoire. Mais j'ai confiance dans l'intelligence des gens, dans leur capacité de refus. C'est une forme de mépris du public de leur proposer un tel spectacle et le public sait réagir. TF1 semble en avoir pris conscience en supprimant l'un des volets de cette série. L'écrit est là, heureusement, pour corriger cela.
TELERAMA - Vous souhaitez donner à ce Bicentenaire une dimension internationale. Dans quel pays avez-vous reçu le meilleur écho ?
- Aux Etats-Unis, incontestablement. La corde Lafayette a vibré et l'on va teinter de Bicentenaire un ensemble de relations culturelles mais aussi économiques. Il y a aussi le Japon et bien sûr l'Amérique latine : Venezuela, Argentine, Uruguay. J'étais en Argentine, c'était au moment de l'avant-dernière agitation militaire, quand j'ai évoqué Valmy et les noces de l'Armée avec la démocratie. Croyez-moi, j'ai trouvé des oreilles attentives... Pour les pays de l'Est, on ne sait pas encore très bien. Il va être instructif de voir comment l'époque gorbatchevienne se saisira du souvenir de la Révolution française...
TELERAMA - En France, en s'attachant trop aux symboles de la Révolution, on en oublie parfois ce qu'ont été les vrais acquis de 1789. Que voudriez-vous que les Français commémorent en priorité en cette année révolutionnaire ?
- Je voudrais trois choses. Tout d'abord, il est bon que chaque génération réapprenne les racines de la démocratie. C'est la vertu civique de cette commémoration. La liberté d'expression, de communication, l'égalité, l'habeas corpus, le suffrage libre et universel, la police et la justice soumise à la loi républicaine, l'armée soumise à la toge. Tout ça ce sont les acquis et c'est fragile. Après tout, nous ne sommes qu'à cinquante ans du régime de Vichy qui les avait bafouées.
Deuxièmement, ne pas oublier qu'il y a encore beaucoup à faire. Voir les problèmes de la xénophobie, la tentation toujours renaissante du refus de la différence. Il faut se rappeler de la générosité étonnante de la Révolution à l'égard des étrangers. L'alinéa 4 de l'article 1 de la Constitution de l'An I définit avec un grand libéralisme les conditions de nationalisation. C'est l'idée que la nationalité est d'abord une adhésion et non pas un héritage imposé par les hasards de la naissance…
TELERAMA - Les crimes racistes, la pauvreté, l'intolérance (3) appartiennent à notre réalité de 1989. Ce sont autant d'atteintes graves aux idéaux de 1789.
- Absolument. Il faut que l'on ait conscience qu'à partir de toutes ces idées héritées de 1789, il y a bien des progrès que nous devons encore faire. J'ai publié dans la presse quotidienne pour le début de l'année 89, un texte de Victor Hugo, que j'ai trouvé magnifique, qui date de 1875 : « L'histoire de la révolution est l'histoire de l'avenir. Il y a, dans ce qu'elle nous a apporté, encore plus de terres promises que de terrain gagné. » Hugo évoque le moment où « l'utopie se sera consolidée en progrès, où l'ébauche aura abouti au chef-d'oeuvre ». On n'y est pas encore. Comprendre la diversité de la révolution comme événement, comprendre ce que signifie cette rupture bouleversante, c'est aussi réfléchir à la difficulté, aujourd'hui encore, de faire fructifier cet héritage.
Et puis, il y a une troisième direction, l'adaptation des droits de l'homme aux données nouvelles, aux défis inédits. Je songe au droit ou au devoir d'ingérence dans certains pays lorsqu'il y a des massacres collectifs ; voyez l'action de Bernard Kouchner, je songe à l'évolution de la science et à ses perversions possibles, les libertés liées à l'informatique, les manipulations génétiques, le commerce des organes, la vente du sang ou du ventre d'une mère. Les révolutionnaires qui avaient sacralisé la propriété des ???, avaient absolument refusé la propriété sur la vie.
J'aimerais que lorsque le Bicentenaire sera achevé, il reste trace des réflexions stimulées par lui dans ce champ. Que l'on vive mieux tous ensemble. Cela ne me paraît pas un rêve fou.
TELERAMA - Dans votre ouvrage Concordance des temps (4), vous vous êtes notamment intéressé à l'évolution au cours du temps de l'image d'un événement historique. Comment a évolué l'image qu'ont les Français de leur Révolution ?
- Il y a cent ans, il y avait deux mémoires face à face. Une mémoire des soldats de l'An II, du Jeu de paume de Danton. Et puis une mémoire réactionnaire qui mythifiait l'Ancien Régime. Notamment pour des raisons religieuses nourries par l'hostilité durable de l'Eglise catholique envers la Révolution et la République, depuis le Pape de l'époque Pie VI jusqu'à Léon XIII.
Depuis, en un siècle, il y a eu le ralliement progressif des familles modérées aux principes de la Révolution, la République se faisant elle-même plus modérée et rassurante. Puis, il y a eu la fraternité des tranchées. Et surtout, en 1945, l'effondrement des régimes totalitaires qui ont entraîné avec eux un certain nombre d'écoles de pensée, au premier chef d'Action française.
Cela dit, il reste aujourd'hui des nuances importantes. Des réticences à droite prêtes à renaître assez vite. Et puis cette intéressante petite frange contre-révolutionnaire qui n'est pas seulement une pièce de musée mais qui à l'intérieur même de l'Eglise catholique pose des problèmes considérables. Ce sont les conservateurs d'une certaine légende noire de la Révolution.
TELERAMA - Vous avez déclaré que l'héritage de la Révolution appartenait à tout le monde. Avez-vous la sensation que tous les Français s'apprêtent à célébrer la même chose ?
- J'ai dit « appartient à tous ceux qui le veulent ». Je pense qu'il y aura des nuances selon les familles d'esprit et c'est normal concernant un événement aussi polymorphe. Il y a juin 1789, il y a les Droits de l'homme mais aussi la Terreur.
TELERAMA - Avez-vous déjà été interpellé lors de vos voyages sur cette question de la Terreur que vous déclariez en juillet dernier vouloir « aborder sereinement » ?
- Oui, souvent. Je crois qu'il faut vraiment raconter ce qui s'est passé et garder le sens des proportions par rapport aux massacres et aux barbaries inouïes qu'a connu le XXe siècle. Il faut ensuite mener une réflexion sur les causes car les responsabilités des conflits intérieurs sanglants de la Révolution sont largement partagées. Voilà ce que j'appelle aborder sereinement la question de la Terreur.
TELERAMA - Vous êtes, après le décès de Michel Baroin et Edgar Faure, le troisième titulaire du poste. Connaissez-vous la malédiction de Rascar-Capac ?
- Oui, j'ai lu Tintin et les sept boules de cristal. (Un temps de réflexion). En anglais, on dit « the third one, the lucky one ! » (le troisième sera le plus chanceux). C'est la devise que j'ai choisie…
Propos recueillis par Eric Maitrot
(1) A titre de comparaison, les Espagnols qui préparent le 500e anniversaire de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb pour 1992, disposent d'un budget de 50 milliards de francs.
(2) Jean-Noël Jeanneney fait ici allusion à l'annulation du grand spectacle de Jean-Michel Jarre. Il fut envisagé que ce spectacle prévu le 14 juillet 1989 soit déplacé au 16, seulement pour des raisons de sécurité. Date que Jacques Chirac refusa.
(3) Le 6 janvier dernier, la cantatrice Hélène Delavault a été agressée par un groupe de jeunes royalistes alors qu'elle interprétait des chants révolutionnaires au théâtre des Bouffes du Nord.
(4) A partir de ses articles parus dans Le Monde durant l'été 1987. Jean-Noël Jeanneney a publié La Concordance des temps au Seuil, 358 pages, 110 F.
Les illustrations sont extraites d'un ouvrage publié à l'occasion de l'exposition : La Caricature française et la Révolution, 1789-1799, Bibliothèque nationale. Tous les jours de 12 h à 18 h, jusqu'au 30 avril.