Texte intégral
Sur le traitement de la douleur
Messieurs les Sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir organisé cette journée d'étude. C'est un signe fort que votre représentation nationale donne ainsi à l'ensemble des malades qui souffrent.
Vous le savez, dès mon arrivée, j'ai fait mienne cette lutte en la plaçant comme une de mes priorités de Santé Publique.
Je ne reviendrai pas longuement sur le constat que j'avais effectué alors, de ce paradoxe de la situation française : avec d'un côté une participation active aux progrès fantastiques, réalisés dans la recherche de moyens toujours plus efficaces contre la douleur, et de l'autre côté, une utilisation de ces moyens encore insuffisante, trop tardive, voire tout simplement négligée.
Car, vous savez bien, que si on estime à 90 % les douleurs d'origine cancéreuse qui pourraient être soulagées, seulement 30 % d'entre elles sont correctement prises en charge.
Nous devons donc combler le retard de la France dans ce domaine, qui se situe seulement au 40e rang mondial quant à la consommation des morphiniques, ce qui la place loin derrière les pays anglo-saxons et Scandinaves.
Bien sûr, si l'on regarde l'histoire de la douleur, admirablement retracée par Roselyne Rey dans un ouvrage récent, la douleur semble attachée à la vie et à l'histoire de l'humanité, comme l'ombre à la lumière.
Durant longtemps, la douleur a souvent été vécue comme une tragique fatalité.
Dans la France de 1994, cela n'est plus admissible. Le soulagement de la douleur est un droit élémentaire.
Le paradoxe, que j'évoquais à l'instant, repose à l'évidence sur un manque important d'informations, tant chez les médecins que dans le grand public ; les méconnaissances, suscitant alors craintes et réticences à l'emploi de tel ou tel médicament anti-douleur.
Et je souhaiterais tout d'abord m'inscrire en faux contre au moins deux idées reçues. La première consiste à croire que la lutte contre la douleur ne fait qu'améliorer le confort des malades. Supprimer la douleur n'est pas un luxe mais participe activement à diminuer les effets de la maladie elle-même. Il convient que le grand public et les professionnels de Santé cessent de croire autant à un quelconque intérêt médical de la douleur qu'à sa dimension rédemptrice.
La douleur doit être soulagée à tout prix car elle est un élément essentiel de l'amélioration de l'état de santé.
La deuxième idée fausse qu'il nous faut combattre, est celle que les risques, notamment d'accoutumance, lies à certains médicaments (comme les dérivés de la morphine) sont un obstacle insurmontable à la suppression de certaines douleurs. Il est clair désormais, que l'accoutumance constitue rarement une entrave à l'emploi de la morphine en cas de cancer. Et la majorité des études scientifiques menées sur ce sujet concluent que l'accoutumance à la morphine est d'importance mineure lorsqu'elle est administrée de façon régulière à horaire fixe. Et même s'il est parfois nécessaire d'augmenter les doses, la peur d'une éventuelle dépression respiratoire n'est pas à redouter puisque celle-ci ne survient pratiquement jamais lorsque la morphine est donnée par voie orale.
Bien sûr, il convient de ne pas sous-estimer les effets indésirables de ces substances mais, employées à bon escient, elles ne devraient plus rencontrer la moindre réticence de la part des professionnels de santé.
Pour améliorer la formation des professionnels et la prise en charge de la douleur, j'ai décidé au début de cette année un certain nombre de mesures.
En janvier dernier, j'ai adressé à tous les établissements de santé une circulaire sur la prise en charge de la douleur chronique. Il s'agissait d'officialiser, pour la première fois, l'existence et l'organisation des centres anti-douleur dans les hôpitaux.
La description des modes de prise en charge de la douleur chronique place tout d'abord le médecin généraliste comme véritable pivot, comme pierre angulaire du système, car c'est bien lui qui pourra orienter son patient vers des structures spécialisées.
La circulaire définit également un cadre d'organisation pour les centres anti-douleur afin d'inciter tous les directeurs d'hôpitaux à faciliter leur développement et la mise à disposition des moyens nécessaires à leur fonctionnement.
Ainsi, nos concitoyens pourront-ils avoir accès à des professionnels compétents, expérimentés et à des structures adaptées. De même, les médecins hospitaliers et de ville pourront être mieux aidés dans leur choix thérapeutique.
D'autre part, j'ai adressé en début d'année aux 200 000 médecins et pharmaciens un exemplaire d'une brochure intitulée "soulager la souffrance", qui rassemble toutes les informations minimales que tout professionnel de santé doit connaître, notamment sur les produits efficaces et leur bon usage. Cette brochure a eu un grand succès, de nombreuses demandes d'exemplaires supplémentaires sont parvenues au ministère et 65 000 fascicules ont été réédités.
Enfin, parallèlement à la circulaire de-janvier 1994, j'avais demandé à mes services d'effectuer un état des lieux des structures de lutte contre la douleur.
Cet état des lieux vient de m'être remis ; ainsi, sur l'ensemble des 270 établissements qui exercent une activité anti-douleur, 86 répondent aux critères d'organisation consignés dans la circulaire. Nous allons donc pouvoir disposer d'une répartition départementale et régionale ainsi que des caractéristiques principales des structures existantes.
Ces actions étaient importantes à initier, il convient désormais de les poursuivre. À cet effet, je vois 3 pistes de réflexion.
La première est d'élargir et de préciser encore plus le dispositif de prise en charge mis en place par la circulaire. Or la lutte contre la douleur ne se limite pas à la seule douleur chronique rebelle, et il existe actuellement un besoin important de prise en charge des douleurs aiguës et de formation à cette pratique.
Il convient donc de renforcer le maillage régional des centres anti-douleur. Chaque centre se verra attribuer un véritable "label" de centre anti-douleur sur des critères d'évaluation qui seront définis en collaboration avec TANDEM. De plus sera imposée l'existence, dans chaque région, d'au moins un véritable centre de référence d'enseignement et de recherche. Les pôles de références régionaux seront chargés d'assurer l'enseignement sur la lutte contre la douleur et la diffusion de ces pratiques à l'extérieur de leur établissement de rattachement.
Ces actions d'enseignement et de diffusion des pratiques de lutte contre la douleur doivent être considérées comme prioritaires, ce qui conduirait notamment à soutenir les hôpitaux qui, dans leur projet d'établissement, en ferait une priorité.
En outre, afin de promouvoir la recherche dans ce domaine et de créer une dynamique d'ensemble, 3 ou 4 de ces pôles de référence régionaux pourraient se voir confier un rôle pilote en matière de recherche. Ils seraient notamment promoteurs et coordinateurs d'études multicentriques.
La deuxième piste de réflexion qu'il convient d'explorer, c'est bien sûr de continuer à faciliter l'utilisation des médicaments anti-douleur dérivés de la morphine.
Mais il convient de rappeler ici, que le problème de l'évolution du carnet à souche est intimement liée au contrôle des produits qui sont éventuellement consommés par les toxicomanes.
Il existe depuis longtemps entre tous ceux qui s'intéressent à la prise en charge sanitaire des toxicomanes, un véritable débat sur les traitements devant ou non nécessiter une prescription sur le carnet à souche.
Le développement de la politique de substitution que j'encourage actuellement, accentue d'autant plus la nécessité que ces mesures d'assouplissement tiennent compte de ce débat.
Sur le carnet à souche, trois améliorations sensibles pourraient être apportées :
Sur sa disponibilité tout d'abord
J'entends demander aux ordres professionnels concernés d'une part que lors de l'installation de tout jeune médecin, un carnet à souche lui soit systématiquement envoyé, d'autre part que le système de renouvellement des carnets soit amélioré pour éviter toute interruption de disponibilité – une modalité analogue au recrutement des carnets de chèque bancaire pourront être mise en place.
Sur la forme ensuite
Après concertation avec les ordres professionnels concernés, il pourrait être envisagé : de banaliser sa dénomination. On pourrait par exemple envisager de parler plutôt "d'ordonnances pour prescriptions spéciales" ou de "carnet pour prescriptions spéciales" ; de modifier le format du carnet à souche pour le rendre plus maniable, plus petit, de façon à le porter facilement sur soi.
Sur le nombre de feuilles, il conviendrait de garder les possibilités offertes actuellement (25 feuilles – blanches en ville et roses en consultation hospitalières – 5 feuilles jaunes pour les prescripteurs retraités), néanmoins, on pourrait donner la possibilité pour certains services hospitaliers spécialisés et médecins spécialisés notamment dans la substitution, d'obtenir des carnets plus importants de 50 voire de 100 feuilles.
Sur son utilisation enfin
Je serais favorable à une saisine de la Commission des Stupéfiants et des Psychotropes, afin qu'elle étudie la possibilité d'une augmentation de la durée de prescription des médicaments destinés au traitement de la douleur. Par exemple, la durée de prescription des morphiniques par voie orale retard pourrait être portée de 14 à 28 jours.
Mais, pour éviter au maximum les possibilités de déviation d'usage et de trafic, l'avis de la Commission pourrait être également requis sur l'opportunité de différencier la durée de prescription et les quantités dispensées par le pharmacien. Par exemple, certains analgésiques pourraient être prescrits pour 28 jours mais n'être délivrés que par période successives de 14 jours.
Par ailleurs, dans le même état d'esprit d'éviter les falsifications, et notamment le rajout d'un produit, un espace pourrait être prévu pour indiquer le nombre de produits prescrits.
En parallèle à ces dispositions, il conviendrait de travailler rapidement avec les ordres professionnels sur la possibilité de mettre en place un serveur minitel de recensement des vols du carnet à souche auxquels les pharmaciens pourraient être reliés.
Enfin, ces propositions pratiques n'auraient aucun impact si elles n'étaient accompagnées au moins d'une campagne d'information des professionnels de santé et mieux d'une formation adaptée au cours des études médicales et dans le cadre de la formation continue.
La dernière piste de réflexion, est sans doute l'une des plus importantes à long terme, je veux parler d'accentuer nos efforts sur l'enseignement initial et la formation continue des médecins.
Il conviendra de continuer notre travail avec le ministre de l'Enseignement supérieur pour que cette priorité soit à nouveau rappelée aux Universités.
Comme vous le voyez, Messieurs les Sénateurs, les pouvoirs publics ne se détournent pas du devoir éminent qui est le leur en la matière.
Et nous continuerons d'avancer, avec vous, avec pragmatisme mais détermination.