Texte intégral
Le Monde - 16 septembre 1998
Le Monde : L’Europe a réagi, cet été, en ordre dispersé face aux crises russe et asiatiques. Comment doit-elle œuvrer, aujourd’hui, pour mieux faire entendre sa voix, notamment sur la question de la réforme des institutions financières internationales ?
Pierre Moscovici : La solidité de l’Europe face à ces crises illustre la pertinence de la démarche de l’euro, qui constitue un pôle de résistance formidable dans le désordre financier mondial : il apporte la preuve de ce que peut produit la régulation économique. Il commence à y avoir une prise de conscience de la nécessité de mieux réguler le système financier mondial. Les Français et les autres Européens doivent faire entendre leur voix dans ce débat. Cela renvoie à la question de la représentation extérieure de la zone euro, qui devrait être résolu dans les prochaines semaines.
Le Monde : D’une manière générale, qu’envisagez-vous pour améliorer le fonctionnement de l’Union ?
Pierre Moscovici : Nous vivons un moment paradoxal. L’Europe connaît des sauts qualitatifs d’importance historique, comme le passage à l’euro ou le choix de l’élargissement. Et elle a besoin, en même temps, d’une correction de trajectoire. Il nous faut reformuler l’architecture européenne, repenser les institutions, retrouver une fonction de coordination des mécanismes de décision, qui fonctionnent de plus en plus mal.
Le Monde : Qu’attendre du sommet européen d’octobre sur les institutions ?
Pierre Moscovici : Ce sera la première étape d’un processus. Il est souhaitable qu’aussitôt après les élections allemandes nous puissions avoir avec le nouveau gouvernement, quel qu’il soit, un travail commun pour relancer le couple franco-allemand, qui en a besoin. Il est très important que la France et l’Allemagne soient à même de redéfinir très vite une vision commune du projet européen, des institutions. Les autorités françaises devront travailler avec les Allemands pour préparer le sommet européen informel de Pötschach. L’objectif doit être de lancer dans le courant 1999 une réforme sérieuse, qui puisse commencer à s’appliquer lors de la mise en place de la nouvelle commission, en 2000.
Le Monde : La bonne relation du Parti social-démocrate (SPD) et du Parti socialiste rendraient-elles les choses plus faciles en cas de victoire social-démocrate ?
Pierre Moscovici : La victoire du SPD n’est pas la seule hypothèse envisageable. Mais du côté du SPD, on a une vision plus proche qu’on ne le pense parfois de celle du gouvernement français, que ce soit sur la coordination des politiques économiques, le volontarisme européen, l’emploi, et même sur les institutions ou l’élargissement. Les sociaux-démocrates ont une approche à long terme réaliste et proche de la nôtre. Cela a conduit Gerhard Schröder, qui n’est peut-être pas, par tempérament, tourné vers la France, à affirmer l’importance du couple franco-allemand et même à proposer un nouveau traité de l’Élysée, suggestion à laquelle il faudra réfléchir.
Le Monde : Maintenez-vous la réforme des institutions comme préalable à l’élargissement ?
Pierre Moscovici : Nous ne devons pas attendre l’élargissement pour modifier le fonctionnement des institutions européennes, insatisfaisant à quinze. Prenons le problème du conseil des affaires générales, qui réunit les ministres des affaires étrangères et des affaires européennes. Il faut le réformer maintenant pour faire en sorte qu’il retrouve son rôle de coordination. Peut-être même faudra-t-il, à terme, envisager son dédoublement entre un conseil des affaires politiques et un conseil des affaires européennes.
Il en va de même pour ce qui concerne le fonctionnement de la commission. À Amsterdam, la France avait proposé une réduction drastique du nombre de commissaires. Aujourd’hui, cela paraît exclu, parce que la plupart des pays refusent de ne pas avoir « leur » commissaire. En revanche, l’idée d’une commission qui fonctionnerait un peu comme un gouvernement, mieux hiérarchisée entre des commissaires dotés de très grands portefeuilles, et des commissaires adjoints qui auraient des attributions plus circonscrites, doit à mon sens être mise en œuvre rapidement. Il faudrait aussi étendre les procédures à la majorité qualifiée au conseil des ministres sur des questions comme la fiscalité, la coopération industrielle, l’environnement.
Le Monde : Qui payera pour l’Europe ?
Pierre Moscovici : Le prochain « paquet Santer » – l’agenda 2000 – doit se jouer dans le cadre financier actuel, dans la limite des 1,27 % des PIB. Il nous faut en effet continuer d’avoir une maîtrise très rigoureuse des finances publiques. Dans la période concernée, 2000-2026, l’Europe continuera, pour l’essentiel, de fonctionner à quinze. Notre objectif est d’arriver entre les quinze à une solution équilibrée qui permette de traiter les problèmes sans remettre en cause les politiques communes et le système de ressources propres.
Le Monde : Vous avez parfois évoquée la possibilité d’augmenter le budget au-delà de la limite actuelle de 1,27 % ?
Pierre Moscovici : Quand j’évoque cette perspective, je songe à une autre Europe, plus nombreuse, dotée d’une autre vision de son avenir. Il faudra bien un jour se poser la question de savoir si une Europe qui veut se structurer dans le domaine économique, qui veut intervenir dans le domaine de la culture, de l’éducation, n’aura pas besoin d’un budget plus important. Pourquoi ne disposerait-elle pas, à terme, de ressources différentes, d’un impôt européen ? Mais ce sera pour après 2006.
Est-ce que la politique européenne doit être coordonnée différemment en France ?
Pierre Moscovici : La plupart des pays ont des ministres des affaires européennes, mais ils sont d’un poids politique très inégal. Et pourtant ces affaires sont devenues extrêmement prenantes. Le problème n’est pas celui d’un démembrement des affaires étrangères : c’est une question de coordination à l’intérieur des gouvernements. Un jour, nous devrons avoir des ministres dotés de vraies fonctions de coordination au plan national, qui puissent se réunir toutes les semaines à Bruxelles.
Le Monde : Toutes ces questions pourront-elles être débattues lors des élections européennes de 1999 ou est-ce trop demander à des partis politiques ?
Pierre Moscovici : Je souhaite qu’il y ait un vrai débat européen et qu’il soit traité comme tel en France ; qu’on ait une confrontation de visions et que ces élections ne soient pas seulement le prolongement de nos batailles nationales. Il y avait quelque chose d’intéressant dans l’idée de Jacques Delors d’opposer des candidats de chaque grand bloc politique du Parlement européen pour la présidence de la commission. Cette idée n’est peut-être pas tout à fait applicable, mais on peut en garder quelque chose. Il me paraît nécessaire que ces blocs se structurent autour d’un programme, qu’il puisse se dégager au Parlement des majorités relatives.
Faisons en France une campagne entraînante, avec des conceptions de l’Europe qui n’effacent pas le réalisme nécessaire, mais capables de mobiliser, notamment la jeunesse. Valorisons, par exemple, ce qui commence à se faire au niveau européen pour l’emploi, même vision à droite et à gauche. Il faut faire de ces élections les premières vraies élections européennes. Je souhaite que l’ensemble des partis de gouvernement en France se saisissent de l’occasion, plutôt que d’aborder l’Europe par le petit bout de la lorgnette ou avec un prisme négatif. Pour le gouvernement de Lionel Jospin, en tout cas, la recherche d’une Europe plus efficace, solidaire, démocratique, sociale, fait plus que jamais partie des priorités.
RTL – jeudi 17 septembre 1998
RTL : Beaucoup redoutent que la déflation et la récession en Asie relancent le chômage. Est-ce que l’euro suffira à être un bouclier pour l’Europe, ou bien faut-il des mesures complémentaires ?
Pierre Moscovici : On constate aujourd’hui qu’effectivement l’Europe est à nouveau en situation d’être la locomotive de l’économie mondiale. Nous avons l’euro, et je crois qu’aujourd’hui les Français s’aperçoivent du bien-fondé de ce choix, puisque c’est un choix de résistance. L’euro est un pôle de stabilité.
RTL : Faut-il une baisse concertée des taux d’intérêt ?
Pierre Moscovici : Je ne sais pas si c’est d’actualité. Nous verrons. La question est posée aux Américains d’abord, pour le moment. À eux d’y répondre.
RTL : Greenspan dit non.
Pierre Moscovici : Il a sans doute ses raisons pour cela. Je crois qu’il n’y a pas d’urgence. Constatons qu’aujourd’hui, on a en Europe les taux d’intérêt les plus bas depuis fort longtemps, à la fois en termes nominaux – ils sont autour de 3 et quelques – et aussi en termes réels – la différence entre le taux et l’inflation. Donc, le coût de l’argent européen est un des plus bas. Ça aussi, c’est une des réussites de l’euro : c’est parce que nous avons la stabilité, la prévisibilité, des liens entre les monnaies européennes que nous pouvons avoir les taux les plus bas, ce qui permet de consommer pour moins cher, d’investir pour moins cher, d’avoir une relance qui soit tirée par la demande. J’ajoute qu’il y a une autre caractéristique de l’économie européenne : elle est relativement peu dépendante du reste du monde. Le génie du traité de Rome, c’était ça : permettre le commerce intracommunautaire qui représente à peu près 75 % de nos échanges, ce qui fait que la crise russe, par exemple, même si elle est politiquement fondamentale, nous touche peu économiquement.
RTL : Est-ce que pour éviter les mouvements erratiques des mouvements de capitaux, la France va relancer l’idée d’une taxe sur les mouvements de capitaux ? Cela figurait dans le programme présidentiel de Lionel Jospin.
Pierre Moscovici : Je sais bien.
RTL : Il l’a oublié depuis ?
Pierre Moscovici : Sûrement pas. Mais la France, le gouvernement français, le président de la République, réfléchissent à des propositions qu’on peut faire sur le système financier et sur le système économique mondial. La France garde effectivement une conception assez forte : celle d’une économie de marché – il n’y a pas de doute là-dessus – mais, en même temps, un capitalisme qui doit être maîtrisé, régulé. Nous continuons de croire que ça doit se faire dans le cadre international. Lionel Jospin a écrit un bon article là-dessus dans « Le Nouvel Observateur ».
RTL : Il va y avoir des propositions ?
Pierre Moscovici : Il y aura des propositions.
RTL : Les taxes, non ?
Pierre Moscovici : Laissez-les faire par les gens à qui il revient de les faire.
RTL : Vous parlez de l’euro, mais qui va parler au nom de l’euro en Europe ?
Pierre Moscovici : C’est une excellente question.
RTL : Les banquiers ?
Pierre Moscovici : Non. Il y a d’abord effectivement la banque centrale indépendante qui effectivement a vu ses responsables nommés non seulement pour huit ans, mais pour douze ans : il y aura M. Duisenberg pour quatre ans, puis M. Trichet. Donc, il y aura un porte-parole pour la banque centrale. Il y aura le conseil de l’euro qui devra définir de plus en plus ses modalités de fonctionnement, qui devra sans doute trouver un porte-parole, une expression, une institutionnalisation. C’est pour l’instant une instance informelle.
RTL : Ces sont ses présidents successifs qui s’exprimeront ?
Pierre Moscovici : La question est posée, mais en fait, il va commencer à fonctionner maintenant. Je crois qu’il faudra effectivement qu’il y ait dans la zone euro une façon de s’exprimer qui soit claire et identifiable…
RTL : Politique ?
Pierre Moscovici : Politique. En plus, cela devra jouer au niveau international, parce que la question se posera de la représentation de la zone euro, par exemple dans des instances comme le G7. C’est une question à laquelle nous réfléchissons également, sur laquelle il y aura des propositions dans le cadre que je vous indiquais.
RTL : L’opposition dit qu’avec le budget que prépare le gouvernement socialiste, la France n’a plus aucun impact en Europe car elle se tient à l’écart des grands courants européens où partout on voit une réduction de l’impôt ?
Pierre Moscovici : Il y a une sorte de « politically correct », comme on dit, de droite qui voudrait qu’on réduise sans arrêt les déficits au-delà de ce qui est souhaitable et qu’on mène une politique de baisse des impôts – seulement certains – sur le revenu que, d’ailleurs, ils n’ont pas fait quand ils étaient au pouvoir car il faut rappeler que l’une des causes de l’échec d’Alain Juppé et de son gouvernement, c’est l’augmentation sans précédent des prélèvements obligatoires.
RTL : Dans les pays voisins, il y a une accélération ?
Pierre Moscovici : D’abord, les impôts et les taxes baissent dans ce budget. Cela, il faut le dire. Je suis un élu local et je vois que, par exemple, la baisse annoncée de la taxe professionnelle, c’est quelque chose qui apparaît comme fondamental pour les entreprises. Ce budget, c’est un budget d’abord qui fait reculer les déficits. Donc, nous sommes tout à fait dans les clous de Maastricht. Nous passons de 2,9 à 2,3 %. C’est vrai que nous sommes un peu au-dessus d’autres mais nous, nous avions un héritage puisque la droite nous avait laissé 3,5 à 3,7 % de déficit public. Ce qui fait quand même qu’en deux ans, on sera passé de 3,7 à 2,3 %, ce qui est une marche d’escalier tout à fait conséquente.
RTL : Les autres vont plus vite !
Pierre Moscovici : Ils ne vont pas plus vite, ils vont plus lentement, mais ils sont partis, effectivement de moins haut. Et cela, c’est aussi ce que l’on appelle l’héritage. Deuxièmement, nous avons un budget dynamique et qui permet de financer des priorités et d’abord des priorités pour l’emploi parce que pour nous, l’Europe, ce n’est pas uniquement l’Europe et ce genre de choses-là, c’est d’abord l’action pour l’emploi, la lutte contre le chômage et c’est la priorité du gouvernement. Et puis troisièmement, c’est un budget qui permet de relancer l’investissement à travers toute une série de mesures fiscales notamment et il y a des baisses d’impôts et de taxes tout à fait majeures.
RTL : Vous n’avez pas l’impression d’être néandertalien, d’être à l’écart du grand débat ?
Pierre Moscovici : Absolument pas. Je n’ai pas le sentiment que les Français considèrent que nous soyons néandertaliens ou que Dominique Strauss-Kahn est un paléo socialiste.
RTL : Vous semblez attendre beaucoup d’une possible victoire de Gerhard Schröder en Allemagne ?
Pierre Moscovici : En tant que ministre, moi, je fais avec le gouvernement que les Allemands ont et celui qu’ils choisiront. En tant que socialiste, j’ai bien sûr une petite préférence pour le SPD. Cela peut se comprendre. Il semblerait que la droite…
RTL : Mais vous dites « Ah, ils sont comme nous ! Volontaristes et européens ! »
Pierre Moscovici : D’abord, on est obligé de réfléchir sur cette hypothèse qui reste encore aujourd’hui la plus probable et donc, il faut s’y préparer. Deuxièmement, c’est vrai que l’on a eu des contacts. J’ai rencontré, par exemple, Gerhard Schröder et je sais qu’avec le SPD aux responsabilités demain, on a beaucoup de points communs. Ils sont comme nous pour la coordination des politiques économiques en Europe. On parlait de l’euro… Ils sont effectivement pour un certain volontarisme, par exemple, sur des grands travaux européens que l’on n’a pas pu réaliser depuis un certain temps. Ils partagent nos conceptions sur la réforme institutionnelle de l’Europe qui est absolument indispensable. Ils partagent nos conceptions sur l’élargissement, c’est-à-dire qu’ils sont peut-être un tout petit moins allant que la CDU et la DSU qui dirigent actuellement. Ils veulent faire l’élargissement, mais ils veulent aussi qu’on le maîtrise.
RTL : Donc, ce serait bien pour vous ?
Pierre Moscovici : Ce sera pas mal, je crois, surtout pour la France.
RTL : Et Kohl, ce serait une catastrophe s’il était réélu ?
Pierre Moscovici : Si Kohl est réélu, de toute façon, dans les deux cas de figure, il faudra une relance du couple franco-allemand. Le couple franco-allemand est fondamental pour l’Europe. Il faut qu’il reparte. Il faut qu’il connaisse une nouvelle jeunesse parce que c’est vrai qu’il y a des mécanismes qui sont un peu ritualisés, un peu ossifiés. Je dirais qu’avec de bons sentiments avec Gerhard Schröder, cela pourrait être assez spontané mais avec Kohl, on saura aussi très bien le faire. C’est un gouvernement que nous respectons et avec qui nous savons parfaitement travailler.