Interview de M. Bernard Debré, ministre de la coopération, dans "Jeune Afrique" du 24 novembre 1994, sur son engagement politique aux côtés d'Édouard Balladur, la préparation de l'élection présidentielle et sa conception de la coopération franco-africaine.

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Média : Jeune Afrique

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Un gendarme s'en va, un médecin arrive. Les Africains pourront y voir un symbole : après la remise en ordre opérée par Michel Roussin (voir son "Testament africain" en p.82), la remise sur pieds sous la houlette du professeur Bernard Debré. Le raccourci est certes aisé : après tout, le nouveau ministre français de la Coopération, en poste depuis le 13 novembre, n'est là, a priori, que pour six mois, et rien ne prouve que l'Afrique requière, pour traiter ses maux, l'adresse d'un spécialiste des prostates présidentielles. Mais Bernard Debré, fils de Michel qui fut le Premier ministre de Charles de Gaulle, et frère de Jean-Louis, secrétaire général adjoint du RPR et chiraquien de choc, y croit. À 50 ans, le député-maire d'Amboise, partisan déclaré d'Édouard Balladur qu'il verrait volontiers à l'Élysée, est d'abord un grand médecin. Chef du service d'urologie de l'hôpital Cochin, chirurgien de Mitterrand et d'Houphouët, auteur de savants traités d'urologie et d'ouvrages plus polémiques sur le sida et la politique de santé, il est aussi un bon connaisseur de l'Afrique. Amateur de pêche au gros et de chasse à l'outarde certes, mais surtout spécialiste reconnu de la coopération médicale et familier des hôpitaux du continent. Bernard Debré livre ici son diagnostic franco-africain. Sans détour.

Jeune Afrique : Comment s'explique votre intérêt pour l'Afrique ?

Bernard Debré : Ma "part d'Afrique" commence très précisément en 1964, il y a trente ans, grâce au système D. Mon père, Michel Debré, venait d'être élu député de la Réunion. Chacun de ses quatre enfants avait droit à un billet d'avion annuel gratuit, en première classe. Paris/Saint-Denis et retour, pour lui rendre visite ou l'accompagner lorsqu'il se rendait dans sa circonscription. N'ayant aucun goût particulier pour la première classe, j'ai pendant des années fait déclasser mon billet afin de gagner les milliers de kilomètres aériens qui m'ont permis de voyager sur le continent. Mon premier contact physique avec l'Afrique a eu lieu à Abidjan, où l'ambassadeur de France, Jacques Raphaël-Leygues m'avait invité. Immédiatement, ça a été le coup de foudre.

Jeune Afrique : Quel a été le rôle de votre père ?

Bernard Debré : Décisif. Vous connaissez l'affection qu'un certain nombre de chefs d'État africains avaient pour Michel Debré. Dès qu'ils apprenaient l'arrivée chez eux du jeune Bernard – j'avais alors une vingtaine d'années –, ils lui faisaient savoir qu'ils allaient s'occuper de lui. Léon Mba au Gabon, Ahidjo au Cameroun et, bien sûr, Houphouët m'ont ainsi "pris en charge" de façon très paternelle. Parfois ombrageuse aussi : ils se sentaient investis à mon égard de l'autorité des tuteurs et il leur arrivait de faire surveiller les allées et venues du jeune homme, de peur qu'il ne fasse des bêtises dont ils auraient à rendre compte…

Jeune Afrique : Houphouët aussi ?

Bernard Debré : Surtout Houphouët ! Vous savez qu'il était l'ami de mon grand-père, le professeur Robert Debré, qui a procédé à l'élaboration des politiques de santé de la plupart des pays d'Afrique francophone, avant d'être celui de mon père. La Côte d'Ivoire est d'ailleurs le pays que je connais le mieux : j'y ai effectué, au début des années soixante-dix, mon temps de service au sein de la Coopération, dans les hôpitaux de Treichville et de Cocody.

Jeune Afrique : Il y a donc une vraie passion de famille !

Bernard Debré : Et comment ! C'est dans le nord du Togo, à Lama Kara, que mon épouse et moi avons effectué notre voyage de noces, en 1971. Chaque année, depuis, avec nos quatre enfants, nos vacances sont africaines. Nous avions d'ailleurs prévu un grand voyage à la fin de cette année. Il a fallu l'annuler car un ministre n'a pas le droit de s'absenter. Je peux vous dire que mes enfants n'ont guère apprécié.

Jeune Afrique : Enfin, vous avez soigné et opéré Houphouët…

Bernard Debré : François Mitterrand et Félix Houphouët-Boigny ont été mes deux malades-publics. Mais il y en a eu d'autres, et parmi eux beaucoup d'Africains dont je ne peux révéler les noms, que j'ai moi-même opéré et qui me téléphonent afin que je les conseille, que je les oriente vers tel ou tel service ou que je leur prenne des rendez-vous, médicaux bien sûr, mais parfois aussi politiques.

Jeune Afrique : Comment avez-vous vécu la fin du "Vieux" ?

Bernard Debré : Il y a eu des moments sombres, poignants. Ce fut un crépuscule à la fois grandiose et dramatique. Il y avait à son chevet trop de manœuvres, trop d'affairisme. Pour moi qui étais proche d'Houphouët simplement par le cœur, c'était éprouvant.

Jeune Afrique : Vous prenez en main le ministère de la Coopération dans des circonstances particulières : votre prédécesseur, démissionnaire, a été mis en examen et vous n'êtes là que pour six mois.

Bernard Debré : Ce que vous dites a été au menu des discussions préalables que j'ai eues avec le Premier ministre Édouard Balladur. Mon arrivée au sein du gouvernement comportait, en outre, c'est vrai, un inconvénient. Je le frère de Jean-Louis, dont chacun connaît l'engagement au côté de Jacques Chirac : ma nomination n'allait elle pas apparaître comme un "coup" politique ? En fait, les avantages l'ont très largement emporté sur ces problèmes somme toute mineurs. Je connais bien l'Afrique, et les chefs d'États du continent le savent.

Lorsqu'ils ont appris, au cours du sommet franco-africain de Biarritz que Michel Roussin allait quitter le gouvernement, plusieurs d'entre eux ont fait savoir au Premier ministre et au président de la République leur souhait de me voir lui succéder.

Jeune Afrique : Quelles sont vos relations avec Édouard Balladur ?

Bernard Debré : Je suis un fidèle, de longue date. Je le connais depuis plus de vingt ans, lorsqu'il est venu me soutenir aux élections cantonales de 1972. Certes, je me suis prononcé contre le traité de Maastricht et contre la cohabitation, mais cela n'a empêché ni la loyauté ni l'admiration. Je ne me suis d'ailleurs jamais senti autorisé à le critiquer.

Jeune Afrique : Comment François Mitterrand a-t-il réagi lorsque votre nom a été avancé ?

Bernard Debré : Il n'a pas vu d'inconvénient. Au contraire.

Jeune Afrique : Il ne reste que peu de temps avant l'élection présidentielle de mai 1995. La France va entrer en campagne électorale. Aurez-vous le temps de travailler ? N'êtes-vous pas un ministre par intérim ?

Bernard Debré : Écoutez. Je compte bien, tout d'abord, qu'Édouard Balladur sera candidat et qu'il l'emportera. Par ailleurs, j'aurai à poursuivre, au sein de ce ministère, le travail considérable et remarquable qui a été accompli par Michel Roussin. Enfin, je dois et je veux imprimer ma propre marque dans quatre domaines clefs ; la santé, l'humanitaire, la francophonie et la stabilisation démocratique.

Jeune Afrique : C'est-à-dire ?

Bernard Debré : Ce n'est pas à nous de décider que tel ou tel chef d'État est recommandable ou non, à partit du moment où il a été élu. Après tout, j'ai été moi-même, en 1981 puis en 1988, un adversaire résolu de François Mitterrand, mais j'ai accepté le verdict des urnes. Les progrès en Afrique ont été considérables, mais il faut savoir que la démocratisation égale toujours fragilisation. Notre rôle est donc d'encourager, d'aider et de sécuriser les présidents qui, à leur rythme, avancent sur cette voie.

Jeune Afrique : Quel exemple concret vous vient à l'esprit ?

Bernard Debré : Le Togo, mais il y en a d'autres. Je connais le président Eyadéma depuis près de trente ans, le Premier ministre Ederm Kodjo depuis quinze ans. Ils font partie de ces hauts responsables africains à qui j'ai téléphoné depuis le 13 novembre. Eh bien, si je peux aider, tant à Paris qu'à Lomé, à ce que la démocratisation fonctionne bien, je le ferai.

Jeune Afrique : Comment concilier cet ambitieux programme avec les nécessités d'une campagne présidentielle à laquelle vous allez participer ?

Bernard Debré : Vous savez, les campagnes électorales, aujourd'hui, se font surtout à la télévision. Les tréteaux et les meetings appartiennent de plus en plus au passé.

Jeune Afrique : On a beaucoup reproché à Édouard Balladur de manquer de chaleur et d'intérêt dans son approche de l'Afrique. Allez-vous lui apporter un supplément d'âme ?

Bernard Debré : Ce n'est pas exact : Édouard Balladur n'a jamais considéré l'Afrique avec dédain et froideur. Simplement, il ne la connaissait pas. Je me souviens que lorsqu'il était ministre d'État, en 1986, lors d'un dîner, chez moi, il m'a confié : "Je ne connais pas l'Afrique". Nous en avons depuis beaucoup parlé. Son voyage officiel sur le continent, en juillet dernier, a été déterminant.

J'étais avec lui, Michel Roussin aussi. Il nous a dit : "Je regrette de n'avoir pas connu l'Afrique plus tôt, je regrette que ce voyage soit si court".

Jeune Afrique : On vous a entendu prononcer, dans le passé, des phrases très dures à l'encontre des opposants africains : vous les jugez "excessifs", "artificiels"…

Bernard Debré : Je ne connais pas là l'opposition populaire, enracinée, celle dont l'existence et l'expression sont vitales pour la démocratie. Je parlais des opposants en col blanc, des "opposants des bords de Seine" que le Parti socialiste français a suscités, nourris et survalorisés. Pour ceux-là, le choc du retour au pays a été rude. La plupart ont retrouvé l'anonymat.

Jeune Afrique : Les socialistes, justement, peuvent revenir demain : si Jacques Delors se présente à l'élection présidentielle et l'emporte …

Bernard Debré : Ne nous y trompons pas, ce sera là, à coup sûr, la fin de la relation privilégiée franco-africaine. Delors, c'est la Commission européenne, et l'Europe est en train de dire, sans l'avouer publiquement que l'Afrique coûte beaucoup trop cher. Nous sommes à mi-parcours des accords de Lomé IV et nous négocions en ce moment le huitième Fonds européen de développement. Je suis de très près cette affaire-là : l'Allemagne, la Grande-Bretagne, l'Italie et l'Espagne sont à deux doigts du désengagement massif, si la France n'y veille pas. La France va se battre, lors du Conseil européen d'Essen, le 9 décembre, pour que les ressources du FED passent de 12 à 15 milliards d'écus. Mais je crains fort, si Jacques Delors était élu, que cet effort ne soit pas poursuivi.

Jeune Afrique : Reste que, pour beaucoup de responsables africains, ce n'est pas Édouard Balladur qu'est le garant de la "relation privilégiée", mais Jacques Chirac.

Bernard Debré : Vraiment ? Ce n'est pas aussi évident. À leurs yeux, me disent-ils, Jacques Chirac est un très bon copain, un ami, un proche. Mais ils ajoutent qu'Édouard Balladur, lui est un vrai "patron", qui a de l'épaisseur et de la crédibilité. Il y a certes une différence de convivialité entre les deux hommes, mais les claques dans le dos ont elles jamais fait une politique ? Jacques Chirac a de la chaleur, il connaît bien et aime l'Afrique, Édouard Balladur, lui, a de la consistance et un sens aigu du suivi des affaires. Tout au long de la difficile opération de dévaluation du franc CFA, il a considéré nos partenaires africains en égaux, en adultes responsables. Non en assistés qu'il convient de paterner.

Enfin, il y a chez Jacques Chirac, dont j'apprécie bien sûr les qualités humaines, un côté candidat perpétuel qui est parfois un peu gênant.