Texte intégral
Vive le débat d'idées !
Dans Le Mystère des Saints Innocents, Péguy prête à Dieu ce mot : « C'est embêtant. Quand il n'y aura plus de Français, il y a des choses que je fuis, il n'y aura plus personne pour les comprendre. » Aujourd'hui, Dieu lui-même arrive-t-il à comprendre ce que font les Français, ce qui leur arrive depuis quelque temps ? Je n'en suis pas si sûr !
Il y a vingt mois, pourtant, les choses paraissaient si simples... Les élections législatives avaient mis fin à douze années de socialisme destructeur et corrupteur : le nouveau gouvernement, dirigé par Édouard Balladur, disposait d'une majorité plus que confortable, qui laissait augurer d'une ère de changement et de réformes. La France avait grand besoin de prendre un nouveau départ et les Français de reprendre leurs esprits.
Le nouveau gouvernement fut d'abord celui du ressaisissement. Les socialistes avaient été écrasés. Le Président du « peuple de gauche » était malade ; il était clair qu'il ne briguerait pas un troisième mandat et l'on commençait même à se demander s'il irait au bout du second. Les deux grands chefs de la droite s'étaient partagé la tâche : Édouard Balladur gouvernait et les débuts furent prometteurs : Jacques Chirac réfléchissait et se préparait. Leur union allait de soi. Elle répondait aux attentes des Français et aux nécessités de la transition. La confiance était revenue.
De l'espoir au fléchissement
Bien sûr, tous les problèmes n'allaient pas se régler d'un coup de baguette magique. Mais le navire avait repris, tout doucement, le bon cap. Les grands rendez-vous électoraux étaient envisagés dans le calme. Une nouvelle génération perçait. L'espoir ne changeait pas de camp : il avait depuis longtemps déserté le camp d'en face. Il renaissait, tout simplement.
Déjà, cependant, des signes précurseurs annonçaient un fléchissement. L'explosion du SME au début d'août 1993, résultat de la politique de Jacques Delors et de ses amis eurocrates et socialistes, fut un mauvais coup porté à l'Union européenne en gestation. Quelques mois plus tard. Alain Juppé parvint, non sans mal, à réparer provisoirement les dégâts. Mais la confiance était ébranlée et l'élan sans lequel rien n'était possible se faisait attendre.
En juin dernier, les élections européennes, si elles confirmèrent – et c'était heureux – la déroute socialiste, laissèrent une majorité divisée. Cette fois, le mauvais coup était venu de l'intérieur : les plaies de la campagne référendaire de septembre 1992 n'étaient pas cicatrisées : la droite se divisa contre elle-même.
Miné par la maladie et hanté par son passé (« un passé qui ne passe pas », selon l'heureuse formule de deux récents historiens de Vichy). M. Mitterrand ne demeurait pas inactif. Les sondages lui donnaient toujours le beau rôle et l'étoile de Jacques Delors brilla soudain d'un éclat dont l'homme, pourtant, est singulièrement dépourvu.
Deux drames
Depuis la rentrée, la France vit tout entière tendue vers l'élection présidentielle, qui est l'événement capital de notre vie politique depuis trente ans. En attendant cette échéance, les Français doivent affronter deux drames, qui risquent de peser lourd sur son avenir, bien au-delà de l'échéance de mai 1995 : la campagne électorale trouble la droite et pourrait compromettre la victoire espérée, à laquelle la gauche était résignée au lendemain de sa défaite de 1993*.
La majorité aligne un candidat « naturel », que tout le monde attendait : Jacques Chirac, devenu un candidat déclaré le 4 novembre. Elle aligne également d'autres candidats « virtuels », qui pourraient aller aux primaires, si elles ont lieu. Au premier rang d'entre eux, figure Édouard Balladur, qui a longtemps caracolé en tête des sondages parce qu'il assurait la direction du gouvernement. D'autres seraient disposés à tenter l'aventure : Alain Madelin, prêt à tester ses idées : Philippe de Villiers, qui a créé son propre parti le 20 novembre : Charles Millon, qui se veut le champion de l'UDE ; Raymond Barre, qui n'exclut pas une nouvelle candidature « hors microcosme » ; Charles Pasqua, René Monory alimentent également les rumeurs et d'autres peut-être...
France Réelle vous présente les six hommes-clefs de la campagne, qui s'engage donc sous le signe d'une division annoncée de la droite parlementaire. Cette division, non encore certaine, fait le bonheur de la gauche. On n'imagine pas sérieusement que ces six hommes puissent être candidats les uns contre les autres, au moment où des esprits frivoles tentent d'accréditer l'hypothèse selon laquelle Jacques Delors (sacré le 20 novembre à Liévin. candidat « providentiel » du PS aux accents de L'Internationale) pourrait bien, au bout du compte, mettre tout le monde d'accord la gauche et, malgré elle, la droite.
Hypothèse bien peu fondée à mes yeux : avec qui Delors gouvernerait-il ? Avec les socialistes chassés en mars 1993 Avec les communistes, qui ne se sont pas remis de la disparition du « grand frère » soviétique et font grief à Delors de son européisme ? Avec les centristes, plus que jamais indécis quant à leur rôle et à leur vocation ? Avec Chevènement, qui voit en lui le candidat de la démocratie chrétienne allemande ? Il ne suffit certes pas de bénéficier de la bienveillance supposée du Chancelier allemand pour pouvoir espérer séduire le peuple français.
Les choses se décanteront, j'en suis sûr, dès janvier. La droite sortira alors de son trouble actuel : elle ira à la bataille unie, apaisée, confiante.
Triple ressaisissement
Ces deux drames nationaux ne seront conjurés qu'au prix d'un triple ressaisissement :
1. Ressaisissement du gouvernement. Le Premier ministre ne peut plus longtemps se laisser torpiller par des juges qui ne veulent ni le bien des ministres ni le bien de la France. Il doit exiger que le Garde des Sceaux prenne ses responsabilités : un Garde des Sceaux qui ne donne pas d'instructions au Parquet méconnaît son rôle qui est de rappeler régulièrement que le pouvoir politique, parce que légitimé par le vote du peuple, est celui qui doit avoir le dernier mot.
2. Ressaisissement des politiques. A-t-on réellement besoin de primaires pour choisir le meilleur champion de la majorité, celui qui incarne les meilleures chances de rupture avec quatorze ans de présidence socialiste ? Le CNI s'est déclaré favorable à l'idée de Charles Pasqua dès le mois de juillet et il continue de soutenir cette idée. Mais qui peut être sûr que l'opinion de droite en ressente l'absolue nécessité ? Voyez plutôt ce que ses voisins ont confié à Olivier d'Ormesson, qui le rapporte dans nos colonnes, un peu plus loin.
Va pour les primaires, mais ne pourrait-on faire l'économie de ce qui risque d'apparaître comme une sorte d'embrouille ?
3. Ressaisissement des Français. Assez de « Sinistrose » ! Arrêtons de faire comme si le candidat bientôt déclaré Jacques Delors avait déjà gagné l'élection présidentielle. Cessons de verser des larmes prématurées sur la désunion de la droite.
Méditons plutôt la leçon d'Henri IV, que fait revivre François Bayrou dans sa passionnante biographie : aucune réconciliation n'est impossible, pourvu que les hommes publics acceptent de s'affranchir de leurs jeux de cour et qu'ils aient l'intelligence de comprendre que toute renaissance passe par la réconciliation.
Contre le degré zéro de la politique
La réconciliation, aujourd'hui, doit commencer par les idées – ces idées communes à l'ensemble des candidats déclarés, virtuels ou éventuels à la prochaine présidentielle. Vive le débat d'idées, s'il doit renforcer la majorité et non l'affaiblir ! Vive le débat d'idées s'il dégage un faisceau de propositions communes à l'ensemble des candidats de droite, sur la base d'une prise en compte équitable des programmes de toutes les formations de l'actuelle majorité.
Le CNI, pour sa part, y a contribué efficacement, en renouvelant les 100 propositions pour l'alternance, qui avaient contribué à la victoire de l'opposition en 1986. Vous trouverez dans ce numéro un aperçu de ce programme qui, après les réflexions de Jacques Chirac (Une Nouvelle France) et le manifeste d'Alain Madelin et des Cercles Idées-Action (Chers compatriotes), enrichit le débat d'idées qui fera gagner la droite en 1995.
Il y a un mois, le CNI s'est rebellé lorsque l'on a prétendu que les partis n'avaient pas de rôle à jouer dans la campagne présidentielle, alors que la Loi fondamentale dispose qu'ils « concourant au suffrage ». N'est-ce pas pour cette raison qu'ils bénéficient du financement public ? Ce serait tout de même un comble que l'aide substantielle que leur verse l'État ne se traduise pas, en retour, par des propositions et des programmes destinés à rendre service à la collectivité. L'une des raisons qui avaient poussé notre fondateur Roger Duchet à se prononcer contre l'élection du Président de la République au suffrage universel en 1962 était que, selon lui, les députés seraient désormais payés à ne rien faire. Éliminer les partis du jeu politique présidentiel reviendrait, de la même façon, à les payer à ne rien faire.
Les partis ont un rôle important à jouer, dans le cadre du fonctionnement régulier des institutions démocratiques : défendre leurs idées, assurer au maximum la prise en compte de leurs programmes par l'exécutif. S'il est une occasion qui doit leur permettre de faire prévaloir leurs idées, c'est bien la campagne présidentielle !
Le CNI n'accepte pas le degré zéro de la politique, qui consiste à briguer la magistrature suprême uniquement sur sa bonne mine ou sur son ton patelin, alors que l'on a été éloigné de la scène depuis dix ans les sottises faites ailleurs n'engageant pas leur auteur sur le territoire national. Il n'accepte pas davantage, comme l'affirme à la légère François Léotard, que la vie publique française se réduise à un débat entre Édouard Balladur et Jacques Delors. Le corps électoral ne l'entendrait pas de cette oreille et l'on sait ce qui risque de survenir lorsque l'on refuse d'entendre la voix des urnes : le débat politique se termine dans la rue.
La véritable urgence
« La France va mieux qu'elle ne le croit, mais moins bien qu'elle ne le pourrait », lit-on dans le rapport de la commission sur les défis économiques et sociaux de l'an 2000, présenté par Alain Mine (éditions Odile Jacob). La France ira encore beaucoup mieux si elle réinvente un projet, autrement dit si l'alternance de 1993 se confirmait et se renforçait par le changement en 1995. Voyez nos adversaires socialistes : ils n'ont plus de projet, ils n'ont plus de chef, ils en sont réduits à se pendre aux basques d'un « homme providentiel », qui aspire en son for intérieur à la retraite.
Jacques Delors, s'il se porte candidat, le fera « par devoir », selon ses propres déclarations. On ne le lui fait pas dire : Où est la conviction ? Où est l'ardeur ? Où est l'élan ? On ne va pas à l'Élysée comme le veau que l'on mène à l'abattoir !
La France a besoin de tout autre chose : d'un projet nouveau et d'un homme apte à le mettre en œuvre. Elle n'aurait que faire d'un eurocrate antinational, qui n'a aucune vision à offrir aux Français pour aborder le troisième millénaire.
Un projet nouveau qui naîtra du débat d'idées, voilà la véritable urgence. Voilà la tâche prioritaire des partis par lesquels le changement inéluctable passera au printemps prochain.
Vive le débat d'idées, qui, seul, permettra de se rassembler autour du meilleur candidat.
En mai 1995, c'est le débat d'idées qui fera la différence.
* Le second drame est né des « affaires ». Appliquant volontairement la jurisprudence Bérégovoy-Tapie qui ne l'engageait nullement, M. Balladur s'est séparé de plusieurs ministres – et non des moindres – mis en examen dans des dossiers qu'il faudra du temps pour débrouiller. Qui se soucie dans l'opinion qu'un citoyen mis en examen est innocent des charges pesant sur lui jusqu'à sa condamnation éventuelle ? Tous les ministres « démissionnés » sont évidemment montrés du doigt, sinon désignés à la vindicte publique ; l'un d'entre eux est en détention depuis le 12 octobre. Tel est l'effet pervers de la pusillanimité du Garde des Sceaux, que les juges d'instruction issus de l'école de la magistrature parallèle à celle de l'École nationale – celle du juge Van Ruymbeke – se sont empressés d'exploiter.