Interview de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et secrétaire général du RPR, à Europe 1 le 3 octobre 1994, sur le rôle des juges dans les affaires de corruption, le projet de primaires dans la majorité, et sur la situation internationale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral

F.-O. Giesbert : Depuis quelques jours, il y comme un malaise dans l'air, une affaire en cache toujours une autre. Après l'affaire Longuet, voici l'affaire du financement du siège du PR. Avez-vous le sentiment que la République est menacée par toutes ces affaires ? 

A. Juppé : Non, je ne le crois pas. Ce qui menacerait la République, c'est la complaisance vis-à-vis des violations de la loi, c'est l'absence d'enquête ou de répression. On assiste, aujourd'hui, à une application de plus en plus stricte de la loi et, d'un certain point de vue, ça peut renforcer la République.

F.-O. Giesbert : Comment expliquez-vous le développement de la corruption, à droite comme à gauche, depuis plusieurs années ? 

A. Juppé : Est-ce qu'il y a développement de la corruption ou est-ce que, simplement, il y a une plus stricte application de la loi ? Vous savez qu'il y a quelques années c'était d'ailleurs sous le gouvernement de M. Rocard – on a mis en place des textes nouveaux extrêmement stricts. Et c'est peut-être parce qu'on les applique maintenant que toutes ces affaires sortent. Je ne suis pas sûr qu'il y a dix ou quinze ans, sous la IVe République, il y ait eu en fait moins de corruption, seulement on ne le savait pas et on ne la réprimait pas.

F.-O. Giesbert : vous nous dites, ce matin, bravo les juges, continuez votre travail ? 

A. Juppé : Les juges sont là pour faire appliquer la loi, ils doivent aller aussi loin que possible dans l'application de la loi et aussi dans le respect de la loi. J'écoutais, tout à l'heure, une fort intéressante émission d'A. Duhamel, rappelant que le secret de l'instruction fait partie de la loi. Cela aussi, tout le monde devrait l'appliquer. Il est scandaleux que, jour après jour, on voit dans les journaux des fuites qui mettent en cause des citoyens incapables de se justifier et de répondre.

F.-O. Giesbert : Mais si le secret de l'instruction est violé, c'est parce que les juges utilisent la presse pour forcer le pouvoir politique à laisser la justice suivre son cours ?

A. Juppé : Je crois que c'est un très mauvais moyen, personne n'empêche la justice de suivre son cours. D'ailleurs, il y a des exemples innombrables de personnalités qui ont été mises en cause dans tous les milieux. Ce qui pose aussi problème, indépendamment du non-respect du secret de l'instruction, c'est peut-être la lenteur de la justice elle-même.

F.-O. Giesbert : Info-Matin publie aujourd'hui un sondage passionnant. Pour lutter contre la corruption, les Français sont prêts à tout casser. 46 % sont favorables au financement des partis par des fondations privées, 44 % souhaitent un recours à l'impôt. 

A. Juppé : Ça veut dire quoi tout casser ? J'aime beaucoup ces sondages où l'on pose des questions un peu absurdes. Changer le système, je suis tout à fait prêt à changer le système. Qu'on le réforme et qu'on aille le plus loin possible. Je voudrais simplement dire qu'on l'a déjà beaucoup réformé. Fondations privées, très bien, il n'y en a pas en France. Connaissez-vous des fondations privées qui, aujourd'hui, soient prêtes à financer les partis politiques ? Moi, je n'en connais pas. Quant au financement par l'impôt, certes, ça existe déjà les partis politiques, depuis deux ou trois ans, sont financés par des subventions publiques et c'est une excellente réforme qui a permis de mettre de l'ordre dans les choses. Mais faut-il aller beaucoup plus loin ? Le jour où les partis seront financés à 100 % par des subventions publiques, est-ce que la démocratie alors ne sera pas, d'une certaine manière, un petit peu, sinon en danger, du moins biaisée ?

F.-O. Giesbert : Mais, aujourd'hui, avec ce cocktail « corruption + chômage », est-ce que la démocratie n'est pas en danger ?

A. Juppé : Il ne faut pas exagérer les choses. Je rentre de New-York et quand on prend un peu de distance, on relativise. Il y a des problèmes, je le répète, la justice doit faire son œuvre jusqu'au bout, sans aucune complaisance vis-à-vis de qui que ce soit. Mais de là à dire que la démocratie ou la République, en France, tremblent sur leurs bases, gardons un peu notre sérénité et notre sang-froid.

F.-O. Giesbert : De plus en plus de gens se disent que le candidat de la majorité, ce sera vous, pas en 1995, mais en 2002.

A. Juppé : Ah bon ? Vous voyez, j'ai pris un peu de champ ! Vu de New-York, ça ne m'était pas apparu.

F.-O. Giesbert : Quand vous voyez ce qui se passe, est-ce-que vous ne vous dites pas qu'il est temps de donner un bon coup de balai, de changer de génération ? Est-ce que des gens comme vous ne devraient pas prendre maintenant leurs responsabilités ? 

A. Juppé : C'est vrai que je l'entends dire de plus en plus autour de nous.

F.-O. Giesbert : Et alors, cela vous donne des idées ? 

A. Juppé : « J'écoute ».

F.-O. Giesbert : Il y a des rumeurs vous concernant parfois. D'ailleurs ôtez-nous d'un doute, vous allez démissionner ou pas ? 

A. Juppé : Je vais vous faire une confidence, l'idée ne m'avait pas traversé l'esprit. Ce qui prouve, quand même, qu'il ne faut pas s'éloigner trop longtemps parce que l'idée vient dans la tête des autres à ce moment-là.

F.-O. Giesbert : C. Pasqua relançait, la semaine dernière, son avant-projet de primaires pour sélectionner le meilleur candidat de la majorité. Croyez-vous que l'organisation des primaires soit possible dans les deux mois qui viennent ?

A. Juppé : J'ai pris une position très claire, il faut honorer sa signature. Et le RPR, comme l'UDF, ont mis au point un projet de primaires, je suis prêt à le faire fonctionner. Mais la balle n'est plus dans le camp des partis politiques, qui ont donné leur réponse, elle est dans le camp des candidats potentiels. On en connaît la liste, enfin elle s'allonge chaque jour. C'est à eux de dire maintenant : « oui, nous sommes prêts à nous soumettre à la discipline des primaires ». Parce que, s'il n'y a pas accord unanime des candidats potentiels, les primaires ne servent à rien.

F.-O. Giesbert : Si le gouvernement fait passer son projet des primaires, il y en aura ? 

A. Juppé : Il n'y a pas besoin de projet. Ce n'est pas le gouvernement qui va organiser les primaires. Là je ne comprends pas très bien. Ce sont les partis politiques qui organisent les primaires, ce n'est pas le gouvernement.

F.-O. Giesbert : Ce n'est pas le gouvernement mais il y a quand même une proposition ? 

A. Juppé : Non, je ne la connais pas pour l'instant. Il y a une proposition de proposition. Non, je ne connais pas le texte.

F.-O. Giesbert : Mais il circule ? 

A. Juppé : Non, non, je ne connais pas, je ne l'ai pas vu.

F.-O. Giesbert : Il a été publié ? 

A. Juppé : Non, je ne l'ai pas vu.

F.-O. Giesbert : Hier, P. Séguin a déclaré qu'il soutiendrait J. Chirac à l'élection présidentielle pour plusieurs raisons et, notamment, parce qu'« il y a une sorte de pacte passé », dit-il, « entre un certain nombre de gaullistes » et qu'il entend, pour sa part, le respecter. Est-ce-que vous pouvez nous éclairer, quel est ce pacte ? 

A. Juppé : Il faut le demander aux intéressés. C'est un pacte, s'il existe, entre des personnalités qui ont à se prononcer là-dessus. Moi, je me souviens d'une seule chose, comme vous d'ailleurs j'ai lu à plusieurs reprises, sous la plume d'E. Balladur, qu'en période de cohabitation, le Premier ministre ne devait pas être candidat à la prochaine élection présidentielle. C'est la seule chose dont je me souvienne. Celle-là est écrite et publiée.

F.-O. Giesbert : Donc il ne doit pas être candidat ?

A. Juppé : Je dis qu'il a écrit cela.

F.-O. Giesbert : Il l'a dit, il l'a écrit, donc il ne devra pas l'être ? 

A. Juppé : Il a écrit cela.

F.-O. Giesbert : Vous avez reconnu que le RPR pouvait dégager deux candidats en son sein. Quelle est la différence, pour vous, entre J. Chirac et E. Balladur ? 

A. Juppé : Vous la connaissez très bien, vous avez beaucoup écrit sur l'un et sur l'autre. Je crois qu'il y a une différence dans le style, dans la façon de gouverner, on l'a vu et peut-être aussi dans la vision de l'avenir. Mais cela, c'est aux électrices et aux électeurs de s'en convaincre et c'est l'objet même d'une campagne. Soit d'une campagne pour les primaires, soit d'une campagne tout court.

F.-O. Giesbert : Vous revenez de l'assemblée générale de l'ONU, comment va le monde ? 

A. Juppé : Mal et bien à la fois. Bien en ce sens que les Nations unies sont, je crois, plus appréciées et, d'une certaine manière, plus soutenues que jamais. J'ai vu, à la fois dans la bouche du président Clinton, chez le président Eltsine, chez tous les responsables qui se sont exprimés à la tribune des Nations unies, une très grande volonté de soutenir l'Organisation : c'est un point positif. Et puis le monde ne va pas bien parce que les crises ne sont pas réglées : Haïti, la Bosnie, le Rwanda, l'Algérie.

F.-O. Giesbert : L'Algérie va de plus en plus mal et si la situation continue à se dégrader, est-ce qu'on ne risque pas d'assister à un exode massif d'Algériens vers la France ? 

A. Juppé : C'est un fantasme qui revient périodiquement ici ou là. C'est vrai qu'il faut se préparer à tout mais je n'y crois pas. On dit que l'Algérie va de plus en plus mal. À voir. Par rapport à ce qu'était la situation il y a deux ans, elle s'est engagée sur la voie des réformes économiques et ça commence à donner quelques effets. Deuxièmement, comme nous le souhaitions, elle s'est engagée dans la voie du dialogue politique : il n'a pas encore abouti mais c'est quand même une perspective de réconciliation nationale. Je crois qu'il faut maintenir ce cap de la politique française.

F.-O. Giesbert : Pour vous, le pouvoir reprend la main en ce moment ? 

A. Juppé : Je n'irais pas jusque-là, mais en tout cas, ils discutent et j'observe que, parmi les Européens et avec les Américains, il y a aujourd'hui une très grande convergence de vues sur ce qui a été la ligne politique de la France depuis plus d'un an maintenant.

F.-O. Giesbert : En Bosnie, la guerre n'est-elle pas en train de reprendre ? 

A. Juppé : Non, mais elle peut reprendre. Nous avons maintenant un règlement de paix qui est accepté par deux parties sur trois. Toute notre politique, dans les mois qui viennent, est de forcer les Serbes de Bosnie qui font preuve encore d'une obstination absurde, d'accepter le plan. Là encore, tous les efforts de la communauté internationale sont convergents, ils vont dans le même sens. Nous avons un répit de quatre ou cinq mois puisqu'on s'est enfin rendu compte que la levée de l'embargo sur la fourniture des armes n'était pas la solution miracle. Il faut mettre à profit ce délai et nous y travaillons d'arrache-pied.

F.-O. Giesbert : Comment jugez-vous l'espèce de pantalonnade américaine en Haïti ?

A. Juppé : Là encore, pesons les mots : il fallait aller en Haïti pour obtenir le départ des militaires et le retour d'Aristide. Il est vrai qu'il est profondément choquant de voir une force internationale regarder se produire des massacres dans la rue.

F.-O. Giesbert : La France reçoit aujourd'hui l'Empereur du Japon. Vous allez encore recevoir une décoration ?

A. Juppé : C'est vous qui le dites. Je n'en ai pas énormément, vous savez. La prochaine fois, peut- être, si vous m'invitez à nouveau, je viendrai avec celles qui m'ont été accordées. Je crois que j'ai un ordre du Népal et un ordre du Sénégal, c'est tout.