Interviews de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et secrétaire général du RPR, à France 3 le 13 octobre et France 2 le 18 octobre 1994, sur les affaires liées au financement des partis politiques, le climat politique et la nécessité d'un candidat d'union à l'élection présidentielle de 1995 (l'idée de l'élection primaire est "dépassée").

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Média : France 2 - France 3 - Télévision

Texte intégral

France 3  : jeudi 13 octobre 1994

Q. : Votre réaction à l'incarcération d'A. Carignon. Est-ce justifié ou exagéré ?

R. : Aux juges de le dire. Ma réaction est une réaction de tristesse. Je trouve cela profondément attristant pour A. Carignon. Ce n'est bon pour personne. On connaît la tendance à l'amalgame dans notre pays. Cela rejaillit sur l'ensemble des responsables politiques et la démocratie. Il faut que la justice fasse son travail. On vient d'avoir la démonstration qu'elle le fait librement, sans aucune espèce de contrainte. Encore faut-il qu'il y ait, sinon des contrepoids, du moins des règles du jeu. Je voudrais en rappeler deux auxquelles je tiens beaucoup : le secret de l'instruction et la présomption d'innocence. Quand on n'est pas condamné, on est réputé innocent. Je respecte profondément cette règle.

Q. : La situation en France nécessite-t-elle une opération Mains Propres ?

R. : Comment voulez-vous que je vous réponde ? C'est aux juges de répondre. On ne va pas décider a priori d'une opération.

Q. : Faut-il apurer la classe politique pour que ça ne rejaillisse pas sur l'ensemble de la classe politique ?

R. : Il faut que la justice passe. Je ne peux pas partir de l'idée que la majorité de la classe politique a des choses à se reprocher. Je pars même de l'idée contraire. Je suis persuadé que l'immense majorité de la classe politique est honnête en France. S'il y a des exceptions, il faut que la justice, sans aucune espèce de contrainte de caractère politique autre que les règles que j'ai rappelées, fasse son travail.

Q. : C. Pasqua relance les primaires. Est-ce une bonne solution ?

R. : Ce qui me paraît un bon objectif, c'est d'avoir un candidat d'union à l'élection présidentielle. Je ferai tout en ce sens. Est-ce que les primaires sont une bonne façon d'y parvenir ? C'était une bonne façon. Je crois que l'idée est dépassée. J'ai dit que j'étais prêt à faire fonctionner l'accord signé en 1991 qui prévoyait d'abord un débat. Avant de choisir un candidat, il faut savoir ce que les candidats ont à proposer. Au terme de ce débat échelonné sur plusieurs mois, un vote des Français, intervenant suffisamment avant l'élection pour que ça n'ouvre pas des plaies difficiles à cicatriser. C'est pour cela que nous avions retenu la période septembre-novembre. Nous n'avons pas pu et nous ne pouvons pas aujourd'hui faire fonctionner ce système parce que les candidats ne sont pas déclarés. Parmi les candidats potentiels, comme le disait très bien hier F. Léotard, on sait que figure le Premier ministre qui ne peut pas s'engager parce qu'il doit achever sa mission jusqu'au début de l'année prochaine. On ne peut pas faire fonctionner les primaires aujourd'hui. On nous dit qu'on va les faire fonctionner en février. Ça change tout : on sera alors à deux mois du premier tour. Va-t-on donner le spectacle, en février, sous les yeux du candidat socialiste qui sera déclaré, d'une sorte de compétition au sein de la majorité dont on n'aurait pas le temps de panser les plaies avant l'élection ? C'est pour ça que je dis aujourd'hui en toute sincérité que cette idée me paraît dépassée.

Q. : Pensez-vous que l'instauration d'un État islamique soit plausible en Algérie ?

R. : On nous dit ça depuis des mois et des mois : l'arrivée d'un régime islamiste en Algérie est incontournable, inévitable, comme si l'on cherchait à se précipiter soi-même dans le vide. Ce que je souhaite, en Algérie, c'est un régime démocratique qui ne soit pas un régime anti-français et dont les différentes composantes respectent les règles de base de la démocratie, à savoir le principe l'alternance. Quand on vote, il faut admettre que l'élection suivante puisse donner un résultat différent. Si ces principes sont garantis, que les Algériens se mettent d'accord entre eux et nous n'avons pas à interférer dans leurs choix. Nous avons préconisé le dialogue. Malheureusement, il est dans l'impasse. Il ne faut pas se décourager pour autant. Ce qui est particulièrement pénible, c'est de voir la violence continuer à monter. Je l'avais dit, d'ailleurs. On va voir les faucons, des deux côtés, essayer de faire capoter le processus de dialogue. Et donc, ça n'est pas, hélas, très surprenant si, aujourd'hui encore, hier, à Alger, on a vu toutes ces voitures piégées. Je veux rappeler que nous avons pris des précautions pour protéger nos ressortissants là-bas, et ensuite, pris un certain nombre de mesures pour accueillir les Français qui rentrent d'Algérie.

Q. : Et peut-être pour accueillir aussi un certain nombre de Français qui rentrent d'Algérie ?

R. : J'ai passé une partie de la matinée avec des Français qui sont rentrés d'Algérie et nous avons fait beaucoup d'efforts pour les scolariser, pour les loger. Le Premier ministre a pris, hier encore, des mesures supplémentaires pour que cet accueil soit amélioré.

Q. : Est-ce que la proposition irakienne qui consiste à dire : vous levez l'embargo, vous les forces de la coalition, et nous, nous reconnaissons le Koweït, est-ce que c'est acceptable pour la France et pour ses alliés américains ?

R. : Il est bien évident que cette « proposition » n'est pas acceptable. Ça n'est pas à l'Irak de poser ses conditions. L'Irak doit respecter strictement les résolutions du Conseil de sécurité, c'est-à-dire reconnaître le Koweït et alors, on étudiera dans quelles conditions on peut envisager d'appliquer les résolutions prévoyant la levée de l'embargo pétrolier. Je vais demain dans les États du Golfe. J'irai notamment au Koweït et je rappellerai avec beaucoup de clarté la position de la France.

Q. : Et le différend franco-américain ?

R. : Il n'y a pas de différend franco-américain. Il y a, ici ou là, des déclarations maladroites, c'est tout.

Q. : On subit le diktat ou on n'accepte pas de le subir ?

R. : On n'a pas à subir le diktat. Il n'y a pas eu de diktat et s'il y en avait eu, nous ne l'aurions naturellement pas suivi. Nous avons notre liberté d'appréciation.


France 2  : mardi 18 octobre 1994

E. Leehardt : Vous vous êtes fait taper sur les doigts ce matin ?

A. Juppé : Il ne s'agissait pas du tout de cela.

E. Leehardt : Ce défilé des ministres, cette médiatisation, vous les jugez nécessaires ?

A. Juppé : Je ne crois pas que c'était une journée d'agitation, c'était une journée de travail, nous avons eu plusieurs réunions. J'ai passé presque toute la journée à Matignon et entre ces réunions politiques qu'on a vues à l'écran, il y a eu une réunion sur les questions européennes présidée par le Premier ministre et une deuxième sur l'état d'avancement du pacte de stabilité, qui est une grande affaire pour la diplomatie française. C'est ce que je voudrais souligner : la priorité des priorités, la mienne et celle de tous mes collèges, c'est que le gouvernement travaille et je suis très surpris d'entendre parler d'absence de solidarité gouvernementale. Quand vous comparez ce qui s'est passé depuis plus d'un an et demi avec ce gouvernement et ce qui se passait avant, je suis frappé de voir combien la solidarité gouvernementale est restée forte. Il y a eu ici ou là quelques anicroches, mais n'exagérons rien, le gouvernement travaille et il doit travailler jusqu'au bout.

E. Leehardt : La poussée de fièvre de ces dernières heures, qu'en pensez-vous ?

A. Juppé : On mélange un peu tout. Ce qui s'est passé de grave, ce qui explique la détérioration du climat politique pour l'essentiel, ce sont ces malheureuses affaires. Ce qui a provoqué un choc dans l'opinion publique c'est de voir un ministre en prison, tout le reste est relativement accessoire. Quand je dis que le gouvernement travaille, je voudrai donner un petit exemple : je rentre hier soir du Golfe ou j'ai passé quatre jours, après-demain je vais à Foix pour le Sommet franco-espagnol, et samedi je décolle pour le Chili et l'Argentine où la France a beaucoup de choses à faire. L'essentiel de mon temps c'est de faire mon métier.

E. Leehardt : C'est C. Pasqua qui, en vous critiquant, a mis en route « la machine à perdre » ?

A. Juppé : Je ne vais pas me mettre ici à critiquer qui que ce soit, les choses ont été mises au point et je voudrai surtout qu'on cesse de parler de cette fameuse « machine à perdre », parce qu'à force de dire tous les matins que nous allons enclencher une machine à perdre, on va finir par en convaincre les Français. Moi je suis pour la machine à gagner, l'objectif c'est que le gouvernement poursuive la politique de redressement qu'il a engagée et qui commence à donner de bons résultats. Le deuxième objectif c'est, le moment venu, l'année prochaine, de dégager une candidature d'union pour nous donner les meilleures chances de gagner.

E. Leehardt : E. Balladur demande un devoir de réserve jusqu'au mois de janvier, c'est tenable ?

A. Juppé : On mélange un peu tout, je ne suis pas sûr que ce soit cela qui ait provoqué le traumatisme que vient de subir l'opinion publique. Devoir de réserve dans l'expression des préférences que nous pouvons avoir les uns ou les autres pour tel ou tel candidat, j'y souscris totalement et l'ensemble des ministres a souscrit à cette orientation.

E. Leehardt : Vous décidez d'entrer dans le comité politique de soutien à J. Chirac, c'est de nature à fâcher ceux qui sont proches d'E. Balladur ?

A. Juppé : Qu'ils y viennent, ce comité politique ne porte pas ce nom, sauf dans l'imagination des commentateurs.

E. Leehardt : Vous y restez ?

A. Juppé : Évidemment, ce comité politique qui n'en est pas un, qui est une réunion autour de J. Chirac existe depuis des mois et de mois, C. Pasqua y était il y a quelques mois, s'il veut y revenir il y est le bienvenu.

E. Leehardt : Il y a aussi désaccord sur les primaires ?

A. Juppé : Les primaires ce n'est pas une affaire de gouvernement, il ne faut pas dire que la solidarité gouvernementale ou le travail du gouvernement sont paralysés parce que nous avons éventuellement des désaccords sur les primaires, les primaires c'est l'affaire des partis. J'ai exprimé mon point de vue, que chacun se positionne sur ce sujet.

E. Leehardt : C'était un moyen pour C. Pasqua d'être éventuellement candidat ?

A. Juppé : Ne me poussez pas au crime, devoir de réserve et solidarité gouvernementale sont les maîtres-mots aujourd'hui, et puis faire notre travail de ministre, ce qui prend 95 % de mon temps.

E. Leehardt : Jusqu'au mois de janvier c'est silence dans les rangs ?

A. Juppé : Non, réserve, ce n'est pas tout à fait la même chose.

E. Leehardt : Vous souhaitez que les entreprises continuent à financer les partis politiques ?

A. Juppé : Oui, il est bon de prendre conscience que s'il y a parfois des corrompus, cela veut dire qu'il y a des corrupteurs. La corruption ne se passe pas lorsqu'on donne de l'argent officiellement et conformément à la loi, dans un compte de campagne. La corruption c'est autre chose. Luttons contre la corruption, mais ne nous attaquons pas à un faux-effet : si on interdit le financement des campagnes électorales par le don des personnes morales, on encouragera le retour à des pratiques détestables et qu'il faut sanctionner.

E. Leehardt : La volonté des chefs d'entreprises est de moraliser ce secteur ?

A. Juppé : Qu'ils le moralisent en faisant des dons autorisés par la loi. Quand on dit que ces dons permettent d'avoir des relations privilégiées avec certains partis, laissez-moi vous dire que les entreprises financent tous les partis et tous les candidats, il y a là un mode de participation à la vie civique qui est essentiel, sinon qu'est ce qui va se passer ? Ou bien l'État devra financer à 100 %, et ça n'est pas sain parce que cela lui donne une sorte de pouvoir de pression qui peut conduire à des abus. Ou bien alors les partis politiques seront dans une situation impossible et on reviendra aux pratiques anciennes. L'équilibre qui a été atteint par la législation récente – 1988, 1990, 1992 – est un bon équilibre, ne tombons pas dans ce travers français qui consiste à vouloir changer les lois, faisons appliquer celles qui existent. Si on appliquait intégralement ce qui existe, la moralisation ferait des progrès considérables dans notre pays, ce que je souhaite de tout cœur.

E. Leehardt : Vous jugez que G. Longuet n'a pas eu assez de temps pour s'expliquer ?

A. Juppé : La justice fait son œuvre et librement et par ailleurs, j'ai un principe qui est la présomption d'innocence : pour moi G. Longuet est innocent tant qu'on n'a pas démontré le contraire et c'est ainsi que je le conçois.