Texte intégral
Monsieur le Président,
Mes chers Camarades,
Mesdames et Messieurs,
Vous accueillir si nombreux aujourd'hui à l'Hôtel de Lassay est pour moi un grand plaisir, au moment où votre École s'apprête à accueillir dans quelques mois sa cinquantième promotion.
Ce cinquantenaire nous invite dès aujourd'hui à réfléchir sur nous-mêmes.
Je suis d'autant plus heureux et fier que vous ayez fait pour cela le choix de l'Hôtel de Lassay et tenais à vous en remercier, avec une pensée particulière pour M. Raphaël Allomar, ainsi que les membres de votre Bureau, au nombre desquels je voudrais citer notre camarade, Arnaud Teyssier, que j'ai eu le plaisir – et l'avantage – d'accueillir comme stagiaire à la Mairie d'Épinal.
Gambetta, l'un de mes prestigieux prédécesseurs en ces lieux, disait : « on gouverne avec un parti, on administre avec des capacités ».
Il y aura bientôt cinquante ans, le général de Gaulle, sur les conseils de Michel Debré, créait l'École nationale d'administration, afin, précisément, d'organiser le recrutement de ces « capacités ». Au système, dispersé et souvent peu démocratique, des concours de l'avant-guerre, succédait un nouveau mode de sélection et de formation des hauts fonctionnaires.
Ma propre promotion s'appelait « Robespierre ». Si l'image historique de l'homme s'est depuis quelque peu altérée, et si le caractère passablement provocant de notre choix s'est avec le temps émoussé, il me plaît cependant d'évoquer aujourd'hui, la figure de l'« incorruptible ». On me dit en outre que l'une des toutes dernières promotions s'est baptisée « Gambetta », que j'évoquais justement à l'instant et dont le nom est indissociable de l'idée républicaine.
Incorruptible et républicaine… Ce sont deux adjectifs que je retiendrais volontiers pour fixer ses objectifs à l'École Nationale d'Administration.
En tout état de cause, le nouvel établissement s'inscrivait dans une vaste réforme de la fonction publique, répondant elle-même à une volonté de modernisation de l'administration aux nouvelles conditions économiques et sociales, dans un monde, celui de l'après-guerre, où la gestion des affaires de l'État exigeait encore plus de compétence et de rigueur.
La formation des hauts fonctionnaires devait comporter ainsi un « apprentissage préalable » du métier : c'est pourquoi naquirent les stages, institution qui a survécu à toutes les réformes, et qui continue, de nos jours, à recueillir l'adhésion.
Oui, l'ENA était conçue comme une « école d'application », où devaient être enseignées les techniques de la vie administrative et politique, et où devaient se mêler étudiants et fonctionnaires, fondus dans une même scolarité et soumis aux mêmes épreuves de classement. L'ENA devait être à la fois démocratique dans son recrutement et « technicienne » dans son enseignement.
L'École a-t-elle été fidèle à sa vocation ? Régulièrement et depuis déjà fort longtemps, les critiques fusent. Elles émanent souvent des élèves eux-mêmes, qui, de génération en génération, – la mienne n'a pas échappé à la règle – ne manquent pas de dénoncer les perversités d'un système fondé sur une compétition forcenée, peu propice au développement de l'esprit de service public. Mais la plupart continuent de jouer le jeu, convaincus, au fond d'eux-mêmes, que les règles de ce jeu sont encore préférables à l'absence de règle, et à d'autres formes de recrutement moins objectives.
Insistons, si vous le voulez bien, sur ce point : car je pense qu'il nous appartient de montrer ce dont il ne faut pas nous priver, de montrer ce que serait le recrutement de la haute fonction publique si l'ENA, comprise à la fois comme un double concours et une école d'application, n'existait pas. Si l'École n'échappe pas aux critiques, elle gagne en grâce dès qu'on la compare, non seulement à d'autres systèmes de recrutement étrangers, mais aussi à ce qui, dans notre propre pays, lui fait concurrence : je veux dire les recrutements parallèles, la politisation, et finalement la cooptation, tous systèmes qui représentent en définitive, l'Histoire le montre assez, l'un des plus sûrs moyens de corrompre la République.
Disons-le sans ambages, l'ENA continue à s'affirmer comme un des môles le plus sûr de la République ; elle la protège et parvient quelquefois à elle seule, à compenser bien des dégénérescences qui gangrènent aujourd'hui le service public. L'ENA a ses défauts, mais elle reste un rempart contre le pire. Voilà ce que nous devons rappeler au moment de célébrer notre cinquantenaire.
Les attaques sont souvent le fait des médias, ou, de manière plus sourde, de l'opinion publique, qui mettent en cause le « discours énarchique » et ses mystères, expression d'une caste technocratique, attachée à ses privilèges. On reproche ainsi aux énarques, tout à la fois, de maîtriser tous les leviers de commande de la vie publique, et d'investir en masse ceux de la vie économique.
Ces critiques, pour être excessives, sont-elles totalement dénuées de fondements ? Aucun de nous, je pense, ne se risquerait à l'affirmer trop catégoriquement… Et une pratique continue et spécialisée de l'administration peut paradoxalement couper des réalités le meilleur des hauts fonctionnaires.
Est-ce une raison suffisante pour remettre en cause l'existence de l'institution elle-même, même si elle est productrice d'une « aristocratie d'État » ? Au lendemain de la Grande Guerre, Henri Bergson posait crûment la question : « Comment se recruterait, comment se constituerait en classe dirigeante, et en conseil de gouvernement cette aristocratie nouvelle, toujours à renouveler, du talent, de la compétence et surtout du caractère ? Tout le problème de l'organisation de la démocratie est là ». C'est sans doute parce que la réponse à cette question n'est ni simple, ni évidente, que l'ENA continue d'être la cible d'attaques croisées.
Notre société n'est plus celle de l'après-guerre. Ni celle de 1918, ni celle de 1945, lorsqu'il fallait relever les ruines issues de terribles combats. Mais il faut toujours reconstruire. Reconstruire une société solidaire d'où seraient bannies toutes les formes d'exclusion, et notamment la plus terrible, le chômage. Reconstruire le territoire, en rétablissant les grands équilibres menacés par les effets conjugués d'une décentralisation mal maîtrisée et d'un retrait excessif de l'État dans sa fonction régulatrice et redistributive. Reconstruire la France, en restant fidèles à une philosophie de l'effort que n'a cessé de sous-tendre l'œuvre politique du Général de Gaulle.
Pour ce dernier, le rôle de l'État était primordial, et la haute fonction publique était l'outil irremplaçable de son action. Georges Pompidou l'a également rappelé, affirmant que « depuis plus de mille ans, il n'y a eu de France que parce qu'il y a eu l'État pour la rassembler, l'organiser, l'agrandir, la défendre, non seulement contre les menaces extérieures mais également contre les égoïsmes collectifs, les rivalités de groupes ».
La tâche est immense, et il appartient entre autres, aux anciens élèves de l'ENA de la mener à bien, sans céder eux-mêmes, cela va de soi, aux égoïsmes collectifs et aux rivalités catégorielles.
L'École conserve de grands atouts : par l'impartialité de son recrutement, elle offre des garanties inégalées. Elle demeure, par excellence, le rempart contre la corruption, sous les formes si variées qu'elle revêt désormais. La formation qu'elle délivre doit sans doute être encore améliorée, rénovée, mais l'essentiel est qu'elle demeure proche des réalités administratives, économiques, sociales.
S'il est un champ où l'effort doit être poussé, c'est celui de la politique internationale, plus particulièrement de l'Europe.
Dans le premier tome de ses Mémoires, publié il y a dix ans, Michel Debré, le père fondateur, rappelle qu'elle fut son ambition en créant l'ENA : « Pour la France, je veux une administration plus réaliste, et à certains égards, plus consciente de son devoir de défendre, becs et ongles, les intérêts français ».
L'ENA se doit d'adapter son enseignement aux réalités internationales, et en particulier européennes, si l'on veut que ses élèves, à l'image de certains de nos voisins, défendent efficacement l'intérêt national. En outre, les énarques doivent garder présente à l'esprit cette vérité qui constitue le ressort premier de la République : il faut toujours chercher à unir le sommet de l'État au plus démuni des citoyens. Ce lien étroit doit être à tout prix préservé dans notre pays, car aucune volonté technocratique n'a jamais pu fonder un État légitime, comme on l'oublie trop souvent à Bruxelles, comme il peut arriver qu'on l'oublie à Paris.
En avril 1945, Michel Debré avait présenté au général de Gaulle son projet d'instituer l'ENA avec une telle conviction que le chef du gouvernement s'était exclamé : « Comment se fait-il qu'aucun gouvernement n'ait jamais pensé à créer une École d'administration ? » Quarante ans plus tard, le créateur de l'École conservait intacte sa conviction des premiers jours, tout en estimant « recevables » les critiques sur la suffisance ou l'esprit technocratique des élèves.
Les seuls correctifs possibles à ces dérives, juge Michel Debré, sont à chercher « dans une meilleure éducation des comportements et surtout dans le sérieux des pouvoirs publics à qui le dernier mot doit rester ». Vaste programme en vérité. Mais comment ne pas lui donner raison lorsqu'il affirme qu'« il ne faut pas imputer aux fonctionnaires l'insuffisance d'autorité ou de commandement des dirigeants politiques » ?
Notre pays attend beaucoup et exige beaucoup de ses hauts fonctionnaires qui, dans le même temps, ont le sentiment d'être peu reconnus. Il y aurait une réelle injustice à leur imputer une part trop importante des terribles difficultés que la France connaît aujourd'hui. Sans doute souffrent-ils eux-mêmes du déclin de l'État, que les politiques doivent à tout prix arrêter, et d'abord en jouant pleinement leur rôle de responsables politiques.
Car, aussi large que soit leur mission, les fonctionnaires ne sont que les serviteurs de l'intérêt général, ou, pour reprendre la formule de Michel Debré, les serviteurs des intérêts français. Les serviteurs et non les maîtres : les seuls maîtres sont le peuple et ses représentants.
Or, de délétères confusions fleurissent ici ou là, que nous devons refuser : bornons-nous à la dénoncer avec vigilance et à observer qu'elle se nourrit à titre principal de la démission du pouvoir politique. Que les représentants du peuple se prononcent ou le peuple directement, par la voie de referendum, sur chacune des grandes questions de l'heure, qu'une direction ferme et claire soit donnée à l'ensemble de l'État, et ses serviteurs redeviendront ce qu'ils sont par nature : des femmes et des hommes au service de l'intérêt général.
Tels sont, Mesdames et Messieurs, mes chers camarades, nos points cardinaux. J'ai tenu, puisque nous sommes entre nous, à vous les rappeler sans ambages. Plus que jamais, l'ENA ne trouve de sens et de légitimité que dans l'accomplissement permanent de la. République ; et c'est, en ne nous détournant pas de ce vaste objectif que nous serons à la hauteur de l'ambition de ses pères fondateurs.
Comme au lendemain de la guerre, une même grande exigence demeure : servir.