Texte intégral
France 2 : Lundi 20 juin 1994
B. Masure : Une plaisanterie dit que F. Mitterrand va laisser le PS dans l'état dans lequel il l'a trouvé, c'est-à-dire à 5 %, comme en 1969 ?
H. Emmanuelli : C'est une mauvaise plaisanterie. Cela fait partie de ses phrases dont Paris raffole, et qui affolent Paris aussi, mais qui ne correspondent pas à la réalité. F. Mitterrand a fait à son époque ce qu'il avait à faire, à nous de faire ce que nous avons à faire, sans aller chercher des responsabilités dans les générations antérieures, ou chez d'autres.
B. Masure : Le PS est encore sauvable ?
H. Emmanuelli : Le parti socialiste a un grand avenir parce que, compte tenu de ce qui se passe dans le monde où nous vivons sur le plan économique, social, politique, les salariés, les exclus, beaucoup de catégories sociales ont intérêt dans ce pays, comme dans les autres d'ailleurs, à ce qu'il y ait un parti socialiste fort pour les défendre. Non seulement pour les défendre, mais aussi pour leur faire des propositions qui soient acceptables. C'est cela mon objectif, mon objectif c'est de reconquérir un électorat socialiste, ce sera pas facile, ce sera difficile, mais j'y suis tout à fait résolu et déterminé.
B. Masure : Que ferez-vous pour le PS ?
M. Aubry : Moi je suis prêt à tout ce qui permettra de reconstruire un projet pour la gauche, à condition que nous ayons de vrais débats et qu'on ne fasse pas semblant d'avoir un consensus autour de quelques idées simples. M. Rocard a dit hier qu'il ne faut pas tomber à gauche, c'est vrai, mais il faut reconstruire à gauche, moi c'est ce qui m'intéresse, aussi bien à Paris avec la nouvelle direction, qu'ici dans la région Nord-Pas-de-Calais.
B. Masure : Vous parlez de la gauche, mais au second tour, une présidentielle se gagne au centre ?
M. Aubry : Il faut d'abord reconstruire un projet, la gauche n'aurait aucun sens si elle revenait au pouvoir et si elle ne savait pas ce qu'il convient de faire en matière de réforme fiscale pour moins pénaliser le travail, mais aussi pour aider les régions et les villes les plus pauvres ; si elle n'avait pas une idée sur son programme de lutte contre l'exclusion et sur l'emploi ; si elle n'avait pas des idées pour rendre notre pays plus équitable et pour ne pas laisser une partie de la population le long de la route. Je crois que c'est ça l'essentiel. Après on choisira notre candidat, et on en trouvera un. L'important c'est d'avoir un bon projet où les Françaises et les Français qui partagent nos convictions, se retrouvent et soient capables de se mobiliser.
B. Masure : Quelle attitude adopter face à B. Tapie et au MRG qui pèsent 12 % ?
M. Aubry : Moi ce qui m‘intéresse, c'est les 12 % des gens qui ont voté pour B. Tapie. S'ils ont voté pour B. Tapie, alors que ce sont des hommes et des femmes de gauche, c'est parce qu'il nous manque quelque chose. Il nous manque d'être proches des Français, il nous manque d'être proches de leurs problèmes, il nous manque peut-être, et on l'a bien vu hier, des débats qui soient des vrais débats et non pas des débats de courants et d'ambitions personnelles. Je crois que c'est cela qu'on voulu montrer ces électeurs, mais je suis convaincue qu'ils nous reviendront – parce que ce sont des électeurs de gauche – si nous sommes capables de leur montrer que nous avons des vraies solutions à leurs problèmes.
B. Masure : Votre réaction sur les propos de B. Tapie ?
H. Emmanuelli : Moi j'écoutais M. Aubry. Il n'y a pas eu une bataille d'ambition, il y a eu un vote démocratique dans un parti, comme il est normal, sur la demande de M. Rocard qui a posé la question de confiance que nul ne lui avait demandée de poser. En tous cas je ne pense pas qu'on puisse assimiler des votes démocratiques à des complots. Hier, tous les courants, toutes les familles du parti socialiste ont voté pour moi, sauf une, les amis de M. Rocard, ce qui est bien compréhensible en la matière. Cela n'a pas été tel clan contre tel clan. Moi je ne savais pas hier matin que je serai premier secrétaire du parti socialiste. Cela dit, maintenant j'assumerai. Tout au long de la journée, j'ai demandé aux socialistes de revenir au débat politique, justement parce je pense que si les problèmes de personnes, de courants, l'ont emporté, c'est parce que depuis des années on a déserté le débat politique gouvernementale, à partir de là, il est arrivé ce qui devait arriver, compte tenu de ce qu'est la nature humaine : le débat politique s'est retiré, la mer s'est retirée, il est resté les récifs. Alors je voudrais que la mer revienne et que le débat politique revienne. Toutes celles et ceux qui veulent participer à ce débat seront les bienvenus.
B. Masure : Êtes-vous prête à participer au débat au sein du PS ?
M. Aubry : Il n'y a pas que les rocardiens qui ont voté pour M. Rocard, il y a aussi P. Mauroy qui a voté pour M. Rocard et pour D. Strauss-Kahn, mais j'espère que tout cela demain sera oublié, et que nous travaillerons vraiment aux projets de la gauche, c'est cela aujourd'hui qui nous fait travailler.
Europe 1 : Mardi 21 juin 1994
F.-O. Giesbert : Quand on vous dit que vous êtes « l'affreux jojo du PS », ça vous fait quoi ?
H. Emmanuelli : C'est faux, les gens ne me connaissent pas. En réalité, je suis un homme délicieux, je suis comme J. Ferry « j'ai les épines en dehors mais les roses sont en dedans. »
F.-O. Giesbert : On dit qu'avec vous le PS tombe à gauche et que vous avez renoncé au réalisme de Rocard…
H. Emmanuelli : Le PS ne tombe pas, il se retrouve à gauche.
F.-O. Giesbert : Il s'était donc perdu avec Rocard…
H. Emmanuelli : Le PS a besoin, dans l'opposition, de se positionner clairement, une position antagoniste, avec l'évolution et la politique actuelles du gouvernement. Il ne s'est pas perdu avec Rocard. Simplement, vous me dites « tombé », je vous dis « retrouvé ».
F.-O. Giesbert : La stratégie « à gauche toute ! » vous êtes bien sûr que c'est la meilleure façon de gagner des voix dans une France qui vire à droite ?
H. Emmanuelli : J'ai dit à gauche, je n'ai pas dit toute. C'est vous et les commentateurs qui dites toute. Mais à gauche ça me suffira.
F.-O. Giesbert : Quelles sont les surprises de votre nouvelle direction ?
H. Emmanuelli : Pour l'instant je consulte et je vais voir quelle est la formule que nous adoptons. Mais vous comprendrez bien que je réserve les surprises au bureau exécutif de demain après-midi.
F.-O. Giesbert : Comptez-vous poursuivre tous les chantiers mis en route par M. Rocard, dont les Assises de la transformation sociale ?
H. Emmanuelli : Il est évident que le PS doit s'efforcer de rassembler à gauche. C'était donc une bonne initiative et on la poursuivra.
F.-O. Giesbert : M. Rocard avait proposé à la gauche une nouvelle alliance avec les communistes, les écologistes, les radicaux de gauche. Vous avez l'intention de la mener à bien cette nouvelle alliance ?
H. Emmanuelli : Je suis rentré au PS il y a 18 ans car il avait une stratégie de rassemblement à gauche, vous pensez bien que ce n'est pas aujourd'hui que je vais changer d'avis.
F.-O. Giesbert : Vous allez donc faire du rocardisme sans Rocard…
H. Emmanuelli : Je ne suis pas d'accord pour appeler cela nouvelle alliance, mais rassemblement de la gauche, oui.
F.-O. Giesbert : Allez-vous tendre la main à Tapie et fait-il partie de la gauche, incarne-t-il les valeurs de la gauche ?
H. Emmanuelli : J'ai remarqué qu'il se présentait comme un candidat de gauche, donc je pense que les gens qui ont voté pour lui ont pensé voter à gauche. Quant à ce qu'il incarne, il lui appartient de le dire.
F.-O. Giesbert : Ça vous plaît ce qu'il incarne ?
H. Emmanuelli : Pas toujours ; il y a des moments où ça me plaît et d'autres où ça ne me plaît pas. Depuis cinq ans, je ne me suis pas privé de le dire.
F.-O. Giesbert : Oui, mais aujourd'hui il a des voix…
H. Emmanuelli : Le fait que je sois en responsabilité ne change pas les avis que j'ai pu donner et n'influeront pas sur ceux que je pourrais donner. J'ai des responsabilités mais s'agissant de jugements de valeur, ceux-là ne sont pas fluctuants en fonction de mes positions.
F.-O. Giesbert : L'échec de Rocard, est-ce que ça n'est pas la sanction de la rigueur et de l'honnêteté à un moment où démagogie et gros mots font recette ?
H. Emmanuelli : Je ne crois pas, je souhaite en tout cas que ce ne soit pas le cas car ce serait grave. Je ne pense pas que l'on puisse parler d'échec de Rocard. Il y a eu une conjoncture et un enchaînement difficiles. M. Rocard dimanche matin a souhaité poser la question de confiance. Du reste, j'étais le seul à lui avoir conseillé de ne pas le faire mercredi dernier au bureau exécutif, mais d'attendre. Il a souhaité agir de cette manière, je l'ai respectée. Dès l'instant où les choses se sont présentées ainsi, ça ne pouvait que se terminer de la manière dont ça s'est terminé.
F.-O. Giesbert : Vous, son successeur, lui tirez un coup de chapeau ce matin ?
H. Emmanuelli : Mais je l'ai fait au Comité directeur et je le refais ici. M. Rocard est un homme que je respecte et qui a toute mon estime.
F.-O. Giesbert : Quelles sont vos priorités ?
H. Emmanuelli : Ma première priorité c'est de faire en sorte que le PS soit dans une position d'opposition, de défense, de ceux qui sont salariés, qui sont menacés, et de ceux qui sont exclus et oubliés. Défense des régimes de protection sociale, du code du travail, défense du niveau de vie, du pouvoir d'achat des salariés, mais je pense aussi à ceux qui n'ont plus le bonheur d'être salariés, aux chômeurs de longue durée, aux exclus, bref, tous ceux que cette société inégalitaire laisse sur le bord de la route. Donc, première priorité : c'est de leur faire comprendre que nous retournons à leurs côtés pour les défendre. La deuxième priorité, c'est d'aller devant les militants pour leur dire ce qu'est la position du PS et leur dire : est-ce que vous êtes d'accord et sur son orientation politique et sur ses instances de direction. Car moi, je ne souhaite pas être un premier secrétaire élu dans un conseil national, sans que les militants soient consultés le plus rapidement possible.
F.-O. Giesbert : Voyez-vous des atouts pour le PS dans les prochains mois ?
H. Emmanuelli : Je suis persuadé que le PS remontera la pente. Le PS a connu une élection européenne difficile, mais il avait connu des cantonales qui ne l'étaient pas. Il y a des hauts et des bas, nous avions gagné les cantonales, M. Rocard avait sa part à cette victoire. Il ne porte pas l'entière responsabilité de la défaite aux européennes, c'est clair à mes yeux. Je pense donc que le PS peut remonter, à condition de défendre ceux qui sont son électorat naturel, puisque le mot est à la mode et qui ont eu le sentiment parfois, qu'il n'était plus leur défenseur. Donc défense de la gauche et élaboration d'un projet qui puisse offrir une alternative à la société inégalitaire que nous fabrique M. Balladur.
F.-O. Giesbert : Vous ne suggérez pas un certain repli sur soi, socialo-socialiste ?
H. Emmanuelli : Pas du tout ! Pourquoi aurais-je la tentation de replier le PS sur lui-même ! Je suis rentré dans un PS qui était encore plus bas que ce qu'il est aujourd'hui dans les années 75 et nous l'avons, ce PS, amené au pouvoir avec d'autres. J'y ai pris ma part modestement comme militant, j'espère aujourd'hui que nous pouvons refaire la même chose, simplement mes responsabilités ont changé de nature.
F.-O. Giesbert : Il faut peut-être rappeler F. Mitterrand ? F. Mitterrand est un homme qui a eu une stratégie et qui a mené la gauche au pouvoir. S'il faut lui ressembler sur ce plan-là, je suis candidat.
F.-O. Giesbert : C'est ce que vous allez essayer de faire ?
H. Emmanuelli : Je serai plus modeste pour l'instant.
F.-O. Giesbert : Pensez-vous que J. Delors est incontournable ?
H. Emmanuelli : Je pense que le PS désignera son candidat le plus tard possible, que c'est son intérêt, celui du ou des candidats quels qu'ils soient.
F.-O. Giesbert : C'est la langue de bois…
H. Emmanuelli : Pas du tout. Je vois que la droite produit un candidat tous les jours, je ne voudrais pas freiner la productivité de la droite en matière de candidats, je ne veux pas occuper son champ.
F.-O. Giesbert : Qui est le plus dangereux à droite, pour vous ?
H. Emmanuelli : Entre qui et qui ?
F.-O. Giesbert : Pour vous ?
H. Emmanuelli : Dans l'ordre, J.-M. Le Pen, ensuite P. De Villiers et quant aux problèmes de la famille RPR, je ne suis pas habilité à régler leurs problèmes de famille.
F.-O. Giesbert : Rêvons : si vous étiez un homme de droite, vous seriez pour Chirac ou pour Balladur ?
H. Emmanuelli : Pour aucun des deux. Je me dirais que maintenant qu'il y a un nouveau secrétaire au PS, c'est là-bas que je veux aller.
F.-O. Giesbert : Vous avez vu l'initiative de J. Chirac ?
H. Emmanuelli : Il y a dans ce qu'il dit des choses justes, mais certaines m'étonnent, notamment quand il dénonce la techno-structure, je pense qu'il veut faire oublier qu'il est un technocrate. Et quand je regarde les instances dirigeantes du RPR, je me dis qu'en matière de technostructure, ils sont quand même bien pourvus : MM. Toubon, Chirac, Balladur.
F.-O. Giesbert : Le PS aussi, des énarques il y en a…
H. Emmanuelli : Le PS en a une proportion assez forte.
F.-O. Giesbert : Ça vaut largement le RPR…
H. Emmanuelli : Je ne sais pas si l'expression « ça vaut » est adaptée mais en ce qui concerne les pourcentages vous avez raison.
F.-O. Giesbert : J. Chirac dénonce aussi la « sondomania », le culte des sondages.
H. Emmanuelli : Il a raison, ça devient hallucinant ! Mais je me dis que de temps en temps, ça contribue au PIB.