Texte intégral
LE NOUVEL OBSERVATEUR : 17 SEPTEMBRE 1998
Les Européens ont pu apprécier les bienfaits d'un cadre économique destiné à corriger les déséquilibres. Il est urgent d'étendre une telle coopération à l'ensemble du monde.
Dans ses difficultés, Bill Clinton n'a pas perdu ses intuitions d'homme d'Etat. En appelant à une « réunion urgente » des ministres des Finances des pays les plus industrialisés, il met le doigt sur les carences du système mondial. La semaine d'avant, Lionel Jospin l'avait d'ailleurs précédé en plaidant pour une nouvelle synthèse entre le marché et la régulation. Le Premier ministre a justement dénoncé les effets de mode et la myopie qui dominent aujourd'hui le cours des affaires économiques et financières. Pourtant, les avertissements n'avaient pas manqué depuis la crise boursière de 1987 jusqu'aux effondrements de l'Asie du Sud-Est et de la Russie, en passant par maints épisodes latino-américains.
Son diagnostic, précis et mesuré, vaut aussi bien pour le niveau national que pour l'Union européenne ou l'échelon mondial. Réfléchissant sur ce dernier, j'avais été conduit à proposer, il y a trois ans déjà, la création d'un Conseil de Sécurité économique. Le moment est sans doute venu d'en rappeler les raisons et d'en préciser les modalités.
Disons-le d'emblée : il ne s'agit pas d'une solution miracle dont l'application permettrait de résoudre du jour au lendemain tous les problèmes que pose l'instabilité chronique entretenue aussi bien par les erreurs des gouvernements que par les fièvres spéculatives qui se transmettent d'un bout à l'autre du globe. Non, il s'agit seulement, en retrouvant l'esprit qui a dominé les années d'après-guerre et la préparation des accords de Bretton Woods, de redonner ses lettres de noblesse à la coopération comme complément indispensable à la compétition et au jeu du marché.
Qui, au surplus, pourrait contester que l'insécurité économique nourrit les facteurs de tension et les risques de conflit dans le monde ? Le choix du concept – Conseil de Sécurité économique – ne s'explique pas autrement. Inutile donc d'encombrer les débats avec les fantasmes entretenus par beaucoup à propos du Conseil de sécurité politique des Nations Unies et de sa composition.
Le premier objectif est d'associer toutes les parties du monde à cet exercice de surveillance globale des économies, des finances et des monnaies. Reprendre là où le G7 (1) (devenu G8 avec la Russie) s'est arrêté, devant l'impuissance des grandes nations industrielles à venir au secours des économies sinistrées ou à faire respecter un minimum de règles du jeu. Car, associer signifie plus profondément responsabiliser. Aux côtés des membres du G8 figureraient donc la Chine, l'Inde, ainsi que les groupements économiques représentant l'Afrique, l'Amérique latine, le Moyen-Orient, l'Asie du Sud-Est et les pays du Pacifique. Bien entendu, les responsables des grandes organisations internationales (FMI, Banque mondiale, Organisation mondiale du Commerce, Bureau international du Travail... ) y seraient conviés. Ils pourraient ainsi adapter leurs politiques en fonction des conclusions tirées de cette concertation au sommet.
Le second objectif apparaîtra bien modeste : échanger en temps utile informations et analyses. Or ce n'est pas rien, si l'on veut bien admettre qu'un tel exercice, appliqué par les pays asiatiques, leur aurait sans doute évité bien des déboires. Tels sont les enseignements positifs que l'on peut tirer de l'expérience européenne de ces vingt dernières années.
A partir de là, les Européens ont pu apprécier les bienfaits d'un cadre économique commun et des politiques d'accompagnement destinées à corriger les déséquilibres. De même, les participants au Conseil de Sécurité économique – animé par le Secrétariat général des Nations unies – en viendraient à édicter des règles du jeu applicables à tous, avant même de s'attaquer aux problèmes les plus difficiles, comme ceux liés à la mobilité excessive des capitaux, aux obstacles les plus tenaces au développement ou encore aux ravages de notre environnement Prenons un exemple très simple : si toutes les banques du monde avaient appliqué les règles de prudence que respectent les banques nord-américaines et européennes, les conséquences de la crise asiatique auraient été nettement moins graves.
La nouvelle instance pourra d'ailleurs s'appuyer sur l'existence concrète ou potentielle des grands ensembles régionaux, comme l'Union européenne, le Mercosur en Amérique du Sud, le Nafta (Etats-Unis, Canada, Mexique) et, demain, l'Asean qui, après la débâcle qui affecte ses membres, entend se doter d'institutions destinées à encourager la concertation et la coopération entre pays du Sud-Est asiatique. Les Européens, très fiers de leur avance en ce domaine, notamment grâce à l'existence de l'Union économique et monétaire, devraient être les promoteurs de cette initiative, au lieu de se satisfaire de ce bouclier nommé euro. Leurs responsabilités sont grandes dans ce contexte marqué par les crises financières et par l'affaiblissement du leadership américain. L'interdépendance est là, avec ses promesses qu'il faut encore réaliser, mais aussi ses risques de contagion pour le pire.
A l'Union européenne de donner l'exemple, de rappeler les mérites de la coopération qui lui a réussi et d'en suggérer les recettes adaptées à l'échelle du monde. Et, sans effet d'annonce prématuré, de pratiquer les vertus de la concertation et de l'expérimentation.
(1) Le G7 comprend les Etats-Unis, le Canada, le Japon et quatre pays européens, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, l'Italie, ainsi que la Commission européenne.
LE MONDE : 6 OCTOBRE 1998
Q - Comment contrôler les mouvements erratiques de capitaux dans le monde ?
– Une des mesures auxquelles tout le monde songe, c'est qu'un contrôle puisse être fait sur l'accumulation des capitaux à court terme, qui viennent un jour, s'en vont six mois après, sans qu'on sache pourquoi. C'est une affaire de contrôle des changes. C'est tout à fait possible pour les capitaux à court terme et dans certaines zones.
Q - La réunion des ministres des finances du G7 vous parait-elle avoir pris la mesure des problèmes ?
– Le G7, pour une fois, a mis davantage l'accent sur la croissance, ce qui n'était pas son mode de pensée. Ils ont compris que si les Etats-Unis et l'Europe, qui font à eux seuls 40 % de la production mondiale, ne maintenaient pas une croissance assez forte, il serait difficile pour les autres pays de se rétablir.
– Ensuite, ils vont proposer que les ressources du Fonds monétaire international soient augmentées. C'est un appel au Congrès américain, notamment. Et lis vont créer un fonds spécial pour venir en aide, non pas aux pays qui ont fait des bêtises, mais à ceux qui' souffrent, actuellement, de l'effet de domino, comme le Brésil.
Q - Est-ce qu'on n'est pas bloqués par la situation politique américaine ?
– Nous savons que la puissance impériale – les Etats-Unis –, à elle seule, ne peut apporter des régulations qui sont nécessaires dans une économie mondiale de marché. L'Union européenne doit prendre ses responsabilités et non pas jouer les suivistes vis-à-vis des Etats-Unis.
Q – Qu'est-ce que l'Union européenne pourrait faire, aujourd'hui, qui permette d'aller dans le sens de cette situation ?
– Si un fonds d'urgence ne peut pas être créé avec l'accord des Etats-Unis ou du Congrès américain, eh bien !, les Européens ont la capacité de le faire. Ils n'ont qu'à prélever, dans leurs réserves en or, la partie qui n'est pas destinée à la Banque centrale européenne et ils trouveront les moyens de créer ce fonds. Pour une fois, l'Europe sera en avance !
Q – Et le conseil de sécurité économique proposé par la France à ses partenaires européens ?
– Il a deux avantages. Premièrement, il comporte des représentants de tous les continents. Il responsabilise donc les Africains, les Américains du Sud, les Asiatiques et les autres. Deuxièmement, il n'a pas de solutions-miracles, mais il est pragmatique. Il travaille avec toutes les organisations internationales – le Fonds monétaire, la Banque mondiale, l'Organisation mondiale de commerce, le Bureau international du travail – et, par conséquent, peu à peu, il essaye de mettre en place des instruments de régulation.
Q – Les capitaux, pendant ce temps, continuent à se balader…
– Il arrivera un moment où la sanction pour les spéculateurs sera telle que cela va se retourner. Rappelez-vous : en octobre 1987, il y a eu un krach et l'on s'en est sorti par le fait que les banques centrales ont été laxistes et ont déversé de la monnaie, ce qui a permis à tout le monde d'éponger ses déficits. Or, l'autre jour, l'ancien secrétaire américain au trésor, Georges Schultz, entendu par le Congrès, a dit : « Je suis contre le fait que l'on fasse de même aujourd'hui, parce que, dans le fond, les spéculateurs n'ont plus rien à perdre. La morale est bafouée, puisqu'on vient au secours de tout le monde. »
Q – Si l'on ne remet pas de liquidités, et pour reprendre la comparaison que vous faisiez à l'instant, ne sera-t-on pas plus près de 1929 que de 1987 ?
– Non, parce que je pense qu'il ne s'agit pas d'un problème général de liquidités. Il s'agit de problèmes sélectifs. L'Amérique latine et, notamment, le Brésil, il faut leur venir en aide. Pour le Japon, il s'agit de remettre de l'ordre dans le système bancaire. Il faut des solutions ponctuelles, et non pas faire marcher la planche à billets ou à monnaie pour tout le monde. Si l'on ajoute ces quelques mesures ponctuelles, on peut arriver à bloquer la crise.
– Il ne faut surtout pas tomber dans un pessimisme trop noir car, même dans l'hypothèse la pire qui ait été évoquée jusqu'à présent, la production mondiale augmenterait quand même de 1,5 % en 1999 !
Q – Treize gouvernements européens sur quinze sont dirigés par la social-démocratie ou comptent des socialistes dans leurs rangs. Cela va-t-il permettre une réponse plus homogène ?
– Pour l'instant, c'est une rose « plurielle »... Par conséquent, il faut qu'ils s'affrontent et qu'ils voient s'ils sont d'accord. Mais moi, ce que je peux dire, d'un point de vue historique, c'est que tous les sociaux-démocrates européens sont au pied du mur. Si, dans les cinq ans qui viennent, ils n'ont pas démontré d'une part, que l'Europe peut être puissante et généreuse et, d'autre part, que cela se traduit par un recul net du chômage, alors, la sanction sera terrible pour eux. Donc, ils ont intérêt à se parler franchement, à se dire leurs différences et à essayer de les surmonter.
Q – Connaissez-vous Gerhard Schröder ? Le voyez-vous plus proche de Lionel Jospin ou plus proche de Tony Blair ?
– C'est au pied du mur que l'on jugera le maçon... Ce que j'ai entendu pendant la campagne électorale allemande ne me permet pas de vous répondre objectivement. C'est un homme solide, qui a la taille pour faire un chef de gouvernement. Quel sera son programme ? Je n'en sais rien pour l'instant.
– Une nouvelle génération arrive en Allemagne, qui n'a pas le complexe du confessionnal. Les Allemands en ont assez qu'on leur rappelle leur passé et qu'au nom de ce passé, on exige d'eux des concessions. Ce temps-là est terminé. Il faut que les Français, comme les autres partenaires de l'Allemagne, en soient convaincus.