Texte intégral
Le Figaro : Puisque nous sommes maintenant en 1995, pouvez-vous nous dire officiellement que vous vous apprêter à soutenir la candidature d'Édouard Balladur à l'élection présidentielle ?
Nicolas Sarkozy : S'il est candidat, ou, je soutiendrai alors Édouard Balladur parce que j'ai la conviction qu'il est le mieux à même de rassembler nos compatriotes bien au-delà des frontières partisanes et qu'ainsi il pourra poursuivre la politique de réformes indispensables à la France.
Le Figaro : Mais doutez-vous encore qu'Édouard Balladur soit candidat à la présidentielle ?
Nicolas Sarkozy : La réponse lui appartient, à lui et à lui seul.
Le Figaro : Depuis longtemps déjà, tous vos actes et vos déclarations prouvent que vous préféreriez que le prochain président de la République soit Édouard Balladur plutôt que Jacques Chirac. Qu'est-ce qui motive votre choix ?
Nicolas Sarkozy : Suffisamment milité pour l'union de la majorité. J'ai suffisamment regretté les attaques contre Édouard Balladur de certains hommes d'appareil pour pouvoir m'abstenir de propos inutilement blessants à l'égard de qui que ce soit. D'autant plus qu'il faudra bien que nous nous retrouvions pour assurer la victoire de nos idées au second tour de la présidentielle. Mon choix pour Édouard Balladur n'est donc pas motivé par je ne sais quel sentiment réservé à l'égard d'autres candidats, mais par l'analyse de la situation politique. Depuis deux années, dans des conditions spécialement difficiles tant sur le plan économique que sur le plan politique ou social, Édouard Balladur a su remettre la France en marche. Face à la crise économique, face aux affaires, face aux négociations internationales, comme celles du Gatt, il a toujours su trouver les voies et les moyens pour guider notre pays. Jamais il n'a cédé à la tentation de la division. Parce que nos compatriotes lui font confiance de poursuivre sur la voie des réformes. Il est le seul à pouvoir le faire. Le capital de confiance personnel dont il bénéficie est un atout formidable pour la majorité dans son ensemble. Dire cela est une évidence. Seuls peuvent le contester ceux qui placent les intérêts partisans au cœur de leurs réflexions !
Le Figaro : De l'aveu même du chef du gouvernement, la France doit se réformer en profondeur si elle veut garder son rang. Comment expliquer que le président de la République Édouard Balladur serait le mieux placé pour faire ce que le premier ministre Édouard Balladur n'a pas fait ?
Nicolas Sarkozy : La rédaction du Figaro serait-elle devenue à ce point révolutionnaire qu'elle puisse considérer que le gouvernement d'Édouard Balladur n'a pas conduit la plus formidable œuvre réformatrice de ces vingt dernières années ? La réforme des retraites, Michel Rocard prétendait que la mettre en œuvre c'était prendre le risque de faire chuter quatre ou cinq gouvernements successivement. Pourtant, cela a été fait. La réforme du Code de la nationalité, dont nos électeurs avaient justement regretté qu'elle n'ait pu être achevée entre 1986 et 1988, a été, elle aussi, menée à son terme sans heurts, sans divisions, mais avec beaucoup de fermeté. Quant à l'indépendance de la justice, qui faisait l'objet de tant de discours enflammés, Édouard Balladur en a peu parlé, mais il l'a mise en œuvre. Désormais, les instructions du parquet ne peuvent être données que par écrit et sont versées au dossier. La Haute Cour, qui n'avait jamais été réunie, a été remplacée par la Cour de justice de la République, qui a déjà été saisie de plusieurs affaires. Désormais, il n'y a plus une justice à deux vitesses. Qui pourrait s'en plaindre ? Je pourrais citer encore bien des exemples portant sur la maîtrise médicalisée des dépenses d'assurance maladie, sur la loi sur l'aménagement du territoire, sur la loi de programmation militaire…
Le Figaro : Vous assurez qu'il n'y a pas de justice à deux vitesses. Le ministre du Budget que vous êtes n'a-t-il jamais fait pression sur l'administration fiscale, afin de freiner ou d'engager une procédure ?
Nicolas Sarkozy : Ma réponse est claire : Jamais ! Jamais il n'y a eu ralentissement. Tant que je serai ministre du Budget, il en sera ainsi.
Le Figaro : Concernant l'augmentation des déficits publics, que répondez-vous aux critiques émises notamment par le gouverneur de la Banque de France, Jean-Claude Trichet ?
Nicolas Sarkozy : Je vois mal comment on pourrait nous reprocher la moindre augmentation des déficits publics. Deux chiffres suffisent à montrer le ridicule d'une telle affirmation. À notre arrivée, en avril 1993, le déficit du budget de l'État était de 343 milliards de francs, il est aujourd'hui de 275 milliards de francs, soit 68 milliards de francs de moins en deux ans. Jamais une telle action de redressement n'a été conduite. Quant à la Sécurité sociale, son déficit était de 110 milliards de francs, il a été diminué de moitié sur la même période. Le tout ayant été conduit alors que la France connaissait la plus grande récession économique depuis 1945. Cette réalité, Jean-Claude Trichet la connaît mieux qu'un autre. C'est pourquoi il a soutenu la politique de maîtrise des déficits que nous avons mise en œuvre. En souhaitant que nous allions encore plus vite, il est dans son rôle de gouverneur de la Banque de France. Le gouvernement, lui, est dans son rôle en définissant une politique économique équilibrée, qui permet que le remède ne soit pas plus dur que le mal. Réduire le déficit out en soutenant la croissance, c'était la quadrature du cercle. Cela demandait de la mesure et du pragmatisme. C'est ce que nous avons fait. Croyez-moi, cela ne fut pas facile !
Le Figaro : Les recettes des privatisations devaient servir – c'était le programme du gouvernement – à réduire les déficits publics et le poids de la dette. Pourquoi cela n'a-t-il pas été le cas ?
Nicolas Sarkozy : La moitié des recettes de privatisation a servi au désendettement et aux dotations en capital pour les entreprises publiques. L'autre moitié nous a permis de mobiliser toutes les marges de manœuvre pour lutter contre le chômage et financer un certain nombre de mécanismes exceptionnels. Là encore, qui peut sérieusement nous le rapprocher ? Je vous rappelle qu'au printemps de 1993, après dix années de socialisme, la France comptait quarante mille chômeurs de plus par mois. Il fallait à tout prix casser cette spirale du chômage et de l'exclusion. C'est ce que nous fait. En 1994, l'économie française aura créé, en solde net, près de deux cent mille emplois supplémentaires. Quant au chômage, il se trouve quasi stabilisé. Pouvait-on faire encore mieux ? Nous l'aurions aimé, mais chacun sait bien que la lutte contre le chômage est une œuvre de longue haleine et qu'il n'y a pas de solution miracle.
Q.: Quand vous êtes arrivés au pouvoir, l'assurance maladie était dans le rouge. Vous avez comblé ce trou, notamment par une hausse de la CSG. Et puis, le déficit s'est à nouveau creusé. N'est-ce point la preuve qu'aucune réforme structurelle, aucune réforme de fond, n'a été conduite dans ce domaine ?
Nicolas Sarkozy : Là encore, il s'agit d'une œuvre de longue haleine, mais, y compris sur le dossier si difficile de l'assurance maladie, les résultats sont spectaculaires. À qualité de soins constante, c'est 25 milliards d'économie qui ont été réalisés. Grâce à l'action engagée par Simone Veil et Philippe Douste-Blazy, les dépenses de médicaments ont été maîtrisées. Il en a de même pour la médecine ambulatoire. Reste, il est vrai, le problème de l'hôpital. La réforme est en cours, mais il faut à chaque fois convaincre de la nécessité de fermer tel ou tel établissement hospitalier. On n'impose pas une réforme à coups d'oukazes ou de discours flamboyants. Là encore, il faut du temps et de la ténacité. Je ne crois pas au grand soir social, surtout dans un pays qui compte tant d'exclus. Je crois profondément à la réforme progressive et non à la rupture. C'est cette méthode qui a permis d'obtenir des résultats qu'aucun gouvernement n'avait connus auparavant.
Le Figaro : À la veille de l'alternance de mars 1993, tous les responsables du RPR et de l'UDF, à l'exception de Philippe Séguin, repoussaient l'hypothèse d'une augmentation de la CSG. On sait ce qu'il est advenu. L'honnêteté intellectuelle ne vous conduirait-elle pas, à l'instar de Raymond Barre, à prévenir les Français d'une nouvelle hausse de la CSG après la présidentielle ?
Nicolas Sarkozy : Je suis très réservé sur une nouvelle hausse de la CSG, comme d'ailleurs sur celle de la TVA. La France ne peut se payer le luxe d'une hausse infinie de ses prélèvements obligatoires. La solution est double ! D'abord et avant tout la maîtrise continue des dépenses, ensuite l'augmentation des recettes par la création d'emplois, conséquences du retour de la croissance. Si cela ne suffisait pas, il faudrait alors se résoudre non à l'augmentation des taux, mais à l'élargissement de l'assiette de la CSG.
Le Figaro : Vous aviez, l'année dernière, promis une baisse des impôts pour cette année. Comment expliquez-vous aux Français, qui ne peuvent être abusés sur ce dossier, que vous n'avez pas tenu vos engagements ?
Nicolas Sarkozy : C'est faux : en 1994, les Français ont eu 19 milliards de francs d'allégement de leurs impôts sur le revenu. Cela représente 6 % du total des recettes annuelles de l'impôt sur le revenu. Là encore, qui peut dire mieux ? Pour 1995, nous avons fait le choix de privilégier à toutes forces l'emploi. Il y aura donc réduction d'impôt sur le revenu, jusqu'à 45 000 francs par an, ce qui est considérable, mais à la seule condition que la famille qui bénéficie de ces allégements fiscaux crée un emploi familial. C'était la façon la plus efficace de concilier les nécessaires allégements d'impôts avec la lutte contre le chômage.
Le Figaro : Les premiers signes d'une inversion de la courbe du chômage sont arrivés plus tard que le Premier ministre ne les avait espérés. N'est-ce pas la preuve que le gouvernement a uniquement misé sur un retour de la croissance pour faire redémarrer l'emploi ?
Nicolas Sarkozy : Bien sûr que nous continuons à miser sur la croissance. C'est une condition absolument nécessaire de l'amélioration de la situation de l'emploi. Sans la croissance, rien n'est possible. Contester cette réalité est un non-sens absolu. Est-ce pour autant suffisant ? Non, bien entendu. C'est pourquoi nous avons engagé parallèlement une double action : l'allégement des charges sur les bas salaires – 17,5 milliards de francs sont consacrés à cet objectif dans le budget pour 1995 – et la progression du nombre des contrats d'apprentissage et de qualification, augmentant de 50 % en deux ans et représentant la véritable filière d'insertion pour les jeunes.
C'est une action qui a permis, pour la première fois depuis cinq ans, une diminution du chômage des jeunes. Comme vous le voyez, il y a les discours et il y a les faits. Si on veut bien les regarder pour ce qu'ils sont on voit alors tout le chemin qui a été parcouru.
Le Figaro : Pendant deux ans, le Premier ministre n'a jamais pris le risque d'avoir raison avant l'opinion. Comment ne pas en déduire que son action visait surtout à ne pas compromettre ses chances de devenir président de la République ?
Nicolas Sarkozy : Pensez-vous que l'on a forcément raison quand l'opinion publique est contre vous ? Croyez-vous que, dans la négociation du Gatt, le Premier ministre n'a pas dû user de toute sa force de conviction pour convaincre les agriculteurs français du risque que représentait pour eux toute dérive protectionniste. Lors du conflit social à Air France, fallait-il à tout prix faire passer le premier plan de redressement au risque d'avoir des affrontements physiques qui auraient eu de graves conséquences, ou fallait-il, comme l'a fait Édouard Balladur, prendre le temps de convaincre ? Aujourd'hui, Air France peut de nouveau croire en son avenir. Aurait-ce été toujours le cas après plusieurs mois de grèves ? Notre conviction est simple : on ne peut réformer la France en ayant les Français contre soi. Ce n'est jamais prendre du retard que de prendre le temps de convaincre. Dans le cas contraire, la réforme reste à l'état de discours. Il y a déjà eu tant et tant d'exemples dans le passé…
Le Figaro : Longtemps vous avez expliqué qu'Édouard Balladur avait le devoir de se présenter à l'élection présidentielle parce qu'il était le mieux placé à droite pour battre Jacques Delors. Ce dernier ayant renoncé, comment maintenant justifier, comment légitimer, la candidature d'Édouard Balladur ?
Nicolas Sarkozy : Je ne trouve pas qu'il soit très difficile d'expliquer que celui qui, dans la majorité, bénéficié du plus grand crédit dans l'opinion doit poursuivre l'action qu'il a engagée depuis deux ans. J'ajoute que la majorité aurait grand tort de considérer que le retrait de Jacques Delors peut lui autoriser toutes les facilités et toutes les divisions. Enfin, il n'y a pas que la campagne présidentielle. L'action du gouvernement sera alors directement fonction de la capacité de celui qui aura été élu à rassembler le plus largement possible. La présidentielle n'est pas l'affaire des partis. C'est une question de rassemblement, et, en la matière, mieux placé et de loin, c'est Édouard Balladur. Je comprends que l'on fasse une autre analyse, qu'il faille absolument un candidat du RPR, un de l'UDF, et du CNI… mais cette analyse n'est en aucun cas la mienne, et, pour tout dire, je la trouve bien éloignée de l'esprit de la Ve République, et plus encore de ce qu'a toujours voulu le général de Gaulle !
Le Figaro : La différence entre Édouard Balladur et Jacques Chirac apparaît plus être une différence de style, de méthode, que d'analyses et de programmes. L'opinion pouvant à tout moment rejeter ce qui la séduisait la veille, cette différence n'est-elle pas trop tenue pour fonder une stratégie présidentielle ?
Nicolas Sarkozy : Pourquoi donc toujours chercher à opposer et diviser ? On peut soutenir Édouard Balladur sans pour autant critiquer Jacques Chirac. Je suis le premier à être convaincu que ce qui nous rassemble est bien plus important que ce qui nous divise. Mais la présidentielle se jouera aussi sur la confiance personnelle que sauront ou non inspirer les différents candidats. La politique n'est pas qu'une affaire de programme – heureusement d'ailleurs -, elle a aussi une dimension humaine. Je vous rappelle la très belle phrase du général de Gaulle : « La seule querelle qui vaille c'est celle de l'homme. » Cela vaut aussi pour le prochain président de la République.
Le Figaro : Édouard Balladur, rappellent souvent les chiraquiens, est devenu député, puis premier ministre, parce que le président du RPR l'avait souhaité. Ne craignez-vous pas – c'est l'espoir des proches du maire de Paris – que le premier ministre ne sache pas mener une campagne et qu'il ne s'effondre dans un exercice pour lequel il a une bien moins grande expérience que Jacques Chirac ?
Nicolas Sarkozy : Il, me semble que, lors de circonstances récentes, le Premier ministre a monté clairement qu'il savait faire preuve d'autorité, d'esprit de décision et d'un véritable courage politique. Croyez-moi, les faits parlent d'eux-mêmes…
Le Figaro : Édouard Balladur profité du duel Giscard-Chirac. Ne craignez-vous pas que Raymond Barre ne puisse maintenant profiter du face-à-face Balladur-Chirac ?
Nicolas Sarkozy : Raymond Barre est un homme de convictions pour qui j'ai le plus grand respect. J'en ai d'ailleurs trop pour me permettre de le faire parler.
Le Figaro : Que répondez-vous aux proches du maire de Paris qui, séduits par une analyse d'Emmanuel Todd, assurent que la compétition entre Édouard Balladur et Jacques Chirac se résumera à un affrontement entre la France bourgeoise et la France populaire, entre le candidat des élites et celui du peuple ?
Nicolas Sarkozy : J'espère que M. Todd ne m'en voudra pas, mais je me suis toujours gardé des analyses intellectuelles sur l'état de notre société. Des élites, il en a toujours fallu, dans tous les milieux et à toutes les époques. C'est, d'ailleurs, un formidable apport de la République que d'avoir permis que les nôtres puissent émerger des classes les plus populaires. Opposer systématiquement les uns aux autres est une démarche dans laquelle je ne me reconnais pas. Mais, n'étant pas énarque moi-même, j'ai sans doute moins à prouver ou à me faire pardonner !
Le Figaro : Si les formations composant l'UDF se rallient à la candidature d'Édouard Balladur, ce dernier ne risque-t-il pas de devenir le candidat du centre face à Jacques Chirac, qui sera celui des gaullistes ?
Nicolas Sarkozy : Si Édouard Balladur est candidat du rassemblement et de la réforme. Il n'inscrira pas son action et son projet dans un cadre partisan. C'est justement ce qui fait que sa différence est encore écoutée par nos compatriotes après deux années d'exercice du pouvoir !
Le Figaro : Mais voyez-vous une seule raison qui pourrait faire, perdre la présidentielle à Édouard Balladur.
Nicolas Sarkozy : Il reste quatre mois, rien n'est jamais gagné, et jusqu'au dernier moment il faut savoir rester humble et mériter la confiance des Français. Rien n'est pire que de se considérer élu avant que l'élection n'ait eu lieu.
C'est un comportement qui, dans le passé, a coûté cher aux idées que nous défendons.